S. Auroux, Comment le latin est-il devenu une langue morte ?

L'Association le latin dans les littératures européennes était heureuse d'accueillir, pour l'avant dernière conférence de l'année, Sylvain Auroux, Directeur au CNRS, pour une intervention dont le libellé, initialement intitulé "Pourquoi le latin est devenu une langue morte", est finalement devenu "Comment le latin est-il devenu une langue morte?"...

C'est le philosophe, mais surtout l'homme de sciences que nous avons écouté : les travaux de Sylvain Auroux, Directeur au CNRS, sont considérables, honorés par deux médailles du CNRS, dont la médaille d'argent en 2004. Ces travaux, au carrefour du linguistique, de l'anthropologique, du philosophique, étaient naturellement susceptibles d'intéresser notre association, toujours très attentive au devenir des disciplines de la mémoire et du langage.

Mais Sylvain Auroux a été également, de 1994 à 2005, Directeur de l'École Normale Supérieure de Lyon/Sciences Humaines, et à ce titre, nous avions eu l'occasion de le solliciter et de l'interpeller sur l'absence du latin obligatoire, et d'une manière générale, dans le socle des disciplines, tout particulièrement, dans l'option Lettres modernes, alors que les auteurs travaillés dans le cadre des programmes étaient saturés de références linguistiques et littéraires à la langue latine... Curieux paradoxe qui semble relever d'une étrange équation, aussi dévotement défendue que logiquement insoutenable : Lyon/Sciences humaines = absence de l'obligation de langues anciennes ; Ulm = obligation de la langue ancienne... Comprenne qui voudra... Comme si, par un étrange tour de passe-passe, un auteur pouvait, devait, relever ici d'une approche verticale, et pas là... C'est dire si était susceptible de nous intéresser une conférence au titre si apéritif, étant entendu que, quel que fût l'éclairage apporté à la question par notre conférencier, nous resterions persuadés qu'une langue morte, ou dite morte, comme le latin, reste vivante, justement d'avoir été...

Et de fait, comme nous avions eu l'occasion de le signaler à nos adhérents, le point de vue de Sylvain Auroux, qui a fait l'objet d'une intéressante discussion, grâce entre autres à la présence de Jean Christophe Saladin, Directeur de la collection "Le miroir des humanistes", aux Belles Lettres, est resté celui d'un linguiste, qui, pour autant qu'il souligne le rôle essentiel du latin, comme modèle et support de la grammatisation des langues européennes, reste dans une approche résolument synchronique de la langue, laquelle n'est évidemment pas la nôtre... Sur ce point, mon intervention "Quand le mort saisit le vif", dans le cadre de la journée Humanités, du samedi 27 mars organisée par l'APL, me paraît être un déplacement non seulement possible, mais souhaitable de la question du latin, langue morte. Comme les Actes de cette journée devraient être publiés, nous attendons de pouvoir mettre le texte en ligne sur le site.

Cécilia Suzzoni

Nous reproduisons le « power point » transmis par le conférencier

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Qu’est-ce qu’une langue morte ?

- L’opposition langue vivante/langue morte n’est pas très claire et ne semble pas une propriété « objective » des langues ; c’est un statut octroyé dans un contexte social.

- Il y a d’autres statuts : celui de langues disparues, de « langues en danger ». Il en disparaît tous les jours…

- Le statut peut changer : l’hébreu est redevenu une langue vivante, de morte qu’elle était, comme le latin ; le hittite. Mais il y a des langues disparues sans écriture ou sans qu’on ait la clef pour les déchiffrer.

Les trois étapes de la mort du latin (1)

A-) Langue qu’on ne parle plus dans la vie quotidiennes, qui cesse donc d’être vernaculaire.

B-) Langue que l’on n’utilise plus dans aucune activité spécifique dans une société donnée.

C-) Langue que l’on ne comprend plus dans une société donnée.

Les trois étapes d la mort du latin (2)

- Au premier sens (A), le latin est mort entre le VIIème siècle et le Xème siècle : c’est la fin d’un latin vernaculaire.

- Au deuxième sens (B), le latin est mort au XVIème siècle qui voit la Renaissance et les Humanités, mais en même temps en faisant retour au latin classique le latin cesse d’être une langue vivante. Quelques points de repère : Le Discours de la méthode : 1637. On commence à écrire la philosophie en langue vernaculaire, très tard cependant en Allemagne, et Bergson écrit sa thèse en latin. (Sylvain Auroux dit faire partie de cette dernière génération chez laquelle la compréhension passive du latin était aussi bonne que celle des langues vivantes : « Le latin était la première langue des gens de ma génération »…

- Au troisième sens (C), une troisième mort du latin quand cette pratique passive a cessé d’être opératoire : la fin d’une langue de référence culturelle généralement comprise.

Langue et outils linguistiques

A- Instabilité des langues et antériorité des dialectes. Une langue n’est pas une « espèce naturelle ». Il n’y a pas de langue en soi : c’est un artéfact.

B- L’écriture est antérieure à toute science et donc à la grammaire, d’où la prééminence des textes : écriture et texte font de la langue un objet.

C- Les « outils linguistiques » : dictionnaires et grammaire : des outils normatifs très importants : sans eux il n’y a pas de langue.

À quoi sert une grammaire ?

- Apprendre une langue ? Maîtriser un certain type de discours ? Accéder aux textes ?

- Les premières grammaires : i) sanscrit : Panini(-VI/-V) ; ii) grec :Denys le Thrace(-IV) ; Apollonios Dyscoles(II) ; iii) arabe : Sibawahy(+793).

- Les premières grammaires sont monolingues et destinées à des natifs ; la fonction pédagogique (apprentissage linguistique) n’est pas première dans les grammaires.

La naissance de la grammaire latine

- Varron (116-27) :De lingua latina

- Donat(IV siècle) : Ars major, Ars minor

- Priscien(V-VI)) : Institutiones Grammaticae

- La grammatisation du latin résulte indubitablement d’un transfert technologique, elle ne préexiste pas à la littérature classique ; elle est monolingue ( problème du cas byzantin). Mais au moment où le latin va cesser d’être un vernaculaire, elle existe et elle est solide et c’est de là qu’est venu le rôle pédagogique de la grammaire.

Le retournement pédagogique de la grammaire

- La diglossie médiévale : la langue maternelle est diversifiée, mais le latin n’en fait plus partie.

- Il faut apprendre le latin comme une langue seconde : c’est la langue du savoir .

- Le latin étant grammatisé, on utilise les grammaires du latin(rôle de Donat).

- La grammaire devient un outil d’apprentissage de la langue vernaculaire : apprendre la grammaire latine (règles, exemples) est une propédeutique à la grammaire de toutes les langues que l’on veut apprendre (Sylvain Auroux fait ici justice de la réputation du latin comme langue « élitiste », moins élitiste que les exigences propres à la « culture générale »).

La Renaissance et le latin classique

- Pour le MA, le latin est une langue scientifique. Ce latin est parlé comme une langue vivante dans un certain nombre de lieux, dont les monastères ; il est la langue des échanges scientifiques. Il le restera de Thomas d’Aquin à Kant, jusqu’à la fin du XIXème : on mesure mal comment l’Europe pourrait se priver d’une partie aussi riche de son passé (Philosophie linguistique, grammaire spéculative).

- Selon le type d’utilisation d’une langue (sa fonction sociale), le type de référence normatif varie.

- La Renaissance a changé la référence au latin en la ramenant au corpus clos des auteurs « classiques » (autrement dit Cicéron et pas Thomas d’Aquin).Ce changement est considéré la plupart du temps comme un grand progrès scientifique de la Renaissance ; il donne au latin un nouveau statut, celui de langue morte.

La Renaissance et la grammaire latine

- 1449 : Valla , Elegantiae

- 1465 : Perroti, Rudimentae Grammatices

- 1481 : Nebrija, Introduciones latinae linguae

- 1524 : Linacre, De emendata structura latini sermonis

- 1537 : Despantères, Commentari Grammatici

- 1540 : Scaliger, De causis latinae linguae

- 1587 : Sanctius, Minerva

La grammatisation des langues du monde

- La « découverte » des langues.

- Simultanéité de la grammatisation en Europe et ailleurs.

- Diversité des langues et « grammaire latine étendue ». La grammaire latine se transforme, devient une grammaire puriste et théorique, transférable à d’autres langues.

- Les langues nationales.

Conclusions

- La mort et la vie d’une langue ne coïncident pas nécessairement avec celles des locuteurs.

- Le monolinguisme est une situation rare dans l’histoire de l’humanité ; il s’installe avec la naissance des langues nationales et la mort du latin.

- Sans le rôle joué par le latin et la grammaire latine dans la Romania nous aurions difficilement pu envisager une discipline comme la linguistique générale.