M.-D. Couzinet, La Renaissance philosophique française en latin : les cas de Ramus et de Bodin

Pour notre dernière conférence de l’année 2016-2017, Marie-Dominique Couzinet a magnifiquement fait revivre deux personnages singuliers de la Renaissance : Pierre La Ramée dit Ramus, un « pédant de collège » auteur d’une Dialectique, et l’avocat Jean Bodin auteur des Six livres de la République. Tous deux illustrent à leur manière le bilinguisme des savants de la Renaissance, entre français et latin, et les enjeux qui y sont liés, entre accroissement et diffusion des savoirs.

Marie-Dominique Couzinet est maître de conférences HDR à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, spécialiste de l’humanisme philosophique de la Renaissance. Jean Bodin et Pierre Ramus sont des personnages qu’elle côtoie depuis de nombreuses années et auxquels elle a consacré différents travaux, notamment : Histoire et méthode à la Renaissance : une lecture de la « Methodus ad facilem historiarum cognitionem » de Jean Bodin, Paris Vrin, 1997, et Pierre Ramus et la critique du pédantisme : philosophie, humanisme et culture scolaire au XVIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2015.

Je lui laisse la parole sans plus tarder.

Adeline Desbois-Ientile

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11 mai 2017

Dominique Couzinet

(Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, UFR de philosophie)

« La Renaissance philosophique française en latin :

les cas de Ramus et de Bodin »

La question de savoir si la Renaissance est une « renaissance philosophique », comme l’indique le titre – que ce soit en France ou ailleurs en Europe – est une question controversée qu’il n’y a pas lieu de soulever ici. Je dirai seulement que la Renaissance (de Pétrarque à Descartes) est une période de la philosophie moderne peu fréquentée par les historiens de la philosophie. Elle est reconnue pour avoir été le creuset de transformations multiples – sociales, politiques, religieuses, artistiques, scientifiques –, mais beaucoup moins pour sa production conceptuelle. En effet, à une époque où les disciplines ne sont pas encore séparées, celle-ci s’est faite largement hors du champ de la philosophie au sens strict, contrairement à ce que laissent penser les approches idéalistes. Il faut ajouter qu’elle a été occultée par l’envergure philosophique des grands systèmes de pensée moderne du XVIIe siècle.

Cela a eu des conséquences institutionnelles. Institutionnellement, l’enseignement de l’histoire de la philosophie de la Renaissance a toujours été peu représenté. C’est particulièrement le cas en ce moment, en France et en Europe (sans parler des États-Unis, où il n’y a pas de chaires de philosophie de la Renaissance), dans le contexte de désaffection actuelle pour l’histoire de la philosophie. C’est un des questionnements menés dans le séminaire que je consacre depuis deux ans, à Paris 1, à l’histoire de la philosophie de la Renaissance, à ses objets, ses institutions et sa pratique (séminaire « Faire de l’histoire de la philosophie de la Renaissance », voir programme sur le site de l’université Paris 1 ou sur Academia.edu).

Ma recherche est centrée sur le rapport qu’entretient l’humanisme avec la philosophie. Plus exactement, je cherche à préciser les formes prises par l’interrogation philosophique dans une culture à dominante humaniste, et comme telle, centrée sur les arts du langage : grammaire, rhétorique, dialectique, à la recherche de nouveaux instruments susceptibles de saisir une réalité en plein bouleversement. Ma thématique actuelle est l’élaboration d’une philosophie de « l’usage », la dialectique et la théorie de l’argumentation comme élément d’unification philosophique et nouvel organon, la méthode comme instrument de classification du savoir et la comparaison comme instrument producteur de normativité.

Au XVIe siècle, dans la France de Montaigne et de Rabelais, la philosophie se fait pour l’essentiel en latin. Pour l’essentiel, parce que c’est justement l’époque où le vernaculaire pénètre toutes les formes d’écritures, et donc aussi l’écriture philosophique. Si l’on prend le cas italien, on pense aux Dialogues philosophiques italiens de Giordano Bruno, qui sont une œuvre philosophique majeure écrite en italien, dans les années 80 du XVIe siècle. Inversement, on pense à Tommaso Campanella qui écrit, du fond de sa prison, dans les années 90, le même texte d’abord en latin, puis, de mémoire, en italien, après la disparition du manuscrit latin (le De sensu rerum et magia / Del senso delle cose e della magia). Je pense aussi à Francesco Patrizi da Cherso, qui rédige en italien ses Dialogues sur l’histoire (Della istoria dieci dialoghi, 1560), où il montre que l’histoire est un objet philosophique, avant que ceux-ci soient traduits en latin, sous une forme édulcorée. Il faut donc tenir compte de ce facteur.

Pour en revenir au titre de la conférence : « La Renaissance philosophique française en latin », il soulève donc deux, voire trois questions : 1) Celle du rapport qu’entretient la philosophie avec le latin, à l’époque de la Renaissance, qui se double d’une autre question : 2) celle du rapport qu’entretient la philosophie avec les langues vulgaires. 3) Enfin, s’agissant du latin, de quel latin/ou de quels latins s’agit-il ?

Je ne vous parlerai donc pas exclusivement de philosophie politique, mais de pratiques philosophiques profondément impliquées dans la cité, chez deux auteurs français du XVIe siècle : l’un « pédant de collège » (Ramus), l’autre avocat au Parlement de Paris et serviteur de la monarchie (Bodin), qui ont tous les deux fait œuvre philosophique. Je les examinerai du point de vue de leur emploi de la langue latine et de la manière dont elle innerve leur réflexion.

Pourquoi ces deux auteurs en particulier ? Outre que ce sont ceux que je connais le mieux, parce qu’ils me semblent représentatifs de la situation du latin, dans des milieux assez proches. Tous les deux écrivent et publient en latin et en français. Tous les deux sont connus pour avoir contribué au mouvement de vulgarisation de la philosophie : Ramus, en qualité d’auteur de la première Dialectique en français (parue en 1555), Bodin pour avoir écrit en français son œuvre majeure, Les Six livres de la République (1576). J’ajouterai que tous les deux s’auto-traduisent d’une langue à l’autre, dans les deux sens (du latin au français et vice-versa).

Mais avant d’aborder les deux cas, il convient d’énoncer quelques préalables.

I. Préalables

Qu’appelle-t-on « philosophie » à la Renaissance ? Pour les humanistes, la philosophie a le sens général d’« amour de la sagesse », mais elle apparaît aussi comme « mère des arts » (mater artium)[1] – qu’il s’agisse des seuls arts libéraux ou de l’ensemble des arts, en tant qu’ils sont utiles. Ceci avec le double sens de mère dans le sens d’origine des arts, et dans le sens où elle est constituée par l’ensemble des arts. Dans cette seconde acception, on retrouve un sens encyclopédique déjà présent chez Platon[2] et aussi chez Cicéron[3] ; dans la première, on retrouve le sens architectonique, en tant que la philosophie ordonne les autres arts et en est l’accomplissement.

Où trouve-t-on prioritairement la philosophie, en France, au XVIe siècle ? À l’école ; plus exactement, au collège[4]. Il convient donc, dans un premier temps d’adopter ce que François de Dainville appelait « l’angle scolaire, c’est-à-dire la détermination à un moment donné du niveau et du caractère de l’enseignement »[5] – en l’occurrence, l’enseignement philosophique.

L’enseignement de la philosophie se fait en latin, au collège, dans le cadre de la faculté des arts qui correspond aux dernières années d’enseignement au collège et à la première étape de l’enseignement universitaire, commune à tous les étudiants. Cet enseignement porte sur les sept arts libéraux : les arts du discours ou trivium (grammaire, rhétorique et dialectique), et les mathématiques ou quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). L’enseignement du latin correspond à la grammaire, mais il s’approfondit dans les enseignements de la rhétorique et de la dialectique et donne accès aux enseignements supérieurs. La philosophie, considérée dans ses divisions traditionnelles (logique, physique, éthique), stricto sensu si l’on veut, commence avec l’enseignement de la logique ou dialectique et dans le prolongement du quadrivium, exclusivement sur la base du corpus aristotélicien, traduit en latin, avec l’aide d’ouvrages pédagogiques traditionnels, mais aussi élaborés par les humanistes (on pense en particulier à Jacques Lefèvre d’Étaples).

Ces enseignements représentent la formation humaniste de base, celle à l’issue de laquelle les chemins se divisent, avec l’entrée dans l’une des trois facultés supérieures, que l’on s’oriente vers un doctorat de droit, de médecine ou de théologie. Le collège et la faculté des arts constituent donc le socle commun de l’encyclopédie qui fait de cette idée, héritée de Guillaume Budé et du premier humanisme français, une réalité vivante dans le milieu des professeurs, des juristes, des médecins et des théologiens de la seconde partie du XVIe siècle. C’est justement ce qui autorise un juriste comme Jean Bodin à écrire un livre de philosophie naturelle, l’Universae naturae theatrum, et un médecin, François de Fougerolles, à le traduire en français.

Je veux dire que si, professionnellement, le philosophe se définit comme « pédant », c’est-à-dire comme professeur de la faculté des arts, plus largement, il peut faire œuvre philosophique hors du cadre étroit de la profession enseignante. C’est ce qui se produit pour Bodin, mais avec lui, pour nombre de juristes, de médecins, de théologiens, qui trouvent dans la poursuite des études une possible mobilité sociale et des situations plus satisfaisantes que celle de professeur de la faculté des arts, largement moquée, notamment par Montaigne (appât du gain, avilissement de l’étude, etc. Voir Essais, I, 25 sur le pédantisme).

Il faut donc distinguer le philosophe professionnel (le professeur de philosophie), de celui qui fait œuvre philosophique hors du cadre de l’enseignement. C’est le cas de Bodin comme de Montaigne (qui ne se veut pas philosophe, mais là encore, c’est un sujet qu’il n’y a pas lieu d’aborder ici). Mais tous les deux ont été formés aux « lettres », ou plus exactement, aux « bonnes lettres », les bonae litterae, en latin. C’est le socle commun dont il était question. L’expression italienne « parlar per lettera », c’est-à-dire parler latin, par opposition à « parlare per volgare », est représentative de l’identification de l’éducation avec la connaissance du latin et de la littérature latine, dont est dépourvu l’« uomo senza lettere » (ainsi que se définissait Léonard de Vinci), qui n’a pas appris la « grammaire » – autrement dit, le latin.

Dernière question : quel latin ?

Giordano Bruno – encore lui – a moqué le parler pédantesque : un emploi particulièrement laborieux du discours, toujours en latin ou dans un idiolecte mêlé de latin, d’italien et parfois de grec. Chaque mot est agrémenté de plusieurs équivalents et chaque phrase entrecoupée de remarques grammaticales – voire de véritables leçons de grammaires ou d’échantillons d’exercices de mémorisation stupides –, dans une débauche d’érudition et de copia qui singe avec précision les procédés pédagogiques de l’époque, en particulier les commentaires des textes classiques devenus ici entièrement autoréférentiels, le pédant commentant exclusivement son propre discours et son apparence extérieure. Il s’agit là d’une caricature. L’exemple de Ramus permettra de mieux juger de ce qu’il en était en France dans la seconde partie du XVIe siècle.

Ramus est donc représentatif d’un enseignement professionnel de la philosophie en latin, et pose la question du passage au vulgaire ; Bodin est représentatif d’un usage et d’un enseignement non professionnel de la philosophie qui se situe dans un cadre privé, et pose aussi, quelques années plus tard, la question du passage au vulgaire.

II. Ramus (1515-1572)

Pierre de La Ramée, dit Ramus, a passé toute sa vie à enseigner dans des collèges parisiens : d’abord au Collège du Mans, puis au Collège de l’Ave Maria, et à partir de 1544-1545 au Collège de Presles, dont il devient le principal, et qu’il continue de diriger tout en y enseignant, à partir de 1551, à titre de professeur royal nommé par le roi Henri II. Il avait fait précédemment une apparition fracassante sur la scène publique en 1543, avec deux publications qui ont fait scandale, les Dialecticae institutiones – des « institutions dialectiques » d’inspiration platonicienne –, et surtout les Aristotelicae animadversiones – des « observations contre Aristote » violemment satiriques, qui lui ont valu l’interdiction d’enseigner et de publier de la philosophie de la part de François Ier. L’interdiction n’a été levée qu’à la mort du roi, et Ramus réhabilité par Henri II, au point de jouer à partir de ce moment-là, en qualité de professeur royal, un rôle de premier plan dans la vie universitaire parisienne, dans la production scolaire, dans la réforme de l’enseignement et dans la réflexion sur la réforme de l’université qui sera réalisée plus tard par Henri IV. Il prônait une pédagogie simplifiée, centrée sur des objectifs pratiques, et exposée dans un nouvel organon, devant se substituer à l’organon aristotélicien. Son adhésion à la Réforme et un voyage dans les pays protestants ont contribué à asseoir là-bas durablement son influence, alors que son œuvre était interrompue par son assassinat à Paris, le troisième jour de la Saint-Barthélemy (le 26 août 1572).

1) Ramus est connu pour avoir été le promoteur de l’enseignement et de la publication de la philosophie en langue française. Il est en effet l’auteur de la première Dialectique en français, en 1555, dont tous les exemples sont empruntés aux poètes de la Pléiade, ou rédigés par eux pour l’occasion. Il a été aussi l’instigateur d’une traduction-adaptation en français par Antoine Fouquelin (1555 et 1557) de la Rhetorica, précédemment publiée en latin par son collaborateur Omer Talon. Le mot d’ordre de Ramus, qui correspond à l’intitulé de sa chaire de professeur royal, était la « conjonction » entre la philosophie et l’éloquence. Il s’agit donc bien là de l’enseignement de la philosophie. Les années suivantes, il étend la « conjonction » à la première discipline du trivium et rédige, à l’aide de ses collaborateurs, une grammaire latine (1559), à laquelle s’ajoute une grammaire grecque (1560) et une grammaire française (1562).

Dans son Ciceronianus (1557), il déclare qu’il serait souhaitable d’introduire le français à l’école et de le « conjuguer » avec le latin et le grec, comme il l’a fait dans ses grammaires française, latine et grecque. Pourtant, cela ne semble pas correspondre à la réalité de son enseignement et de celui de ses collaborateurs : en effet, on n’a pas de traces de cours en français jusqu’à présent, et Peter Sharratt remarque que les cours publiés (commentaires de Cicéron, Virgile) comme les manuels sont rédigés en latin, dans une proportion écrasante :

Les commentaires montrent le peu d’importance des éditions en vernaculaire, bien que ce soient elles qui aient bénéficié d’éditions modernes, et malgré le fait qu’elles n’ont pratiquement pas été lues par les contemporains, comme en témoigne l’état de conservation parfait des copies de la Dialectique que l’on trouve dans les bibliothèques, en comparaison avec les copies sales et jonchées d’annotations des éditions latines, et le nombre insignifiant des éditions en vernaculaire[6].

Ces déclarations, qui correspondent aux années de collaboration de Ramus avec les poètes de la Pléiade (1555-1557 environ) et à sa collaboration durable avec les éditions Wechel, témoignent d’une volonté politique qui ne semble pas avoir vraiment infléchi les modes d’enseignement. Pourquoi ? La Dialectique en français est souvent incompréhensible, du fait que Ramus est obligé d’élaborer tout un vocabulaire technique qui n’existe pas en français. Le lecteur de notre temps est tenté de « se rabattre » sur les versions latines. On peut penser qu’il en fut de même pour celui du XVIe siècle. C’est la même chose pour le texte de Patrizi dont je vous parlais (le problème étant que son traducteur en latin esquisse systématiquement tous les passages difficiles et ceux qui sont philosophiquement problématiques).

2) Quelles sont les réformes proposées par Ramus concernant le latin ?

J’ouvre ici une parenthèse, pour dire que sur Ramus, nous disposons d’une source extrêmement précieuse : la biographie qu’a rédigée, en latin, un de ses élèves qui fut aussi son secrétaire et son collaborateur, Nicolas de Nancel[7]. Je signale à celles et à ceux d’entre vous que cela pourrait intéresser que la richesse du vocabulaire de Nancel fait souvent de sa Vie de Ramus la source unique de mots et d’expressions recensées par le Lexique de la prose latine de la Renaissance[8]. Mon propos sera basé essentiellement sur cette source.

En matière de grammaire, Nancel considère que son maître a acquis deux titres de gloire :

Le premier, en restituant la prononciation ancienne des Latins et des Grecs, jusqu’alors extrêmement pervertie, en la tirant des écrits de toute l’antiquité, en la popularisant par son exemple et par celui de ses disciples, par l’enseignement et les cours publics, et en la répandant et en la mettant à l’épreuve (tritum probatumque) par un usage fréquent, malgré les rires des envieux et des ignorants, du fait de la nouveauté et du caractère insolite de la chose (Nancel, p. 216).

Pour la prononciation du latin, on trouve des précisions sur la querelle qu’elle a suscitée, dans la Vie de Ramus par Johann Thomas Freigius[9] que cite Bayle, horrifié par le témoignage à la fois ridicule et dérisoire qu’elle donne des pratiques de l’université de Paris en ce temps-là, à l’avantage indéniable de Ramus. Freige raconte qu’aux alentours de 1555, alors que les professeurs royaux commençaient à introduire une prononciation plus pure du latin, ils rencontraient une grande résistance, surtout du côté de la Sorbonne. La controverse portait notamment sur la prononciation de la lettre Q. À la prononciation « quisquis, quanquam » des professeurs royaux, les Sorboniques opposaient « kiskis et kankam ». On imagine aisément le profit que les comiques ont dû tirer d’un pareil sujet, dont subsistent apparemment des traces dans une farce scolaire. Un ecclésiastique qui avait adopté la prononciation restituée fut traîné par les professeurs de Sorbonne devant le Parlement de Paris. Les professeurs royaux intervinrent en faveur du malheureux, Ramus en tête, et le Parlement rendit un arrêt qui absolvait l’ecclésiastique et garantissait implicitement pour l’avenir l’impunité en matière de prononciation.

La seconde innovation grammaticale de Ramus, d’après Nancel, concerne aussi la prononciation. Il s’agit de l’invention des lettres « j » et « v » qu’il emprunte à l’hébreu, pour désigner des sons différents par des lettres différentes – distinction préexistante, mais non utilisée de manière systématique, précise Nancel, dont il s’attribue l’idée au passage (p. 216). On remarque que Nancel ne parle pas de la tentative malheureuse de Ramus pour rédiger sa grammaire française en remplaçant l’orthographe courante par la phonétique, qui est restée sans suite[10].

3) Examinons maintenant le latin, confronté à l’enseignement des nouvelles disciplines : le grec et les mathématiques. Ramus a introduit au collège ces matières qui étaient enseignées par les professeurs royaux. D’après Nancel, jusque là, « seuls quelques rares adultes apprenaient la [langue] grecque des professeurs royaux » (p. 212). Dans ces deux matières, on trouve un phénomène semblable à celui que l’on observe pour le français.

Le grec et les mathématiques sont étroitement liés, puisque l’accès à la littérature mathématique ancienne suppose la connaissance du grec. Pour le grec, Nancel insiste sur deux points qui font, à ses yeux, la nouveauté de l’enseignement tel que l’introduisit Ramus au collège de Presles : d’une part, il est le premier à avoir assigné une place spécifique à l’enseignement du grec, séparé de celui du latin (p. 188). Néanmoins, ces enseignements distincts ne semblent pas avoir réussi à conduire les élèves au même degré de maîtrise des deux langues : en effet, les publications des cours de Ramus montrent que les textes grecs sont toujours accompagnés d’une traduction.

Quant à l’enseignement des mathématiques, il se faisait en latin, sauf exception due à la difficulté de trouver des professeurs à la fois compétents en mathématiques et formés aux disciplines humanistes (et donc au latin et au grec). Ce sera le cas de Forcadel qui devait faire ses cours en français (p. 198). Mais Ramus se battra pour que les professeurs royaux de mathématiques soient formés aux « bonnes lettres », notamment contre l’élection de Dampestre Cosel, lui aussi uomo senza lettere, le cas de Jacques Charpentier présentant le problème inverse d’un humaniste incompétent en mathématiques[11].

Ramus s’est consacré à l’enseignement des mathématiques en deux temps. Pendant la période de l’interdiction, faute de pouvoir enseigner la philosophie, il s’est reporté sur l’enseignement des mathématiques. Il a pour cela publié une traduction à usage scolaire des premiers livres d’Euclide, en 1545. Proche de Jacques Toussaint, professeur royal de grec à qui allait succéder Turnèbe, Ramus a peut-être suivi ses cours. Il a poursuivi sa formation en grec avec des répétiteurs et des professeurs privés. À partir des années 60, Ramus s’est lancé dans une vaste entreprise de récolte du corpus mathématique grec dans les bibliothèques royales, en France et aussi à l’étranger, en vue d’en publier des traductions latines. Il a été interrompu par la mort, mais on garde les premières publications de ce corpus. Il a aussi traduit aussi lui-même du grec, à usage scolaire, les Lettres de Platon et la Politique d’Aristote. Quant à l’Éthique à Nicomaque, qui a fait l’objet d’un commentaire sans pitié rédigé par Omer Talon pour un cours, elle ne reprend pas, à ma connaissance, de traductions existantes. C’est dire que Ramus et ses collaborateurs tentaient de maîtriser la totalité du processus, de la traduction à l’interprétation.

4) Dans le programme de Ramus, professeur royal de philosophie et d’éloquence, la réforme philosophique a surtout consisté à proposer un enseignement intégré des deux disciplines. Cela correspondait à une diminution de l’horaire assigné à la philosophie par les statuts de l’université de Paris. Pour la partie philosophique stricto sensu, dont les statuts de l’université de Paris (rédigés sous l’autorité du Cardinal d’Estouteville et promulgués en 1452) exigeaient que son enseignement fût conduit sur les textes d’Aristote, Ramus a une attitude différenciée : à la logique aristotélicienne, il substitue un nouvel organon (la Dialectique, dans ses multiples versions). Mais comme on l’a compris, cette proposition concerne en fait tous les arts, puisqu’il publie des manuels de grammaire, de rhétorique, mais aussi d’arithmétique, de géométrie, d’algèbre, etc., qui obéissent aux règles de la dialectique. Pour l’enseignement des autres parties de la philosophie (éthique, physique et métaphysique), il procède de façon différenciée avec une éthique alternative qu’il faut, à mon avis, rechercher dans ses Commentaires de la religion chrétienne, publiés après sa mort (1577), où il identifie clairement éthique et théologie ; bien-vivre et vie chrétienne : « la théologie est la doctrine du bien-vivre »[12] et doit se substituer à l’Éthique à Nicomaque. Comme son collaborateur, Omer Talon, il rejette totalement la position des théologiens qui consistait à fonder philosophiquement le christianisme sur l’éthique aristotélicienne. On dispose d’exercices scolaires rédigés par les élèves et publiés qui reposent sur le commentaire très critique de Talon au premier livre de l’Éthique à Nicomaque.

L’apprentissage de la philosophie politique repose sur des commentaires de textes : les Lettres de Platon, dont Ramus publie une traduction et un commentaire en 1549, et La Politique d’Aristote, dont on dispose d’une traduction, accompagnée d’un commentaire et publiée après la mort de Ramus (1609). Il se fait aussi par l’intermédiaire d’exercices scolaires, sous la forme de disputationes d’élèves en latin, dont on garde des témoignages imprimés.

L’enseignement de la physique ne repose que partiellement sur les livres d’Aristote ; il est complété par l’étude d’Euclide (« la vraie physique, fondée sur des raisons mathématiques »), et par des méditations dialectiques et rhétoriques sur les œuvres de Virgile, Ovide, Lucrèce et Pline, qui ouvrent, par l’intermédiaire de la poésie, l’enseignement de la physique à celui de l’éthique et de la théologie naturelle.

Quant à la métaphysique aristotélicienne, elle tombe sous le coup de la critique de la logique, à laquelle la réduit Ramus. Pour aller vite, on pourrait dire que Ramus remplace la métaphysique par la logique, mais par sa propre logique, qui s’applique à tout ce qui est et ce qui n’est pas.

5) Dernière question : quelle était sa pratique du latin ?

Nancel dit de Ramus que « La langue latine lui était si familière et [qu’] il était si entraîné à la parler mais aussi à l’écrire sans préparation, qu’il aurait pu épuiser deux secrétaires » (p. 232). Il était nourri de culture latine, et ses trois biographes se font l’écho de citations latines tirées d’Horace ou de Virgile qu’il se plaisait à répéter selon les circonstances.

Cette profonde imprégnation de latin ne concerne pas seulement la grammaire et le style. Nancel fait de Ramus le plus grand orateur de son temps (p. 210) et le meilleur commentateur de textes oratoires depuis Cicéron (p. 196). Il faut faire la part de l’hagiographie. Néanmoins, on apprend, par exemple, qu’avant de commencer son cours sur le De optimo genere oratorum, il a déclamé pendant plus de huit jours sur l’imitation de Cicéron (Ciceronianus).

Nancel juge aussi que « Ramus fut sans aucune difficulté le meilleur de son siècle à écrire et parler en latin » (p. 204). Ce jugement est confirmé par les contemporains (La Croix du Maine, Bayle se référant à Brantôme). Nancel précise : « Il y avait chez cet homme une richesse d’élocution, une grâce singulière dans les gestes et la prononciation qui faisaient paraître son éloquence naturelle, alors qu’elle était le fruit de son industrie » (p. 204-206). Il dit encore que « la prononciation et l’action éclipsaient ses autres vertus » (p. 248). C’est dire que Ramus possède l’art rhétorique dans toutes les parties qui le composent. Il a en effet attribué à la dialectique les autres parties de la rhétorique, en limitant techniquement la rhétorique à l’élocution et à la prononciation. On rappellera que l’élocution consiste à orner le discours par le maniement des tropes et des figures, et que la prononciation comporte la voix et le geste, ou action.

L’éloquence de Ramus s’est exercée aussi dans la conversation, où elle a rencontré, à certains égards, ses limites. Ramus organisait en effet des dîners. Nancel les qualifie de véritables dîners philosophiques (coena philosophica), tant par la nourriture que par la conversation (p. 234). Il précise que Ramus brille par son éloquence française. Ainsi, au cours d’un banquet mémorable chez le conseiller Siriet, il captive hommes et femmes de qualité par une conversation improvisée en vernaculaire, au point qu’ils en oublient de manger et restent pendus à ses lèvres (p. 234). Ceci lui arrive souvent, précise Nancel, lorsqu’il est invité à l’extérieur. Et pourtant, le grand orateur qu’il était, capable de dompter un public et de captiver une tablée, devenait « complètement dissemblable à lui-même », écrit Nancel, dans les conversations privées avec des étrangers, et tout juste bon à articuler quelques banalités. Nancel propose l’explication suivante : « cela arrive couramment à des Français très cultivés qui ne sont pas habitués à utiliser le latin dans la conversation quotidienne ». La manchette résume : « disert en public ; incapable de parler et muet dans la conversation familière, lorsqu’il devait parler en latin avec des étrangers » (p. 250).

Le personnage de Ramus et son activité donne, il me semble, une image vivante de la pratique du latin dans un collège parisien à la pointe de l’innovation pédagogique, dans la deuxième moitié du XVIe siècle[13]. Je serai plus brève sur Bodin.

II. Jean Bodin (1529/30-1596)

Originaire d’Angers, fils de négociant, Jean Bodin (1529/30-1596), s’est formé à l’école de l’humanisme et de la spiritualité carmélite. Il est vraisemblablement novice au collège des Carmes de Paris entre 1545 et 1547, alors que Ramus vient de prendre la direction du collègue de Presles, situé en face de celui des Carmes, de sorte qu’il n’avait qu’à traverser la rue pour suivre les cours de Ramus[14] ; mais on n’a pas de preuves qu’il l’ait fait (Ramus n’était pas encore professeur royal et ses cours publics ; mais Bodin connaît sa réputation et ses publications). Ayant quitté l’ordre apparemment pour fait de religion, Bodin poursuit des études de droit à Toulouse, où il brigue sans succès la direction d’un collège financé par la ville de Toulouse. Il envisage donc la même carrière que Ramus dont il partage les idées sur un enseignement public. Il se tourne alors vers une carrière d’avocat au Parlement de Paris, vers 1560. Auteur reconnu, chargé de diverses missions par le roi Charles IX, puis au service du duc d’Alençon, frère du roi, il occupera ensuite une charge de procureur du Roi à Laon, où il se retirera, pendant la Ligue.

Pour Bodin comme pour Ramus, qui sont actifs à l’époque des guerres de religion, un même événement a été décisif : le massacre de la Saint Barthélemy, en 1572. Alors que Ramus est assassiné, sa bibliothèque et son musée dispersés, et que son collège subit l’appauvrissement de l’enseignement parisien dû aux morts et aux exils, Bodin infléchit la théorie politique qu’il avait déjà esquissée dans la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566 ; 1572), dans le sens d’un renforcement de la théorie de la souveraineté, et publie, dix ans après, en français, Les Six livres de la République (1576).

La Methodus, à laquelle j’ai consacré ma thèse, est un véritable projet encyclopédique dans lequel Bodin transfère à l’ensemble du donné historique un procédé d’exposition systématique alors courant en droit. Pour lui, la réflexion sur la science politique (qu’il appelle civilis disciplina) et sur la République (respublica) s’inscrit dans une vision philosophique qui inclut l’ensemble des activités humaines, dans un monde gouverné par un Dieu souverain. C’est dans ce contexte théorique qu’à Paris, confronté à la réalité politique en qualité d’avocat et de commissaire royal, il rédige ses ouvrages suivants en français : la Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit touchant l’enchérissement de toutes choses (1568), où il développe une réflexion sur l’économie, en réponse au problème de la dépréciation des monnaies ; surtout les Six livres de la République (1576) où, en réponse à la menace que représentaient pour l’État les guerres civiles (les guerres de religion), il formule la théorie de la souveraineté absolue et perpétuelle. La référence cicéronienne et platonicienne est sensible dans le choix du titre, mais Bodin insiste sur le fait que ce qu’il écrit est totalement nouveau, et les circonstances inédites. Il rédige aussi en français la Démonomanie des sorciers, parue en 1580 et plusieurs fois rééditée de son vivant, où il prolonge sa réflexion politique sur le pouvoir de punir : dans cet ouvrage, il met au service des juges son expérience des procès en sorcellerie et une métaphysique fondamentalement étrangère à la vulgate théologique et démonologique de son temps.

Or ces trois derniers ouvrages ont tous été traduits en latin, et la République, par Bodin lui-même. Inversement, il a traduit lui-même, du latin en français, un opuscule de philosophie morale rédigé à la fin de sa vie. Ce sont ces phénomènes d’aller et retour entre latin et français sur lesquels je voudrais attirer votre attention, en évoquant le cas de Bodin. Ils sont évidemment liés à la nature des sujets traités et aux lectorats visés.

Je vous proposerai donc de survoler l’œuvre de Bodin au prisme du latin.

1) D’abord, la production de type scolaire : Le latin est la langue de l’enseignement. Toutes les publications de Bodin qui sont de nature pédagogique sont naturellement rédigées et publiées en latin. C’est le cas de ses premiers ouvrages, à l’époque où il cherche à faire carrière dans l’enseignement. Ainsi, sa première œuvre publiée en 1555, le De Venatione (La chasse), est une traduction en vers latins accompagnée d’un commentaire, de la Cynegetica d’Oppien. Est aussi en latin le discours dans lequel il expose ses idées sur l’humanisme et sur l’éducation, dans le but d’obtenir – en vain – la direction du collège de l’Esquille à Toulouse (l’Oratio de instituenda in republica juventute ad senatum populumque tolosatem de 1559). Lorsqu’il se tourne vers l’enseignement du droit, il publie, toujours en latin, un Tableau du droit universel (la Juris universi distributio de 1578), un exposé systématique du droit universel dont la première édition est publiée sous forme de placard, à l’usage des étudiants. Les éditions suivantes proposeront le même contenu sous la forme d’un dialogue, puis d’un traité systématique. La publication de la Juris universi distributio (1578) est contemporaine de la Réponse aux paradoxes et de la République, publiées en français, signe clair que l’adoption de la langue correspondait au lectorat visé.

Il faut attendre les derniers ouvrages de Bodin, entre 1580 et 1596 (l’année de sa mort), pour retrouver des publications de nature pédagogique, destinées, cette fois, à un enseignement privé, celui de ses enfants. Ainsi, il publie, sous le nom de son fils Élie, un compendium de philosophie morale (Sapientiae moralis epitome, 1588) ; on dispose aussi, de lui, de conseils pour l’éducation du prince (Consilia de principe recte instituendo, 1602).

Parmi ces ouvrages, qui sont tous en latin, deux ont fait l’objet de traductions françaises. Le premier, le Théâtre de la nature universelle (Universae naturae theatrum), est un volume de plus de 600 p. in-8° qui est paru l’année de sa mort, en 1596. Il s’agit d’un exposé systématique de la nature et de son principe divin unique rédigé par Bodin vers 1590, à partir d’une série de questions et de réponses en latin qu’il avait élaborées à l’usage de ses enfants. Le résultat dépasse largement le niveau d’un manuel scolaire. C’est peut-être ce qui explique qu’il ait été traduit immédiatement en français et publié l’année suivante par un médecin, François de Fougerolles. Celui-ci prend des libertés avec le texte de Bodin qu’il amplifie et complète par des remarques de son cru. Mais la fortune du Theatrum, latin comme français, s’arrête là, puisqu’on n’en connaît pas de nouvelles éditions. Apparemment, le livre n’a pas trouvé son public.

Le deuxième ouvrage, le Paradoxon quod nec virtus ulla in mediocritate nec summum hominis bonum in virtutis actione consistere possit de 1596, est traduit en 1598 par l’auteur, sous le titre : Le Paradoxe de Jean Bodin Angevin qu’il n’y a pas une seule vertu en médiocrité, ni au milieu de deux vices. Il s’agit d’un exposé de philosophie morale qui utilise le procédé scolaire d’un dialogue entre maître et élève – ici, le père et le fils. Sa singularité vient de ce qu’il est clairement anti-aristotélicien (comme le montre le titre) et selon certains, « judaïsant » (ce que le titre ne montre pas)[15]. On y retrouve une vision du monde qui est celle du Theatrum, et des considérations sur la religion présentes dans le dialogue intitulé Colloquium heptaplomeres (rédigé vers 1593), que la tradition lui attribue et qui est devenu un classique de la littérature clandestine. On ignore la fonction de cette traduction française, augmentée et remaniée par l’auteur, sinon qu’une nouvelle épître dédicatoire a été substituée à la précédente. Cependant, au début du siècle suivant, la version latine a fait l’objet d’une nouvelle traduction par Claude de Magdaillan, âgé de douze ans, à titre d’exercice scolaire. La traduction est cette fois très fidèle ; l’enfant semble ignorer la version française de Bodin. L’ouvrage n’a pas connu d’autres éditions, ni en latin, ni en français.

Les autres ouvrages de Bodin :

2) La Methodus ad facilem historiarum cognitionem de 1566 est un cas particulier : il s’agit d’une méthode de lecture exposée de façon méthodique dont le programme ambitieux ne s’inscrit pas dans un cursus scolaire ou universitaire. Le programme est celui, encyclopédique et humaniste, que Bodin s’est lui-même proposé de suivre à titre personnel : il s’agit d’un programme de lecture qui obéit à un ordre triple : divin, naturel et humain, et à une progression contraignante : la connaissance se définit comme jugement sur ce que l’on lit, et part nécessairement des livres rédigés par les hommes (d’où toute une partie bibliographique), pour s’élever au livre de la nature, écrit par Dieu lui-même. On peut dire que toute l’œuvre de Bodin s’est inscrite dans ce schéma, et en premier lieu, sa pensée politique. La Methodus a connu de nombreuses éditions jusqu’au début du XVIIe siècle et une fortune européenne. Elle a circulé en latin et n’a jamais été traduite dans une autre langue avant l’époque contemporaine. On peut penser que c’était logique : le latin était la langue véhiculaire de la République des lettres.

3) Nous abordons maintenant les ouvrages que Bodin publie en français. Ils sont tous liés à son activité de serviteur de la monarchie française. Dans cette seconde partie de sa vie, parisienne, émaillée de missions à l’étranger (notamment en Angleterre et aux Pays-Bas), il publie des poésies latines de circonstance et, en qualité de juriste, un avis juridique, genre traditionnellement rédigé en latin (le Consilium de 1567). Mais la Réponse aux paradoxes de M. de Malestroit et les Six livres de la République sont rédigés en français. C’est aussi le cas de la Démonomanie des sorciers. On a ici affaire à des ouvrages où la réflexion théorique est sollicitée à propos de questions précises relevant de la pratique politique.

La Réponse de Bodin est la pièce maîtresse d’une controverse sur les monnaies, constituée par un rapport commandé au Seigneur de Malestroit par la Chambre des Comptes de Charles IX, et par la réponse de Bodin. Les deux discours sont publiés ensemble et connaissent plusieurs rééditions en français. Dès la fin du XVIe et au XVIIe siècle, ils sont traduits en latin et publiés, en Allemagne, dans des recueils concernant la monnaie, la politique et les finances publiques. La Réponse de Bodin sera aussi traduite en allemand au XVIIe siècle.

Les Six livres de la République ont eu, bien plus encore que la Methodus, une fortune européenne considérable, jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Le texte a connu quatorze éditions, dont les premières sont revues et modifiées par l’auteur ; à l’édition de 1583, il ajoute, sous le nom de René Herpin, une Apologie pour la République, elle aussi en français, contre ses détracteurs. Des traductions italienne, espagnole et allemande sont parues du vivant de Bodin et, au tout début du XVIIe siècle, une traduction anglaise.

Mais ce qui nous intéresse ici est que dix ans après Les Six livres de la République, en 1586, il a traduit lui-même l’ouvrage en latin, sous le titre : De Republica libri VI. Dans l’épître dédicatoire, il explique ce qui l’a décidé à passer du français au latin. Initialement,

Parce que je souhaitais être compris de tous nos concitoyens, et surtout de la noblesse, qui a toujours exercé le pouvoir suprême dans cette République, j’ai cru nécessaire d’utiliser la langue populaire, puisque non seulement les fleuves de la langue latine, qui autrefois irriguaient abondamment la France entière, mais les ruisseaux et les sources mêmes se sont comme taris, dans le long incendie des guerres civiles.

Et quia ab omnibus civibus nostris intelligi cupiebam, maxime tamen a nobilitate, cuius summa semper fuit in hac Republica potestas, populari sermone uti necesse habui, cum linguae Latinae non solum flumina, quae tota Gallia uberrime antea fluebant, verumetiam rivuli ac fontes ipsi diuturno bellorum civilium ardore quodammodo exaruissent.

Bodin explique donc qu’il a d’abord élaboré l’édition latine pour satisfaire le dédicataire, Jacques Duval, gentilhomme de la chambre royale et maître d’hôtel de Catherine de Médicis dont il énonce les arguments :

Vous disiez que la dignité de l’argument requérait qu’il fût anobli par la splendeur de la langue latine, non seulement parce que les Romains furent pour ainsi dire les seuls de tous les peuples à faire passer les droits de la souveraineté et de la République avant l’amour naturel et paternel, mais aussi parce qu’il fallait offrir ce bienfait aux alliés et aux étrangers non moins qu’à ses concitoyens, à cause de cette conjonction entre les hommes qu’établissent les lettres et l’humanité.

Cum diceres argumenti dignitatem postulare ut Romani sermonis splendore illustraretur : tum quod Romani pene soli ex omnibus populis naturae patrioque amori iura maiestatis ac Reipublicae praetulerunt : tum etiam quod illud sociis ac peregrinis aeque ac civibus deberetur, propter eam quae est homini cum homine literarum et humanitatis coniunctionem.

Mais Bodin invoque un deuxième argument dont on comprend qu’il fut déterminant. Il est lié aux circonstances qui l’ont empêché de se mettre au travail plus tôt, à savoir l’ambassade en Angleterre à laquelle il a pris part en qualité de conseiller de François d’Anjou et de Belgique :

Or une circonstance récente m’a fortement déterminé à le faire : lorsque j’ai appris qu’à Londres, le français Olybio, dans la résidence privée d’une famille illustre, et qu’un autre, à l’Université même de Cambridge, avaient toutes les peines et toutes les difficultés du monde à expliquer ma République aux Anglais (sc. Les Six livres de la République).

Tametsi nova occasione ad id maxime impulsus essem, cum Londini Olybium Gallum hominem in privatis illustrium virorum aedibus : alium item apud Cantabriges in ipsa Academia difficili ac molesta ratione Anglis Rempublicam nostram interpretari comperissem.

Ici encore, c’est un usage scolaire, public et privé, qui motive le recours au latin, langue commune d’enseignement.

Il va sans dire que, dans le cas des Six Livres, le passage du français au latin produit des effets de sens, mais ce n’est pas là le lieu de les aborder.

Grâce à Ramus et à Bodin, j’espère vous avoir donné un aperçu de quelques emplois du latin en France, dans les pratiques philosophiques de la seconde partie du XVIe siècle.

Je tiens à remercier Madame Adeline Desbois-Ientile pour son invitation et Luigi Alberto Sanchi pour sa relecture attentive.

[1] “Ita fit ut mater omnium bonarum rerum sit sapientia”. Cicéron, De legibus, I, XXII, 58.

[2] Platon, Phèdre, 265c - 266c; Philèbe, 16c - 17a.

[3] Cicéron, De oratore I, XLI, 186 - XLII, 188.

[4] Voir Marie-Madeleine Compère, Du collège au lycée (1500-1850), Paris, Gallimard-Julliard, 1985. Sur l’éducation humaniste, voir les ouvrages classiques : Eugenio Garin, L’Éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance 1400-1600 (1957), trad. Jacqueline Humbert, Paris, Fayard, 1968 ; Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France (1938), Paris, PUF, 1969.

[5] François de Dainville, La Géographie des humanistes, Paris, Beauchesne, 1940, p. X.

[6] Peter Sharratt, « The Present State of Studies on Ramus », Studi francesi, XLVII-XLVIII, 1972 (p. 201-213), p. 203.

[7] Peter Sharratt, « Nicolaus Nancelius, Petri Rami vita, edited with an english translation », Humanistica Lovaniensia, Journal of Neo-Latin Studies, XXIV, 1975, p. 161-369.

[8] René Hoven, Lexique de la prose latine de la Renaissance, avec la collaboration de Laurent Grailet, Leiden-Boston, 2006.

[9] Johann Thomas Freige, Petri Rami vita, dans Petrus Ramus, Audomarus Talaeus, Collectaneae praefationes [1599], Hildesheim, 1969 (p. 580-625), p. 600. Voir aussi Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1697, entrée « Ramus », et Charles Waddington, Charles, Petrus Ramus (Pierre de La Ramée). Sa vie, ses écrits et ses opinions, Paris, Ch. Meyrueis, 1855, p. 85-89.

[10] Sur la grammaire française au XVIe siècle, voir les travaux de Colette Demaizière.

[11] Voir le testament de Ramus, dans Petri Rami Veromandui, philosophiae et eloquentiae regii professoris celeberrimi, commentariorum de religione christiana libri quatuor, ejusdem vita a Theophilo Banosio descripta, Francofurti, apud Andream Wechelum, 1576, p. 274.

[12] Petri Rami Veromandui, philosophiae et eloquentiae regii professoris celeberrimi, commentariorum de religione christiana libri quatuor, ejusdem vita a Theophilo Banosio descripta, Francfort, 1577, p. 6.

[13] Pour plus de détails, voir Marie-Dominique Couzinet, Pierre Ramus et la critique du pédantisme. Philosophie, humanisme et culture scolaire au XVIe siècle, Paris, Champion, 2015.

[14] À l’emplacement de l’actuel commissariat, rue des Carmes, à la hauteur de la place Maubert. Le collège de Presles se situait à la hauteur de l’angle de la rue des Carmes et de l’actuelle rue du Sommerard, jouxtant le collège de Beauvais.

[15] On trouve cette interprétation chez Pierre Mesnard et Paul L. Rose.