M. Edwards, Le jeu du latin dans la poésie anglaise

Christian Monjou, notre collègue angliciste, avant de donner la parole au Professeur Edwards, a, en quelques mots, particulièrement bien introduit aux enjeux de cette conférence, en rappelant l’importance du chapitre de l’essai, Le génie de la poésie anglaise, intitulé La poésie “latine ”, qu’il invite à lire en dialogue avec celui consacré à la poésie germanique, attirant aussi l’attention sur le commentaire des deux versions de la traduction du début de L’Énéide, celle de Gavin Douglas et celle de Dryden. Nous retranscrivons ici le texte de cette conférence.

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Je vais parler du jeu du latin dans la poésie anglaise, et je vais suggérer que ce jeu, comme le jeu du germanique, ne relève pas seulement de l’histoire littéraire, mais nous conduit au cœur de la poésie anglaise et nous permet surtout de réfléchir à l’être même de toute poésie. Mais j’anticipe, et l’histoire littéraire a son importance : il y a des choses à comprendre, des faits à noter, avant de saisir pourquoi le latin, ou plutôt le fonds franco-latin à l’intérieur de l’anglais, et le germanique ont une importance si capitale, et comment ils peuvent éclairer la poétique. Ce n’est pas le latin en tant que tel qui devrait ici nous retenir, ni même l’influence de la poésie latine sur la poésie anglaise, bien qu’il soit intéressant de remarquer la multiplicité de grandes traductions en anglais de poèmes latins : elles ont toutes une raison historique, en dehors du génie du poète traducteur. Dryden, lorsqu’il publie en 1697 une traduction de L’Énéide, dote l’Angleterre d’une épopée écrite selon les “ règles ” –– les guillemets s’imposent : il existait déjà La reine des fées de Spencer. Et Virgile devient le moyen, en même temps, d’orienter la poésie anglaise vers une sorte de classicisme, à une époque –curieusement l’époque qui suivait l’époque exubérante et créatrice de Shakespeare et de ses contemporains –, une époque où l’on comprenait mal cette exubérance. Bien avant, en 1567, Golding traduit Les Métamorphoses d’Ovide ; sans doute ce poème le requerrait, et il avait envie de le traduire, mais je me dis aussi qu’il a choisi à ce moment-là ce poème parce que l’Angleterre était en pleine mutation, à cause de la Renaissance qui est arrivée tard chez nous, mais surtout à cause de la Réforme : Les Métamorphoses chantent constamment des métamorphoses, mais arrivent en même temps à tout englober dans une structure pleinement rassurante et cohérente, celle de Pythagore, au XVe livre, et c’est une œuvre qui ouvre constamment sur le possible, et justement le possible – trois ans après la naissance de Shakespeare – commençait à s’ouvrir devant les écrivains anglais.

Autre exemple : Johnson, au XVIIIe siècle, quand il imite Juvénal, le voit évidemment comme l’allié nécessaire, plutôt qu’Horace, pour un poète anglais qui désire écrire des satires contre une Angleterre puissante, très civilisée, et en même temps décadente ; etc., etc., jusqu’à Ted Hughes, en 1968, qui traduit l’Œdipe de Sénèque ; il y a des raisons historiques à ne pas choisir l’Œdipe de Sophocle, mais une raison plus profonde : l’Œdipe de Sénèque était monté à Londres, dans une mise en scène de Peter Brook, en mars 1968 – date intéressante ; Brook et Ted Hughes voulaient une version primitive, ‘non civilisée’ de la fable d’Œdipe ; ils voulaient créer une expérience théâtrale qui relève du mythe et du rite, une pièce de théâtre qui ressemble tant soit peu aux mystères religieux du Moyen Age. (Nous sommes en mars 1968…).

C’est sans doute une évidence, mais il faut sans cesse la redire : le monde latin n’appartient pas seulement au monde roman (France, Italie, Espagne, Roumanie …), il ne touche pas l’Angleterre seulement à la tangente : le monde latin est présent à toutes les époques dans la littérature et dans la culture anglaise, et il est autant essentiel d’étudier le latin en Angleterre qu’en France, pour comprendre la littérature anglaise.

La seule différence, par rapport à la France, c’est qu’il y a une autre influence, encore plus importante, derrière la littérature anglaise, c’est bien sûr la Bible, en traduction vernaculaire. Deuxième chose simplement à se dire, en passant, c’est que la poésie latine a été écrite en Angleterre ; il y a même des poèmes bilingues, ce qui est toujours particulièrement émouvant pour un poète. Dès l’époque anglo-saxonne, c’est-à-dire avant l’invasion normande, les Anglo-Saxons de temps en temps se sont rendu compte qu’une autre langue leur appartenait : c’était le latin, le latin de l’Église.

Il y avait beaucoup d’Anglo-Saxons qui écrivaient en latin. Dans un poème du IXe ou Xe siècle, qui s’appelle Le Phénix (basé sur le Poème du phénix de Lactance, mais réinterprété de façon chrétienne), l’auteur qui écrit en vieil anglais – la langue des envahisseurs (les Anglais sont toujours envahis : on se demande où sont les vrais Anglais…), a eu cette idée géniale et émouvante de terminer le poème en bilingue, la première moitié de chaque vers dans sa langue, la seconde moitié de chaque vers en latin… (On trouvera le texte de ces vers bilingues, avec leur commentaire aux pages 37 et 38 de l’essai de Michael Edwards : le chapitre, “ Le pays bilingue ”.)

Au XIIIe siècle, il y a des poèmes encore une fois écrits en anglais, mais un anglais beaucoup plus avancé, presque le moyen anglais, et en latin ; il s’agit assez souvent de poèmes religieux ; par exemple un poème sur la Vierge, qui s’adresse à la Vierge ; je note également que jusqu’au XIIIe siècle on trouve même des poèmes trilingues, écrits en latin, en anglais et en français ; à la fin du XIVe siècle le latin est encore en Angleterre une langue littéraire, ce qui se voit très clairement dans l’œuvre de John Gower, l’ami de Chaucer, qui a écrit, entre autres choses, trois très longs poèmes : Confessio Amantis, écrit, malgré son titre, en anglais, Mirour de l’Omme (Miroir de l’homme), en français, et Vox Clamantis, en latin.

La troisième chose qu’il faut se dire et comprendre concerne la nature de la langue anglaise. Si je peux citer ici mon essai, Le génie de la poésie anglaise (il s’agit du chapitre intitulé “ Les noms du réel ”, p.105) : “ Une langue n’est pas seulement un moyen de s’exprimer et de communiquer, elle est une voix vers nous-mêmes et vers le monde, elle nomme tout ce qui entre dans notre expérience pour en donner la notion et la saveur ; nous la vivons au plus profond de nous-mêmes ; nous sommes, dans une très large mesure, selon la langue dans laquelle nous nous parlons à nous-mêmes ”.

L’anglais est, comme vous le savez, j’espère, une langue hybride, et, – que c’est curieux –, tout à fait hybride ; fabriquée avec la langue germanique des Anglo-Saxons, arrivés chez nous depuis le Ve siècle, et avec le français des Normands, arrivés en 1066. Les deux langues existaient évidemment l’une à côté de l’autre, la langue des occupés et la langue des occupants, jusqu’au moment où elles se sont amalgamées pour créer le moyen anglais de Chaucer, et puis finalement l’anglais moderne. Tous les Anglais sont des bilingues ; nous parlons une langue qui nous oblige constamment à passer entre le germanique et le latin – le roman –, entre le Nord et le Sud, entre deux façons tout à fait différentes de voir le monde : c’est notre expérience du monde. Et un des résultats de cette langue hybride est que nous parlons une langue au vocabulaire immense ; la plupart du temps, nous disposons, pour dire la chose, d’un mot d’origine germanique, et d’un mot d’origine latine ; et puisque le vocabulaire est double, les Anglais, ou plutôt les anglophones, les poètes anglophones ont un double rapport entre les mots et les choses. Comme je l’ai dit, les assises familières et quotidiennes de l’être, ce que l’on trouve autour de soi et en soi chaque jour s’expriment pour la plupart dans les mots d’origine germanique, alors que la réflexion sur le monde se fait, la plupart du temps, avec des mots d’origine franco-latine. Et j’aime penser que dans un anglais bien construit, bien compris, bien écrit, le latin élève le germanique au niveau de l’esprit, le germanique donne au latin le poids des choses ; le latin nous élève vers les spéculations, le germanique nous ramène les pieds sur terre…

Les mots d’origine germanique qui nous viennent des Anglo-Saxons (mais il y a aussi les mots qui nous viennent des Danois, des Vikings, qui eux aussi ont envahi les îles britanniques entre les IXe et XIe siècles, et ont laissé beaucoup de mots tout à fait communs dans le vocabulaire actuel, comme sky, le ciel), les mots germaniques, donc, nomment les parties du corps, de la tête (head) aux pieds (feet) ; les membres de la famille, la mère (mother), le père (father) ; les activités essentielles, manger (eat), boire (drink), dormir (sleep) ; la maison (house) avec son toit (roof), ses murs (walls), ses pièces (rooms) ; le monde ambiant, les champs (fields) et les collines (hills) ; et l’univers avec la terre (earth, land), et la mer (sea). Une conversation en anglais se déroule naturellement pour la plupart avec des mots germaniques, parce que ces mots nous donnent le monde ; et les phrases coulent de toute façon, même si nous cherchons, par érudition, ou fantaisie, ou préciosité, un vocabulaire particulièrement latin, sur des particules – prépositions, conjonctions – et d’autres monosyllabes essentiels – articles, pronoms, auxiliaires – qui sont tous d’origine germanique ; c’est pour cela que dans la poésie anglaise, et dans la littérature anglaise, les mots germaniques paraissent, je souligne ‘paraissent’, plus réels que les mots latins ; je ne parle pas des langues germaniques par rapport aux langues latines : il est évident que pour celui dont le latin est la langue maternelle, pour les Romains, le latin parle de tout, aussi bien du concret que de l’abstrait ou du religieux. Mais pour un Anglais, les mots germaniques paraissent plus réels que les mots latins. Je pense, par exemple, que si 89 avait eu lieu en Angleterre, les Anglais se seraient battu jusqu’à la mort, non pour liberty et fraternity, mais pour freedom et brotherhood. Je me souviens d’une réponse qu’avait faite Mrs Thatcher, aux Communes, quand l’opposition lui avait dit “ Vous n’êtes qu’une bourgeoise, vous faites une politique pour les bourgeois ” : “ je croyais que les bourgeois habitaient en France. ”…Et si les mots germaniques nous paraissent plus réels que les mots latins, c’est aussi parce qu’ils ont une qualité émotive plus forte : gladden nous paraît plus joyeux que rejoice (réjouir). Et si nous voulons nous enflammer de l’unité du tout, ou de l’unité du mouvement, de l’être, d’un poème, nous avons évidemment unity, mais ce qui est passionnant, nous avons aussi oneness. Alors que les mots d’origine latine nous permettent de passer dans le domaine de l’esprit – il suffit de les écouter : charity, reason, revelation –, si nous pensons au monde quotidien, à ce que nous faisons tous les jours, plaisir ou déplaisir, nous avons daily : ce qui arrive jour après jour, day after day… Mais si nous voulons réfléchir à ce qu’est le quotidien, nous parlons de quotidian, ce qui est évidemment un mot latin. On peut le dire autrement : les mots latins ne sont pas exactement plus réels, ils sont autres ; ils nous invitent à passer un seuil, à ne pas rester là où l’on est. Je dirais que les Anglais voient dark, mais qu’ils pensent obscurity ; d’où la difficulté de traduire en français le mot anglais : on tombe sur le mot dark et l’on traduit ‘obscurité’…

L’anglais franco-latin suscite souvent une sorte de réalité seconde, au-delà de l’abstraction, à l’opposé de l’univers germanique et de l’anglais germanique, rassurants. Par exemple, faithfulness, ‘fidélité’, est une valeur sûre : on peut vouloir être faithful ; mais si un Anglais se dit fidelity, il voit une valeur tout aussi réelle, mais bien plus difficile, lointaine et presque lumineuse. Happiness, c’est le bonheur, felicity, c’est au-delà du bonheur, c’est l’extase… Les mots abstraits franco-latins peuvent rayonner d’une splendeur étrange ; c’est ainsi que le mot cogitation – pour un Français, un mot plus ou moins ordinaire, cartésien – introduit un anglais, tout de suite, dans un autre monde. Ainsi de sublimity… Les Anglais et les poètes anglais se meuvent dans un monde double, ce qui est parfaitement exprimé, par un heureux hasard, par le nom du pays : The United Kingdom : kingdom, c’est la réalité, qui nous vient des Anglo-Saxons ; united, l’effort que nous avons dû faire pour réunir cette réalité… Et nous sommes peut-être là au cœur de la poésie : je le dis comme cela, et j’espère ne pas me tromper : la poésie est la tentative pour se mettre en contact avec la réalité du monde, l’être-là des choses, et en même temps pour recréer, refaçonner notre façon de le percevoir. Le poète s’efforce de dire vrai, de se mettre au service du réel, en sachant que l’effort même de nommer le réel, de l’attirer dans la parole poétique, qui est un langage qui met en valeur les sons, les rythmes, qui joue avec la signification des mots, et avec leur ordre dans la phrase, et leur position sur la ligne, s’il s’agit de vers, que tout cela, donc, change le monde que nous percevons. En dehors de la poésie, il me semble que la santé de l’être demande que nous reconnaissions la souveraineté du réel, la réalité d’un monde qui nous dépasse, et en même temps que nous cherchions à changer le monde qui est inadéquat, plongé dans la misère et l’injustice. La poésie est un lieu privilégié où ces deux tentatives peuvent se réconcilier. Vous voyez où je veux en venir : par sa nature hybride, la langue anglaise encourage cette double approche : la dimension germanique s’accroche aux choses, circule dans l’immédiat ; alors que la dimension latine plane un peu sur le monde, permet de le revoir. En parlant, les Anglais sont rarement conscients de cette richesse ; on ne se dit pas, phrase après phrase, ça, c’est du latin, ça, c’est du germanique ; mais la poésie anglaise peut la mettre en évidence, et le poète anglais a la chance inouïe d’avoir à sa disposition une langue qui le pousse à écrire une poésie authentique et complète. La poésie germanique, ou la dimension germanique dans la poésie, note ou dit avant tout le monde sensoriel. Ainsi, dans le sonnet sans titre de Hopkins qui commence par : “ I wake and feel the fell of dark, not day ” (Je m’éveille et je palpe la peau du noir, non le jour) : on note ces consonnes qui s’agrippent : I wake – j’exagère à peine dans la diction ; on peut très bien parler comme ça dans la passion. On note aussi dans ce vers les monosyllabes qui concentrent l’attention ; on est obligé d’aller lentement, il y en 10 ; et c’est un sonnet qui comporte seulement 15 mots d’origine latine sur 127 mots, et 15 polysyllabes, donc 112 monosyllabes. Le monde sensoriel, donc, et aussi le vécu existentiel : encore un vers évident, très célèbre, dans la troisième scène du Docteur Faustus, de Marlowe. Faustus, par sa magie, a fait venir Mephistopheles, et celui-ci dit qui il est et qu’il est parmi les damnés ; Faustus s’étonne : “ Ne devrais-tu pas être en enfer, avec les damnés ? ”et Mephistopheles répond : “ Why, this is hell, nor am I out of it. ” (Mais c’est ici l’enfer, je n’en suis pas sorti.) Un vers entièrement monosyllabique et germanique…

Et chez Shakespeare, je note de plus en plus que lorsqu’un personnage plonge très loin en lui pour découvrir qui il est, ou ce qu’il a fait, le mal normalement, ou ce qu’il veut vraiment faire, il se parle, à lui ou à un autre, en anglais germanique, avec beaucoup de monosyllabes et très brièvement. Le jeu du latin, c’est de faire autre chose que cela. Je voudrais néanmoins noter que les mots du fonds franco-latin ne sont pas tous intellectuels, non plus que ceux du fonds germanique tous concrets et existentiels : je ne voudrais pas donner une vue trop simple de la poésie anglaise ; ce n’est pas que l’on passe nécessairement du très concret à l’intellectuel. Ce passage du germanique au latin, dans la poésie anglaise, c’est plutôt un peu, comme dans le théâtre de Shakespeare, le passage de la prose au vers : la prose n’est pas inférieure au vers, le vers n’installe pas nécessairement un monde autre, mais quand on a un jeu entre les deux, comme c’est très souvent le cas dans le théâtre de Shakespeare, on a l’impression d’être dans le monde de l’art, de la poésie, dans un monde modifié par la parole poétique, un monde légèrement autre, supérieur ; quand on revient dans la prose, on revient dans un monde ordinaire, le monde de tous les jours, mais ravivé, embelli par ce passage par la poésie. Pour parler de ce jeu du latin dans la poésie anglaise, je donnerai quelques exemples, selon la méthode anglaise, inductive, celle de Newton, de Bacon, qui après tout n’est pas entièrement méprisable (les exemples parlent : montrez-nous ce que vous vous voulez dire…). Et l’exemple le plus simple, le plus évident, c’est le vers le plus célèbre de la poésie anglaise, et peut-être de la littérature mondiale :

“ To be, or not to be, that is the question.”

Si on redit ce vers en français : “ être ou ne pas être, c’est là la question ”, on est entièrement en latin ; si on le dit en allemand, on est entièrement en germanique. En anglais, on suit d’abord une série de mots germaniques, de monosyllabes, pour dire le vécu, être ou ne pas être, la vie telle qu’on la ressent, et puis, merveilleusement, arrive seul, à la fin, un mot d’origine latine pour dire précisément la réflexion, la question, avec son sens évident du latin, quaestio : “ le thème ”, “ le sujet ”, mais aussi – et Shakespeare a dû y penser – “ la recherche ”, et même “ la torture ”, comme en français : ‘c’est ça la question qui me torture’. Et quand on plonge dans le jeu entre le latin et le germanique, on se rend compte que beaucoup de poètes anglais saisissent l’occasion de mélanger les deux registres afin de créer une sorte de complétude. Chaucer, dans Les contes de Canterbury décrit ainsi un laboureur :

With hym ther was a Plowman, was his brother

That hadde ylad of dong ful many a fother;

A trewe swynkere and a good was he,

Lyvynge in pees and parfit charitee.

God loved he best with al his hole herte.

À côté de lui, un laboureur, son frère,

Qui avait charrié quantité de fumier ;

C’était un bon, un vrai travailleur

Vivant en paix et en parfaite charité.

Avant tout il aimait Dieu, de tout son cœur.

Chaucer se sert de l’anglais germanique pour décrire le rapport du personnage à la terre, à la vie réelle : le dong, c’est la “ merde ”, ce n’est pas l’engrais ou le crottin : ce laboureur est vrai et germanique. Le coup de génie est de dire en latin sa piété : cet homme s’élève au-dessus de sa condition pour chercher les vraies valeurs : paix et parfaite charité, parfit charitee. Et le vrai coup de génie, c’est de revenir tout de suite au germanique pour dire la réalité de cette piété : ce laboureur est le vrai homme qui aime Dieu de tout son cœur, sans se perdre dans les élans du mysticisme...

Les poètes du passé avaient une connaissance intime du latin, que nous avons perdue. Par exemple, dans le cantique de John Byrom, écrit au XVIIIe siècle, il est question d’un chant de Noël, populaire, dans le sens exact du mot, où l’ange annonce aux bergers la naissance du sauveur ; l’on a ce passage :

“ He spake, and straightway the celestial choir/In hymns of joy, unknown before, conspire .” ( Il parla, et aussitôt le chœur céleste/Dans des hymnes de joie, jusqu’alors inconnus, conspire ). Byrom introduit le plaisir lettré du mot conspire. On y entend, au-delà du sens maintenant vieilli, de travailler ensemble dans un but précis, le sens étymologique : les anges ‘respirent ensemble’ en exhalant leurs hymnes nouveaux : c’est très beau, mais très érudit…

(Nous sommes obligés de résumer ici brièvement le commentaire que Michael Edwards consacre aux premiers vers du Paradis perdu, pour montrer que Milton a pris appui sur la syntaxe latine, pour embrasser tout un monde dans une structure complexe, où tout trouve sa place, anticipant déjà sur la suite du poème épique. Nous renvoyons pour ce commentaire au chapitre La poésie “latine ” de son essai, qui s’ouvre justement sur cet exemple, pour montrer qu’avec ce début, avec sa syntaxe qui retarde le mot si attendu, de Of à Sing, “ nous entrons moins in medias res qu’in mediam syntaxam, et dans un ordre de mots audiblement latin. ”)

Conclusion

La tâche, me semble-t-il, de la poésie est de s’approcher du réel, afin de le voir dans sa variété et sa richesse, et de le recréer, ou du moins de recréer notre perception du réel, d’en révéler le possible, de s’aventurer dans ce qui pourrait être ; et cette double tâche correspond aux deux rôles différents que jouent dans la poésie anglaise le fonds germanique et le fonds latin. Et je terminerai par un poème de Tomlinson, The sea is Open to the Light (1972, poète, dont un choix de poèmes, en bilingue, sera bientôt édité par les éditions Caractères).Dans ce poème, Tomlison regarde le pied d’un rocher isolé qui descend de plus en plus loin dans la mer :

To meet in the underdeeps

The spread floor

Shadowed where the fish

Flash in their multitude

Transmitting and eluding

The illumination

Pour rencontrer dans les profondeurs

Le large fond

À l’ombre où les poissons

Multiples étincellent

En transmettant et en fuyant

L’illumination.

Ce qui est très beau, c’est qu’on passe soudain, au moment de la double allitération fish/flash, d’un monde entièrement germanique, à un monde où tous les mots – on les entend, les Français les entendent aussi – sont d’origine latine : (multitude, transmitting, eluding, illumination). Ces mots, très visiblement d’origine latine, ne sont pas vraiment érudits, mais choisis dans le vocabulaire anglais. Ils planent un peu sur le réel, sans être tout à fait abstraits. On passe des présences du réel, le fond, à la lumière qui les éclaire, celle du soleil et à la fois celle de l’intelligence, de la poésie, de la poésie qui revoit le visible. On regarde un monde germano-latin, tout à fait réel, mais qui s’ouvre à une certaine lumière, qui laisse voir une réalité devenue autre, légère et un peu mystérieuse. Le latin, le fonds franco-latin de l’anglais serait l’espoir de la poésie, ce qui lui permet de modifier ce qui est, de transformer le monde en lui-même. ”