J. Scheid, Les dieux des Romains

La conférence de rentrée de notre association s’est déroulée le mardi 5 octobre 2010 au lycée Henri IV, et c’est l’affluence des grands jours –la salle des conférences n’était pas assez grande !- qui a accueilli John Scheid, Professeur au Collège de France, Chaire de religion, institutions et société de la Rome antique, pour une longue et passionnante intervention sur Les dieux des Romains : un modèle de clarté et de précision, suivie d’une discussion tout aussi féconde : un beau moment de savoir partagé !

Les ouvrages de John Scheid, dont nous donnons une liste succincte ci-dessous, nous invitent à nous délivrer d’un certain nombre de préjugés, idées toute faites, clichés qui abondent, en particulier quand il est question du parallèle traditionnel entre Rome et la Grèce, parallèle dans lequel Rome n’a pas souvent le beau rôle… Nous lui sommes très reconnaissants d’avoir mis pour nous son savoir, l’autorité, internationale, de son savoir, au service de cette salubre et toujours inachevée « décolonisation » de la Rome antique…

La religion des Romains, Armand Colin, Paris, 2005 (La Découverte)

Religion et piété à Rome, Albin Michel, Paris, 2001(La Découverte, 1985)

Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Aubier, « Collection historique », Paris, 2005

Dans sa conférence John Scheid a rappelé l’importance toujours d’actualité de l’ouvrage du grand comparatiste Georges Dumézil :

La religion romaine archaïque, Bibliothèque historique Payot, Paris 2000

Cécilia Suzzoni

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Les dieux des Romains n’ont pas bonne presse. Historiens, philosophes et spécialistes de la religion les ont longtemps considérés comme le produit des formes les plus basses de la conceptualisation théologique. Je voudrais ce soir vous apporter quelques informations plus précises sur la nature de ces dieux et vous démontrer que la situation est un peu plus complexe.

Il y a beaucoup de façons de parler des dieux romains. Les Romains eux-mêmes identifiaient trois modes de description des dieux, le mode mythologique, le mode philosophique et le mode civil. Je ne fais que mentionner les deux premiers discours, car ce que je considère comme un dieu des Romains, c’est une divinité qui possède un temple ou au moins un autel à Rome, et qui reçoit des Romains un culte et en retour les protège et les aide. Les dieux de la mythologie et ceux des analyses philosophiques ne correspondent pas à cette définition, en tout cas pendant le millénaire dont je veux m’occuper, c’est-à-dire entre le Ve s. av. et le IV/Ve s. ap. n. è. Les dieux de la mythologie charmaient les Anciens, mais ils n’existaient que dans les mythes et les fables. Romulus n’a jamais été un dieu romain au sens que je donne au terme, car comme les autres figures mythologiques, il n’a jamais été l’objet d’une obligation religieuse. Les dieux des philosophes, s’ils sont plus respectables que ceux de la mythologie, ne sont pas davantage l’objet d’un culte. Quand un philosophe pratiquait une religion, il participait aux cultes de sa cité et de sa famille. Et malgré la fascination que les constructions théologiques des philosophes peuvent susciter, elles ne constituent pas l’édifice théorique ou dogmatique de la religion romaine. Comme dans les mythes, qui existent dans l’espace artistique, les spéculations philosophiques sur les dieux se développent à l’extérieur de l’espace religieux, dans l’espace philosophique. La véritable théologie était celle qui s’exerçait sur le Forum, devant les temples, dans le quartier, dans la famille. Les Romains qualifiaient ce genre théologique civil, entendant par là qu’ils considéraient les dieux comme des partenaires qui accompagnaient la cité dans ses entreprises terrestres.

C’est cette théologie ancestrale qui est spécifique et embarrasse les modernes. Elle est en effet silencieuse, car il n’existait pas à Rome de vérité révélée, de livre qui aurait enregistré la révélation, ni donc de dogme et d’autorité dogmatique. C’étaient des hommes, les autorités sociales, qui avaient créé cette religion et c’étaient les autorités civiles et temporelles qui en contrôlaient le fonctionnement. Tout le discours que cette religion pouvait tenir sur les dieux était implicite. Pour le saisir, il faut observer les actes cultuels, tous les actes cultuels, car tous contenaient une partie de ce discours religieux, qu’il incombait aux observateurs d’extraire – ou non. Car la formulation consciente de cette théologie dans le cadre du culte n’était ni nécessaire ni habituelle. Il n’y avait ni sermon ni lecture de textes sacrés pendant le culte, mais uniquement des actes et des gestes. On accomplissait une obligation sociale, un devoir civique à l’égard de partenaires immortels. Et c’est dans ce formalisme rituel qu’était inscrit le discours ancestral sur les dieux.

Vous connaissez toutes et tous les grands dieux des Romains : Jupiter, Junon, Minerve, Vesta, Mars, et ainsi de suite. Ils ont des temples à Rome et ailleurs, des textes littéraires les évoquent et décrivent leur culte, les philosophes utilisaient leurs noms pour leurs spéculations. Ils ont même acquis une sorte de personnalité internationale, puisque leurs noms ont servi d’équivalents des dieux du monde hellénique. Mais leur identité était bien romaine. Je pourrais parler de ces dieux, et vous démontrer que ces divinités sont liées aux structures sociales et politiques, et ne sont pas des baudruches vides, juste bonnes à manipuler les esprits. Mais je l’ai déjà fait de nombreuses fois. Je voudrais plutôt traiter ce soir de trois aspects de la théologie romaine qui sont essentiels pour comprendre la vie religieuse des Romains. Je ferai d’abord quelques remarques sur la conception générale que les Romains avaient des dieux. Je parlerai ensuite d’une voie d’approche privilégiée qui permet de saisir la théologie implicite des Romains, qui est l’analyse des actes cultuels. J’analyserai enfin la catégorie la plus décriée des dieux romains, celle des divinités fonctionnelles.

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Les dieux romains menaient une double vie. Ils avaient une existence métaphysique, à côté d’une existence qu’on pourrait appeler physique. Il est évident, lorsqu’on prend en compte les cultes des Romains, que la religion ne s’occupe pas de la vie métaphysique des dieux. Ceux-ci ont une vie dans l’au-delà, tous les Romains le savaient, une vie qui avait ses règles propres, mais que les hommes étaient incapables d’atteindre et même de comprendre. La métaphysique n’était pas une question religieuse, elle relevait de la spéculation philosophique. Dans le De natura deorum Cicéron donne un aperçu de toutes les interprétations philosophiques qui ont été formulées sur la divinité. Et dans ce contexte, l’un des interlocuteurs du dialogue, l’épicurien Velléius, répète, 1, 12, 31, une phrase de Xénophon (Mémorables 4, 3, 13-4), d’après laquelle Socrate soutenait « qu’il ne convient pas de s’interroger sur la forme de dieu », ainsi que l’enseignement d’un élève de Zénon, Ariston, (1, 14, 37), « qu’on ne peut concevoir la forme du dieu »[1]. Tous ces passages insèrent les opinions dans des démonstrations, destinées à souligner les incohérences des philosophes cités. Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont toutefois pas leurs incohérences, mais le fait que pour beaucoup de philosophes, les dieux ne peuvent pas être connus. La même position est exprimée de façon très claire au début du IIIe s. de n. è. par l’interlocuteur non chrétien dans le débat mis en scène par Minucius Felix dans son Octavius (5, 5 ) : « … la nature intermédiaire de l’homme est si éloignée de pouvoir explorer le divin qu’aussi bien les corps suspendus au-dessus de nous dans les hauteurs du ciel que ceux qui sont plongés dans les profondeurs de la terre, il ne nous est ni donné de les connaître ni permis de les scruter, il est même impie de les violer, et que nous pouvons nous croire assez heureux et assez sages si, suivant l’antique adage d’un philosophe, nous nous connaissons nous-mêmes intimement. » Minucius attribue à l’interlocuteur d’Octavius le point de vue classique de ceux que les chrétiens ont appelé les païens.

L’opinion courante chez les Romains considérait donc que la nature des dieux ne se trouvait pas à portée de l’esprit humain. Celui-ci ne pouvait comprendre et saisir que ce qui se passait dans ce monde-ci. Et cela en raison de la différence fondamentale et irréductible qui séparait les mortels des dieux immortels. D’ailleurs, les dieux n’étaient pas conçus comme les créateurs des humains ; ils se trouvent dans le monde comme les mortels. Le culte ne propose aucune théorie concernant l’origine des êtres. Ce qui n’empêche pas les philosophes de s’interroger sur la possible existence d’un dieu créateur. Ils pouvaient le faire d’autant plus librement qu’ils n’étaient freinés par aucune révélation ou dogme concernant le système des choses.

C’est donc sur terre, dans les données accessibles à l’esprit humain, comme les noms qu’ils leur attribuaient ou les obligations religieuses qu’ils avaient à leur égard que les Romains entraient en relation avec les dieux. Ainsi, malgré l’intérêt que les philosophes portaient à l’âme divine des mortels, la religion romaine ne s’occupait-elle pas non plus du salut de l’âme ou des moyens de rejoindre les dieux. La religion veillait uniquement à installer les défunts dans leur nouveau statut. Et ce statut concernait leur place dans ce monde-ci et non dans l’au-delà, dans leur tombe où ils devenaient une parcelle de la divinité collective des dieux mânes honorés comme tels par les vivants. Nul n’interdisait aux individus de s’occuper de leur âme immortelle, mais ce n’est pas dans le cadre proprement religieux que cette activité s’exerçait. C’était dans le cadre des spéculations philosophiques.

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Après avoir vu ce que n’était pas la théologie des Romains, venons en maintenant à la théologie implicite de la religion romaine. Habituellement, les savants modernes étudient la théologie romaine en remontant à travers l’étymologie du nom d’une divinité aux origines de son culte, en se servant des spéculations formulées par les érudits romains comme Varron. Vénus, par exemple, a été décrite comme la déesse du charme magique, du charme contraignant. Et c’est à partir de cette étymologie, que la fonction de la divinité se laisse déduire. Ce genre de démarche n’est pas absurde, car il faut bien que nous sachions ce que les Romains entendaient par Vénus, Cérès, Mars ou Minerve. Il est tout à fait pertinent aussi de déterminer la fonction de chaque divinité, comme G. Dumézil par exemple l’a enseigné. Chaque divinité patronne un domaine précis dans un champ d’action bien défini. Le dieu Mars par exemple patronne la violence guerrière, il défend les Romains contre les agressions. Celles-ci peuvent se produire sur le champ de bataille, mais aussi dans un champ ou même dans le corps, car ces derniers peuvent être victimes de la maladie et de l’épidémie. Il n’est donc pas besoin d’inventer un Mars agraire ou un Mars guérisseur comme on l’a fait dans le passé pour comprendre l’intervention qui est demandée au dieu : dans tous les cas il exerce sa fonction, il défend contre toute mauvaise agression quelle qu’elle soit. Le polythéisme n’est pas un confusionnisme, dans lequel chaque divinité fait tout et n’importe quoi. Une telle conception, qui pose un agent unique, serait en fait d’essence monothéiste et donc post-romaine.

Il existe une autre approche pour comprendre les dieux romains. C’est l’examen des rites eux-mêmes qui contiennent des énoncés implicites sur la nature des dieux. Lorsqu’on analyse les rites divinatoires ou les rites sacrificiels, les constructions rituelles qui les composent affirment à la fois la supériorité écrasante des dieux et leur rôle sur terre en tant que partenaires des mortels. Quand les dieux se manifestent directement, ils font voir leur surnature. Les signes qu’ils envoient dépassent l’ordre humain : la foudre qui tombe, l’orage, l’inondation, la famine, la défaite militaire, bref toutes les catastrophes qui peuvent frapper les Romains sont autant d’interventions directes des dieux. Et ces interventions révèlent non seulement la colère mais aussi l’altérité des dieux, leur puissance surhumaine et indomptable. Cette surpuissance incompréhensible s’exprime de la même manière dans les phénomènes du monde naturel qui nous entoure. Certains espaces naturels, les grottes, les bois sacrés, les sources, fleuves ou lacs qui échappaient à l’emprise de l’homme, paraissaient aux Romains inhumains et ils concluaient que la divinité les avait façonnés pour elle même.

Nous sommes donc en présence d’un énoncé rituel de l’altérité divine, qui n’est pas si dissemblable des opinions philosophiques qui insistent sur la différence qui sépare la nature humaine de la nature divine. Cette convergence tend à prouver que les philosophes puisaient une partie de leurs idées dans la pensée implicite de la société dans laquelle ils vivaient. Mais les rites disent plus. Les lieux terrifiants de l’épiphanie divine ne constituent pas la seule expérience de la présence et de l’action divines. Ces lieux sauvages s’opposent en fait aux demeures habituelles et tranquilles que les dieux possèdent dans les villes, les temples, autels et chapelles, où les dieux se présentent sous un autre aspect : en ces lieux ils sont les concitoyens des humains, ils ne les écrasent pas et s’engagent avec eux dans un paisible commerce social. Ainsi, dans les espaces créés par les Romains pour la consultation divinatoire des dieux, les rencontres entre mortels et immortels ne se déroulaient pas dans le fracas et l’angoisse des interventions directes et inopinées des dieux. Au cours de la prise d’auspices – auspicia – le magistrat ou le prêtre consultant échangeaient avec un assistant des formules, qui révélaient calmement que les dieux approuvaient ou non l’entreprise humaine en question. Il est significatif que dans ce cas, le consultant fût le seul qui s’exprimait et décidait de la réponse de Jupiter. Le dieu suprême lui-même était censé être présent mais demeurer silencieux. Son silence équivalait à approbation de la volonté du consultant. D’un côté donc la manifestation d’une terrible supériorité, de l’autre la mise en scène rituelle de la participation tranquille du dieu à une affaire de gouvernement et une prise de décision.

À travers cette double apparition terrestre des dieux, la divination mettait donc en scène la double vie des dieux, une vie parmi leurs concitoyens, où ils se présentaient comme des voisins puissants, riches, mais accessibles et souvent bienveillants, et une existence beaucoup plus terrifiante, que laissaient entrevoir certains lieux et phénomènes où se manifestait un peu de la véritable nature des immortels.

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Même s’ils sont inconnaissables, et qu’ils se manifestent soit dans leur surhumanité soit dans leurs habits de concitoyens, les dieux possèdent néanmoins une personnalité plus précise. Comme le disait déjà Socrate dans le Cratyle de Platon (400d-401a), les dieux se laissent identifier au moyen des noms, des épiclèses, de l’apparence, des attributs qui leurs sont associés. D’après lui c’est même tout ce que nous en connaissons. Mais en fait l’apparence, la nature et l’action des dieux étaient l’objet d’interrogations et d’incertitudes. Et non seulement chez les philosophes. La tradition religieuse conservait et transmettait à sa manière un certain nombre d’affirmations et d’interrogations sur la nature des dieux. Elle n’était pas une pratique sclérosée qui n’avait que des certitudes ridicules à offrir, elle contenait des indices d’une réflexion plus profonde sur la nature des dieux.

Les images des dieux, d’abord, renvoyaient autant à l’absence qu’à la présence des dieux. Les statues ou symboles divins étaient des signes de la présence des dieux sur terre, mais n’étaient bien sûr pas les dieux. La polémique philosophique ainsi que les débats entre conservateurs et chrétiens a clairement mis en évidence l’ambiguïté de cette représentation.

De la même manière dans le culte, la nature et l’intervention des dieux étaient présentées elles aussi comme problématiques et ambiguës.

D’abord, certains vêtements ou attributs des célébrants pouvaient se référer à la nature de la divinité, et servir à cerner de façon schématique sa personnalité. Jupiter avait une liaison étymologique avec le ciel et sa manifestation la plus terrifiante étaient la foudre et le tonnerre. Sa couleur était le rouge vif, comme celui de la foudre. Sa statue cultuelle était peinte au vermillon, et pendant le cortège qui le menait au Capitole le général triomphant, qui était déguisé en statue vivante du dieu, avait la face peinte au vermillon, lui aussi. Les frères arvales, prêtres de dea Dia, qui devait favoriser la bonne maturation des céréales, portaient pendant le sacrifice à la déesse une couronne d’épis. Le culte lui-même comportait donc un certain nombre d’indices qui renvoyaient à la personnalité de la divinité honorée. Mais autant que ces signes, les gestes mettaient en scène des énoncés sur la nature des dieux.

Les rites religieux étaient composés de gestes de la vie quotidienne. On parlait aux divinités, on leur faisait des dons, on leur offrait des banquets et ils étaient censés consommer des offrandes. Ces rites imitaient d’assez près les rites des mortels. Un sacrifice romain était un repas préparé devant la divinité. On lui consacrait la victime, qui était ensuite abattue et partagée entre la divinité et ses partenaires humains. La part divine était brûlée sur l’autel, la part humaine était consommée, dans un second temps par les célébrants. La cérémonie est qualifiée de repas, de banquet par les Romains. Lors des Jeux romains, le grand sacrifice à Jupiter, Junon et Minerve, les divinités capitolines, qui se déroulaient au Capitole le 13 septembre, s’appelait officiellement Epulum Iouis, Banquet de Jupiter. La mise en scène gestuelle de ce repas reproduisait les deux services qui composaient le banquet habituel des Romains, qui étaient donc un service de viande, puis un symposium consacré à la boisson. Certains sacrifices mettaient explicitement en scène ces deux mouvements. Mais la ressemblance avec le banquet des mortels n’était pas complète. à regarder de près les rites, on note qu’ils ne sont pas simplement composés de gestes de la vie quotidienne d’ici bas. Les dieux écoutent, reçoivent et banquettent comme les humains, mais un peu différemment. Il existait toujours dans les stratégies rituelles un léger déplacement qui affectait toutes les attitudes de la vie collective. Si je dis que le sacrifice est un banquet, c’est une reconstruction, appuyée sur les témoignages des anciens, qui lisaient le sacrifice de la même manière. Mais lorsque vous prenez connaissance des rites eux-mêmes, vous voyez que la mise en scène est très abstraite, allusive. D’un côté les célébrants jouaient sur l’aspect réaliste des rites célébrés, de l’autre sur leur valeur fictive. Lors des sacrifices, les célébrants dressaient des tables, des lits ou chaises de banquet, ils offraient deux services comme dans un banquet formel, etc. Mais ce réalisme n’est pas total. Je ne veux pas parler du côté artificiel de toute activité rituelle et du fait que personne ne croyait et ne croit que les dieux mangeaient réellement à la table ou à l’autel. Avant la polémique avec les chrétiens, tout le monde aurait été choqué que l’on croie cela. C’est de l’irréalité signifiée que je parle. Dans chaque rituel, la mise en scène comprenait des éléments destinés à avertir les spectateurs autant que les acteurs que le banquet sacrificiel des dieux, si concret qu’il fût, n’était pas un véritable banquet, mais uniquement le signe d’un banquet. Aux rites sacrificiels appelés lectisternes, les dieux étaient représentés couchés sur des lits de table, mais la raideur des statues et des symboles fonctionnels qui les représentaient signifiait clairement le statut particulier de ces banquets.

À nouveau apparaît donc la tension entre la vie terrestre des dieux, et leur vie métaphysique. Par la double référence à la réalité et au statut fictif de l’activité rituelle, les gestes énoncent et montrent par des signes la présence et la proximité de la divinité dans ce monde-ci, tout en signalant que cette forme visible du pouvoir divin n’est pas le dieu. Par le geste et la parole, les Romains mettaient la communauté en présence d’une divinité, dont l’altérité, la supériorité mais aussi la solidarité avec les humains, étaient exprimées par le jeu entre le fictif et le réel. C’est en ce sens que la séquence linéaire des gestes exprimait implicitement ce qu’on pouvait appeler un credo des Romains. Il n’est pas question de l’obligation de faire un choix entre les opinions possibles, mais la mise en scène rituelle énonce uniquement les termes d’une réflexion possible.

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Mais le culte n’énonce pas seulement ce type de principe théologique. Il pose également de véritables problèmes théologiques, il raisonne à sa manière implicite sur le mystère de l’action divine.

Dans un rite romain il était essentiel de s’adresser aux divinités en disant leur nom. Mais les Romains ajoutaient souvent, de manière significative, la formule « ou quel que soit le nom par lequel tu veux être appelé »[2]. La nécessite de connaître le nom précis de la divinité était essentiel, car une prière humaine ne devait comporter aucune ambiguïté ou imprécision.

Mais il y a mieux. De la même manière que l’on risque de ne pas connaître le vrai nom des dieux, on n’est jamais certain d’embrasser tout le champ de leur action. Il existe dans la religion romaine, mais également dans le religion grecque, comme l’historien des religions Hermann Usener l’a découvert en 1890, un type de divinité que les pontifes et les latinistes appellent indigitamenta, divinités que l’on invoque, c’est-à-dire qui consistent en fait uniquement dans leur nom et leur fonction. Lors de l’ouverture religieuse de la saison agraire, par exemple, au lieu d’invoquer uniquement les déesses Cérès, la déesse de la croissance, et Tellus, la Terre, le flamine de Cérès invoquait au moment du sacrifice douze autres divinités qui patronnaient chacune un moment de la culture : Vervactor, pour le retournement de la jachère, Reparator ou Redarator, pour la remise en état de la jachère, Imporcitor, pour le labour à gros sillons, Insitor, pour les semailles, Obarator, pour le labour de surface, Occator, pour le hersage, Sarritor, pour le sarclage, Subruncinator, pour le binage, Messor, pour la moisson, Conuector, pour le charriage, Conditor, pour l’emmagasinement, Promitor, pour le dégrangement. Et le sacrifice était appelé sacrum Cereale, sacrifice à Cérès. Aux côtés de la déesse qui patronnait la croissance et la production de la richesse agraire, se trouvait Tellus, qui régissait l’espace dans lequel cette activité se déroulait. Mais ensuite les deux déesses étaient rejointes par douze dieux travailleurs, comme le suffixe en –tor des noms d’agent l’indiquait. Chacune de ces divinités recevait un sacrifice et représentait un aspect de l’activité de Cérès. Par la diffraction d’une même divinité en une multitude d’autres, qui étaient ses assistants et ses partenaires dans une activité donnée, le culte exprimait divers aspects de Cérès. Ce processus rituel énonçait que la nature de son intervention n’était pas connue avec précision. La construction théologique sous-jacente au rite consistait au fond à se demander si l’action de Cérès portait sur toute l’action demandée, ou seulement sur une partie de celle-ci. Est-ce que l’action de Cérès, à qui le flamine demandait de faire porter des céréales et des fruits aux champs s’étendait sur tous les aspects du processus agraire jusqu’au dégrangement des produits ? Ou son rôle n’était-il que de garantir et de gérer ce processus ? Qui agissait en fait ? Prenons un autre exemple. Lorsqu’ils agissaient dans un lieu donné, et qu’ils priaient les dieux de seconder cette activité, les Romains s’adressaient aussi par précaution à une divinité anonyme, dont ils présumaient la présence possible dans ce lieu, sous le nom de Siue deus siue dea, « Dieu-ou-déesse ». Le nom de cette divinité traduisait non pas l’indétermination de la nature divine, mais l’ignorance et la prudence de ceux qui l’honoraient : ils ne savaient pas si cette divinité dont ils soupçonnaient la présence en ce lieu était un dieu ou une déesse, et cette incertitude était le seul élément connu de la présence terrestre de cette divinité, aussi devenait-elle le nom sous lequel on l’invoquait.

On croirait que cette précaution était suffisante : Admettons que nous sommes dans un lieu donné. Dieu-ou-déesse a été invoqué, on peut présumer qu’il ou elle va être bienveillant et protéger le lieu comme les autres dieux, bien connus ceux-là, qui ont été invoqués en même temps qu’elle. Mais cela ne suffisait pas aux prêtres romains : ils invoquaient une deuxième figure divine, Siue deus siue dea in cuius tutela hic locus lucusue est, « Dieu-ou-déesse dans la protection de qui se trouve ce lieu ou ce bois sacré ». Cette nouvelle divinité exprimait ce que le nom précédent n’exprimait peut-être pas, l’application du mode d’action de Sive deus sive dea à un contexte précis. Ces choix rituels prouvent qu’il existait dans la théologie ancestrale des Romains une difficulté à définir le rapport existant entre la fonction générale d’une divinité et son application à un contexte donné, à l’ensemble d’un contexte. N’oublions pas que les Romains se comportaient en religion comme dans la vie courante, économique par exemple. Quand les Romains envisageaient le processus du travail, nous constatons qu’ils ne connaissaient pas la notion abstraite de travail, mais uniquement une accumulation de fonctions diverses.

Je ne crois pas que les Romains aient eu l’esprit plus lent que nous et qu’ils se soient torturés pour comprendre la nature précise de leurs dieux. À mes yeux il s’agissait bien plutôt d’une mise en scène rituelle, implicite de l’altérité divine. De la même manière que dans le De diuinatione de Cicéron l’ubiquité du Jupiter stoïcien et de ses compagnons était analysée et critiquée, la tradition rituelle formulait une interrogation sur la puissance des dieux. Cette interrogation implicite n’était d’ailleurs pas propre aux seuls Romains comme on l’admet communément. Les Grecs connaissaient et vénéraient le même type de petits dieux fonctionnels, ces Sondergötter comme les appelait Usener. Je vous en donne un seul exemple. Dans la Vie d’Homère du Pseudo-Hérodote, le poète fut un jour invité par des potiers à chanter leur métier. Homère accepta. « Si vous me donnez une rémunération, ô potiers, je chanterai. Viens donc ici, Athéna, et tends ta main au-dessus du four ! » Homère invoque donc d’abord la déesse protectrice des techniques et des artisans. Il continue ensuite. « Mais si vous tombez dans la honte et devenez menteurs, j’appellerai aussitôt les Destructeurs de fours, à savoir Fêlure et Fracas, Trop-chaud et, bien sûr, Casse-tout, ainsi que Cuisson pour qu’il porte beaucoup de malheur à votre teknè, oui, détruis le four et les chambres à cuisson », et ainsi de suite. Vous le constatez, nous sommes dans la même conception de l’activité de la déesse Athéna. Son action est exercée par l’intermédiaire de petites divinités fonctionnelles à qui l’on demande de veiller à ce que telle ou telle action néfaste pour la cuisson des poteries ne se fasse pas – ou bien d’agir en cas de conflit avec les potiers.

Pour s’apercevoir que ces litanies de petites divinités dont la fonction se réduisait à une seule action constituaient en fait un énoncé implicite sur la nature des dieux, il convient de comparer une série de services religieux qui font intervenir ces divinités de service. Le processus de la diffraction d’une divinité principale régissant une activité donnée ne s’imposait pas nécessairement aux célébrants. Les mêmes rites pouvaient demander à une seule divinité de garantir le bon déroulement d’une activité. Ainsi pour des sacrifices expiatoires liés à des travaux dans un bois sacré, les prêtres peuvent-ils sacrifier à la déesse patronne du lieu. Mais ils peuvent choisir d’honorer à côté de la déesse une vingtaine d’autres divinités qui la secondaient dans son activité, et qui chacune possédait son autel et recevait son sacrifice. Autre exemple. Au début de l’année, les consuls romains formulaient des vœux pour le Salut de l’État romain. Ces vœux étaient formulés et acquittés au Capitole et s’adressaient à la triade protectrice de l’État romain, Jupiter, Junon et Minerve. Mais pour exprimer le résultat escompté du vœu, une divinité supplémentaire était convoquée : Salus publica populi Romani Quiritium, Salut public du peuple romain des Quirites. Et de la même manière, quand les Romains désignaient le temple du Capitole, ils ne disaient pas « le temple de Jupiter, Junon et Minerve », mais le temple de Jupiter comme si les deux déesses de la triade étaient elles-mêmes des aspects de sa personnalité ou de son action.

La tension entre un agent unique et une multitude de divinités exprimant la même activité fait naître dans les esprits des cultores la figure ambiguë de la divinité et de sa puissance. D’après le culte il existait dans la divinité un jeu subtil entre sa toute-puissance et entre les effets et les ressorts de sa volonté tels qu’ils sont exprimés par les divinités fonctionnelles. Tantôt la divinité intervenait directement, et recevait seule les hommages des mortels, tantôt au contraire elle s’effaçait pour laisser apparaître dans son sillage une litanie de dieux-serviteurs. On le voit aussi par le fait qu’une divinité peut soit porter le nom de la divinité fonctionnelle comme épiclèse, soit être associée à elle. Jupiter peut être associé à Fides, Loyauté, ou bien être honoré comme Dius Fidius ; le Capitole comporte un autel de Terminus, le dieu borne, garant des limites, mais on connaît aussi la figure de Jupiter Ter(minus) ou Ter(minalis).

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Je pourrais évoquer encore de nombreux autres aspects de la théologie pratique des Romains. Je n’ai pas parlé de l’un des aspects les plus choquants pour les chrétiens, anciens ou modernes : le culte impérial. Il faut d’ailleurs éviter de suivre la polémique chrétienne dans ce domaine. Le culte impérial n’était ni le cœur de la religion romaine sous l’Empire, ni le culte direct d’un mortel. Dans le monde latin, l’empereur n’était jamais vénéré directement avant sa mort. D’après les sources, seul était vénéré le Genius de l’empereur. Le Génie était une divinité spécifiquement romaine qui était attachée à chaque individu, et qui représentait la capacité d’action de cet individu de sa naissance à sa mort. Ce n’est qu’après sa mort que l’empereur était divinisé par une décision du sénat, il devenait un diuus et recevait désormais un culte en tant que Divin Auguste, Divin Claude et ainsi de suite.

Il ne faut pas s’en étonner. Comme je l’ai déjà dit plus haut, dans le monde antique, les dieux faisaient partie de la chaîne des êtres comme les mortels, et il n’y avait pas solution de continuité entre ces êtres. La mythologie, la philosophie et le culte envisageaient la possibilité que certains mortels puissent devenir immortels. Le seul scandale dans cette affaire était politique. Que Cicéron envisage de diviniser sa fille chérie ne choquait personne, puisque cela concernait sa religion domestique dont il était le seul chef et maître. Mais que le Sénat ou une loi divinisent un concitoyen, même aussi puissant que César était un scandale politique, puisque cela revenait à l’élever au-dessus de tous ses pairs.

Je terminerai par une anecdote que Suétone raconte à propos de Vespasien. Lorsqu’il sentit en été 79 que sa santé déclinait dramatiquement, le vieil empereur, dont l’humour caustique est célèbre, s’exclama : « Malheur, je sens que je deviens dieu ! » D’après ce que je vous ai dit, vous comprenez qu’il faisait allusion à sa divinisation qui suivrait son décès. Et vous me direz que cette exclamation prouve que personne ne croyait à ce fatras de rites et de pratiques. Et c’est ce qu’on retient souvent à propos du culte impérial comme de la religion romaine. Mais soyons honnêtes. Ce n’est pas parce qu’on se moque des rites que l’on n’y croit pas. D’autre part, cette accusation révèle une erreur de raisonnement. Car la croyance et la foi au sens chrétien n’existaient pas dans la Rome antique. Il existait un savoir sur le système du monde et sur les dieux, qui était transmis par un ensemble de rites ancestraux, et que l’on retrouvait sous forme élaborée dans la spéculation philosophique. Mais de quel côté que l’on se tourne, il n’était pas question de foi. On envisageait les différents points de vue, souvent pour reconnaître notre ignorance sur ces questions. L’essentiel était au fond d’y réfléchir. Autrement dit, les Romains dont nous utilisons encore les concepts et le vocabulaire pensaient autrement la divinité et la transcendance. Ils étaient autres. Et c’est pour cette raison que la religion et la théologie romaines sont un excellent instrument pour enseigner et pour apprendre le respect de l’altérité.

[1] cf. Minucius 19, 13, après d’autres citations de Platon, p.ex. Timée 28c.

[2] Cf. Formule de consecr. Macr., Sat. 3, 9, 10 sq. Dispater Veiouis Manes, siue quo alio nomine fas est nominare,… Serv., Aen. 2, 251 : Et pontifices precabantur : « Iuppiter optime maxime, siue quo alio nomine te appelari uolueris… » (Appel 76 sq.).

Brève bibliographie de John Scheid

Les ouvrages de John Scheid, dont nous donnons une liste succincte ci-dessous, nous invitent à nous délivrer d’un certain nombre de préjugés, idées toute faites, clichés qui abondent, en particulier quand il est question du parallèle traditionnel entre Rome et la Grèce, parallèle dans lequel Rome n’a pas souvent le beau rôle… Nous lui sommes très reconnaissants d’avoir mis pour nous son savoir, l’autorité, internationale, de son savoir, au service de cette salubre et toujours inachevée « décolonisation » de la Rome antique…

La religion des Romains, Armand Colin, Paris, 2005 (La Découverte)

Religion et piété à Rome, Albin Michel, Paris, 2001(La Découverte, 1985)

Quand faire, c’est croire. Les rites sacrificiels des Romains, Aubier, « Collection historique », Paris, 2005

Dans sa conférence John Scheid a rappelé l’importance toujours d’actualité de l’ouvrage du grand comparatiste Georges Dumézil :

La religion romaine archaïque, Bibliothèque historique Payot, Paris 2000