C. Moiroud et D. Viellard, Déchiffrer l'Occident ? Regards croisés de Pic de la Mirandole et de Pierre Legendre. À propos des 900 conclusions et de la 901e.

Cette première conférence de l’année 2018 a été pensée et préparée sur le mode du dialogue. Les deux conférencières, Cécile Moiroud, juriste et maître de conférences en droit à l’université Panthéon-Sorbonne, et Delphine Viellard, agrégée de lettres, nous emmènent à la croisée entre deux époques : le Quattrocento, lors duquel le dialogue était justement une des formes les plus fécondes du débat d’idées, et le XXIe siècle. Elles donnent la parole à deux penseurs qui ont tous deux cherché à embrasser l’ensemble des savoirs, en partant du droit et de la philosophie : le savant Pic de La Mirandole, dont les 900 conclusions ont été traduites par Delphine Viellard (Les Belles-Lettres, 2017), et l’historien juriste Pierre Legendre, penseur de l’homme occidental contemporain qui a proposé une 901e conclusion (Fayard, 1998). À travers ces deux grands personnages, elles font dialoguer les savoirs autour d’une même question : qu’est-ce que l’homme ?

Remercions, pour conclure, Pierre Legendre de sa présence et de sa participation ! Et pour prolonger la conférence, nous vous invitons à quelques lectures ou visionnages :

À lire : Pic de La Mirandole, Les 900 Conclusions. Précédées de La condamnation de Pic de La Mirandole, texte établi et traduit par Delphine Viellard, avec la contribution de Nicolas Roudet, Paris, Les Belles Lettres, 2017.

Pierre Legendre, La 901e Conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Paris, Fayard, 1998.

À voir : Le cinéma de Pierre Legendre. Introduction à l’anthropologie dogmatique, édité par l’association Ars dogmatica sous l’impulsion de Cécile Moiroud.

Adeline Desbois-Ientile

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Delphine Viellard : Cette conférence a une histoire. Elle a commencé, le 15 juin 2017, lors de la soirée organisée par les Belles Lettres pour la publication de la nouvelle traduction des 900 conclusions de Pic de la Mirandole, que précède une longue présentation de la condamnation de Pic de la Mirandole par Louis Valcke. La conférence de ce soir lui doit beaucoup. Cécile Moiroud, ancienne élève de Pierre Legendre, auteur de La 901e Conclusion, était venue à la présentation pour mieux connaître Pic et ses 900 Conclusions. Un dialogue fructueux s’instaura entre nous deux, et elle me fit aussi entrer en relation avec Pierre Legendre, que je rencontrai à Paris, début juillet. Cécile Moiroud qui devait faire une conférence en janvier ici même, eut l’idée de m’associer à elle. C’est ainsi que nous avons décidé de faire dialoguer les pensées de Pic et de Pierre Legendre, et cela, plus spécifiquement sur la question du déchiffrement de l’Occident.

Tout d’abord, replaçons la rédaction des 900 Conclusions dans son contexte historique. Nous sommes en mars 1486, Pic a 23 ans. Cela fait neuf années qu’il a commencé des études de droit à Bologne terminées par une compilation des Décrétales, et fréquenté les grandes universités italiennes et la Sorbonne. Il y a amassé toutes les sciences, depuis la physique du monde sensible jusqu’aux ésotérismes les plus mystérieux, en passant par le platonisme dans ses variétés les plus éthérées. Il vient de séjourner à Florence, auprès de très célèbres humanistes et de découvrir la Cabale. Il estime désormais que le temps est venu de livrer cette vaste moisson aux sages et de faire étalage des connaissances dont il est devenu le dépositaire. À Paris, il a assisté à des disputationes où les maîtres illustres se lançaient le défi de discuter, pendant toute une journée, de sujets philosophiques ou théologiques extrêmement variés. Lui, veut faire dialoguer tous les grands esprits de son temps, à qui il offre même la prise en charge du voyage ; de plus, il veut convoquer le pape Innocent VIII, en personne. Pour amorcer la discussion, il rédige 900 conclusions, dans le style parisien, c’est-à-dire scolastique.

Quelques précisions sur ce titre et sur le mot latin conclusio. C’est un mot emprunté au glossaire scolastique qu’on traduit ici par « conclusion ». Cependant, il pourrait l’être aussi par « position », « proposition » ou « thèse » soumises à discussion. Ce sens a été conservé, par exemple, dans la langue juridique. Un avocat, en effet, rédige au XXIe siècle des conclusions qu’il soumet à la partie adverse et au juge.

Les 900 conclusions se divisent en deux parties quasiment égales. La première section qui comprend 402 conclusions, est une section « historique » ; Pic y regroupe des conclusions d’autrui. Dans la seconde section, le Mirandolien affirme exposer ses positions personnelles (cf. le plan de ces 900 conclusions en annexe). Chacune des deux sections suit une progression identique. La section « historique » aborde en premier lieu les philosophes et théologiens « latins », c’est-à-dire les scolastiques, ceux qui sont les plus familiers à son auditoire. Suivent les philosophes arabes, déjà bien connus à l’époque de Pic. Puis, on passe aux péripatéticiens grecs, qui étaient plus ou moins perdus de vue : Théophraste, Ammonius, Simplicius, Alexandre d’Aphrodise, Thémistius. Ensuite viennent ceux qui, dans les milieux florentins en particulier, étaient dits « platoniciens » : en fait, ceux dont parle Pic – Plotin, Porphyre, Jamblique... – étaient tous néo-platoniciens. La philosophie cède alors le pas aux prisci theologi que furent Hermès l’Égyptien ou Orphée. Ainsi préparée, l’âme, enfin purifiée, sera initiée aux sciences ésotériques et aux mystères les plus secrets du pythagorisme, de l’orphisme, du zoroastrisme, de l’hermétisme, de la magie, pour recevoir la révélation ultime dans cette théophanie suprême qu’est la Cabale.

Les 900 conclusions sont imprimées le 7 décembre 1486 dans l’officine romaine d’Eucharius Silber avant d’être placardées dans toutes les universités italiennes et envoyées aux divers centres d’études. Pic annonce que le débat aura lieu peu après l’Épiphanie, soit au début de 1487. Mais le 20 février 1487, par le Bref Cum ex iniuncto nobis, le pape nomme une commission d’enquête qui doit faire un rapport sur l’orthodoxie des thèses. La tenue du débat proprement dit est reportée sine die. Il n’aura jamais lieu. Le débat fut réouvert des siècles plus tard, quand, en 1998, Pierre Legendre intitula ses Leçons I : La 901e Conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison.

Cécile Moiroud : Que cache donc ce titre énigmatique de « La 901e Conclusion », savamment choisi par Pierre Legendre, comme chacun de ses titres d’articles ou d’ouvrages ? Serait-il le simple continuateur ou commentateur de l’œuvre de Pic de la Mirandole, écrite cinq siècles auparavant ? D’entrée de jeu, nous voici confrontés à la relation, ou plus exactement aux relations entre Pic de la Mirandole et Pierre Legendre au cœur de notre exposé, ce soir. Ces relations, à la fois très profondes et subtiles sont évoquées, dans les Prolégomènes de la 901ème, par petites touches[2].

Pierre Legendre nous met sur la piste, dans la 4ème de couverture de son ouvrage (cf. en annexe). Il y indique : « J’inscris la 901ème [conclusion], sous mon nom. J’ai simplement choisi […] de me coller à ce titre, par le forçage d’une addition qui n’en est pas une. Ce à quoi s’autorisaient les glossateurs scolastiques, à quoi s’autorisent encore les publicitaires et les militants – coller son propre texte au discours d’un autre –, pourquoi ne m’y aventurerais-je pas ? »

Deux mots de la citation doivent retenir notre attention : ‘coller’ et ‘glossateur’. Tout d’abord, que faut-il entendre par collage du texte de Pierre Legendre à celui de Pic de la Mirandole ? Le mot ‘collagesignifie concrètement que Pierre Legendre attache directement ses Leçons I, écrites en 1998, à l’étude magistrale de Pic, élaborée dans la période appelée le Moyen Âge, l’âge pris « au milieu » entre l’Antiquité et la Renaissance, allant du Ve au XVIe siècle.

Alors que l’Occident, oublieux de ses racines religieuses, s’égare chaque jour davantage vers le scientisme et que grandit l’ignorance de ce qui fait le propre de l’humain, Pierre Legendre découvre au sens propre du terme, c’est-à-dire met à la lumière, des textes cachés rédigés avant comme après l’an mille. Pourquoi ? Parce que le Moyen Âge offre un trésor accumulé, comprenant des notions et des éléments fondateurs majeurs de notre civilisation occidentale, trésor encore inexploité. On peut souligner, en passant, que le terme « civilisation », suivant son étymologie, désigne la culture du droit civil, du ius civile traduit communément par droit romain. Pic écrit en latin, il convoque les grands érudits de son temps pour débattre à Rome.

Ce trésor médiéval est donc constitué d’un ensemble de discours normatifs relevant, de façon encore différenciée, de la théologie, du droit ou de la liturgie formant « le noyau invisible de la modernité ». Pierre Legendre s’est, en effet, très vite plongé dans la lecture assidue, d’une part, des grands textes de droit romain compilé, à Constantinople au VIème siècle sous l’égide de l’empereur Justinien, et d’autre part, des manuscrits des canonistes médiévaux des XI-XII-XIIIe siècles, pour la rédaction de sa thèse intitulée : La Pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à Innocent IV (1140-1254) ; ces manuscrits, patiemment recopiés à la main par morceaux, sont devenus pour lui de véritables et fidèles compagnons de route. Aussi, le premier enseignement à tirer est celui-ci : par son collage à Pic, Pierre Legendre souligne que l’Occident est arrimé à la culture romaine et que son port d’attache est Rome.

Ensuite, j’ai extrait de la citation, un second mot rare, ‘glossateur’. Je rappelle le propos : « Ce à quoi s’autorisaient les glossateurs scolastiques, […] pourquoi ne m’y aventurerais-je pas ? » Pierre Legendre indique qu’il s’inscrit, après Pic, 500 ans après, dans la longue suite des interprètes du Texte occidental appelés les glossateurs, « ces cuisiniers de la modernité ». Comme le nom grec ancien « glôssa ou glotta, γλῶσσα ou γλῶττα» (signifiant la langue, et que l’on retrouve dans polyglotte) l’indique, est glossateur celui qui « glose » c’est-à-dire commente les textes. Pierre Legendre, glossateur scolastique : l’indice pour nous est la reprise à son compte, du mot « conclusion ».

Par son travail d’interprétation, Pierre Legendre « prend acte de ce qui fut pensé avant nous », durant la période médiévale essentielle, car le fondement, c’est, je cite, « l’éternelle conquête de la Raison sur la folie, conquête issue d’une longue histoire philosophique, théologique, juridique et scientifique ». Le deuxième enseignement à retenir est le suivant : Pic, tous comme les anciens glossateurs médiévaux, fait partie des maîtres de la pensée occidentale.

Enfin, en redonnant vie aux travaux de Pic et aux auteurs scolastiques qui ont porté les « prémisses de la réflexion moderne sur les lois », Pierre Legendre fait apparaître qu’une pensée longtemps oubliée, comme enfouie dans des couches obscures, peut à tout moment être ravivée et connaître un nouveau destin. Le temps de la pensée et de la vie individuelle ou collective n’est pas le temps chronologique, linéaire auquel nous a trop habitués la notion de progrès. Les connaisseurs et les amateurs des textes antiques ici présents dans la salle partageront avec Pierre Legendre son approche sédimentaire de la culture, faite de couches successives toujours prêtes à refaire surface, grâce au travail de traduction, de méditation, de rumination, en un mot d’érudition vivante, de quelques-uns, en l’espèce de Delphine Viellard et de Pierre Legendre. Le troisième enseignement est que pour entrer dans l’œuvre de Pierre Legendre, un passage par la lecture de Pic est une véritable propédeutique et réciproquement, pour mieux percevoir la richesse médiévale inexplorée, pour mieux comprendre l’importance de la transmission du latin et du grec, la lecture de Pierre Legendre est stimulante.

DV : Cécile, en réalité, le temps a bien fait son affaire. Pic est vite tombé dans l’oubli et seul Voltaire a parlé de lui en des termes sarcastiques : « L’histoire du prince de La Mirandole n’est que celle d’un écolier plein de génie, parcourant une vaste carrière d’erreurs, et guidé en aveugle par des maîtres aveugles[3] ». Il est d’autant plus surprenant qu’en 1842, Delaroche ait peint L’Enfance de Pic que vous avez sous les yeux, – même si peindre l’enfance de… était un topos de l’époque –, que Pic n’était pas un contemporain du peintre.

La redécouverte de Pic est donc assez récente : elle s’est faite au milieu du XIXe siècle, à l’initiative du suisse Jacob Burkhardt et à partir d’un texte qui n’est pas Les 900 Conclusions, mais qui en dépend. Comme je l’ai dit tout à l’heure, Pic a rédigé ses Conclusions dans le style scolastique. Mais pour préparer son auditoire à la disputatio publique, il a écrit un exorde, qui devait jouer le rôle d’une captation de la bienveillance (captatio benevolentiae). Cet exorde, c’est le Discours de la dignité de l’homme (Oratio de hominis dignitate) rédigé dans un style élégant, qui tranche volontairement avec le style parisien des Conclusions. Comme les Conclusions ne furent pas débattues, de même l’exorde oratoire ne fut jamais prononcé. Il aurait pu rester inconnu, si le suisse Jacob Burckhardt n’en avait pas fait un matériau indispensable à son étude sur la Renaissance devenue célèbre, et connue en langue française sous le titre, La civilisation de la Renaissance en Italie[4].

Ce matériau, ce n’est pas même l’exorde en entier mais un passage très souvent cité pour illustrer ce qu’on appelle, à tort, « l’humanisme » de Pic de la Mirandole. Ce passage, vous l’avez ci-après, dans sa traduction française (cf. texte latin en annexe) :

« Mais son ouvrage achevé, l’artisan désirait qu’il y eût quelqu’un pour peser la raison d’un tel ouvrage, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur. […] En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pouvait rien avoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l’homme, œuvre d’une image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : “Nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni un don particulier, afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature est contenue en des lois que nous avons prescrites ; toi, aucune restriction ne te contient, c’est par ton propre jugement, entre les mains duquel je t’ai placé, que tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde afin que tu voies de là plus facilement ce qui est dans le monde. Nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par ta décision, être régénéré en formes supérieures, qui sont divines.” »

C’est cette citation, hors de tout contexte, qui a servi à Burkhardt pour exposer sa thèse. Il a cru y découvrir la révolution prométhéenne en laquelle il voyait l’essence de l’humanisme. C’est de ce bref paragraphe qu’est né, ce qu’on est en droit d’appeler le « mythe de Pic ». Ce texte est d’ailleurs à peu près le seul texte de Pic qui soit connu, même dans les milieux littéraires. Il paraît, par exemple, en exergue de L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar. Et beaucoup de spécialistes de la Renaissance ont suivi Burkhardt dans cette interprétation. On fera même de Pic le modèle des humanistes, et on dira de tel auteur qu’il est « humaniste », dans la mesure où il correspondra à cette image idéalisée de Pic. Mais si on veut se donner la peine d’analyser la place de ce texte et même de le retraduire, on va voir que Pic ne fait pas dire au Créateur ce qu’on a pu dire. Il faut rendre hommage à Louis Valcke pour avoir fait de cette retraduction le centre de son étude sur les 900 Conclusions, parue en introduction à l’édition et à la traduction des Belles Lettres.

Pic en effet écrit en latin : Poteris in inferiora quae sunt bruta degenerare ; poteris in superiora quae sunt divina ex tui animi sententia regenerari. Ceux qui ont voulu faire de Pic un humaniste ont mal traduit le verbe regenerari le prenant, à tort, pour une forme pronominale, et non pour une forme passive.

Le sens exact de la phrase est celui-ci : de par ses propres forces, l’homme peut dégénérer, s’abaisser au niveau de la brute, mais s’il peut s’élever au niveau du divin, cette volonté (ex tui animi sententia) à elle seule ne suffit pas ; elle est seulement une condition préalable pour que l’homme puisse être régénéré, ce qui implique l’intervention d’une force ou d’une grâce qui transcende son humanité.

La lecture rigoureuse et fidèle du texte de Pic réduit à néant toute interprétation prométhéenne et rétablit le fait que toute l’œuvre mirandolienne est la plus parfaitement conforme à l’orthodoxie romaine. Selon la droite doctrine en effet, le salut est don de Dieu – d’où le regenerari –, mais suppose de la part de celui qui le reçoit un acte de volonté explicite – d’où l’ex tui animi sententia[5]. Le passif regenerari montre explicitement la soumission de l’homme à Dieu et le recours nécessaire à la grâce, contrairement au pélagianisme, et conformément à l’augustinisme, pour que l’homme soit sauvé. Mais Pic montre aussi que l’élévation au divin n’a rien d’automatique. Contrairement à ce qu’écrira plus tard Calvin, l’homme doit vouloir cette grâce par la volonté de son âme, car sinon c’est admettre le déterminisme absolu de la prédestination. Mais, en réalité, Pic apparaît comme un parfait représentant de l’orthodoxie romaine : le théologien Heinrich Reinhardt fait par exemple de Pic le parangon de l’orthodoxie, conforme à toutes les exigences de la dogmatique conciliaire, le « concile » étant ici celui de Trente. Pic est donc un penseur scolastique, et non un penseur humaniste.

CM : Pierre Legendre, à son tour, a cherché clairement à renouer avec la période si féconde du Moyen Âge pour en restituer toute la signification et la portée. « C’est dans ce creuset qu’a été forgé, par ceux qui tenaient le matériau humain sur l’enclume, le montage de la Raison moderne, au nom de laquelle l’Occident a réformé la planète ». L’un des axes majeurs de la réflexion de Pierre Legendre porte sur la période capitale et caractéristique de l’Occident des XI-XIIIe siècles avec la rédaction d’un Texte monumental, vers 1140 : Concordia discordantium canonum ou Concorde des canons discordants, connu sous l’appellation plus courte de Decretum ou Décret de Gratien, du nom du moine qui en a été le premier rédacteur.

Gratien se proposait de mettre de l’ordre dans un vaste ensemble de textes-sources de la discipline religieuse (décisions conciliaires, lettres et constitutions pontificales vraies ou fausses, extraits des Pères de l’Église ou d’écrivains ecclésiastiques, capitulaires des rois francs, textes empruntés au droit romain...). La première opération de mise en ordre des textes par Gratien a consisté en leur discrimination c’est-à-dire à faire le tri entre les textes qu’on doit garder et recevoir (custodienda, recipienda), les textes tenus pour authentiques d’une part, et les textes à éliminer ou condamnés (eliminata, damnata) ou dits apocryphes (apocrypha), d’autre part. Ce Décret, et l’ensemble des interprétations adoptées sous forme de Décrétales pontificales, forment ce que l’on appellera le Corpus juris canonici (le Corps du droit canon), imité du droit romain compilé sous l’égide de Justinien, le Corpus juris civilis (le Corps du droit civil).

Ce Décret est très important car il constitue la base des règles juridiques, liturgiques et pénitentielles de l’Église d’Occident. Et surtout, il marque l’avènement de ce que Pierre Legendre appelle : « la Révolution médiévale de l’interprète », épisode méconnu, ignoré notamment des historiens français formant l’école des Annales. Cet épisode est pourtant majeur, – pour l’histoire de l’Église, et plus encore – pour l’histoire de l’Occident et pour comprendre la mondialisation. Deux éléments novateurs du Décret méritent une analyse :

a) Le premier élément porte sur la méthode dont fait usage l’interprète scolastique, Gratien comme Pic – En effet, Pic ne reprendra pas, dans les 900 conclusions, de dispositions canoniques, extraites du Décret ou des Décrétales. Cependant, son travail s’inscrit dans cette véritable révolution médiévale de la pensée opérée suivant une méthode nouvelle, au XIIe siècle, qui consiste à surmonter, par le raisonnement, les discordances entre les textes et à adopter une position de conciliation. Le titre initial du Décret, Concorde des canons discordants, indique qu’il a été procédé à la synthèse des règles en vigueur présentées selon la méthode scolastique empruntée à Abélard du pour et contre (pro/contra) qui met en rapport dialectique les textes de la tradition de l’Église latine.

b) Le second élément a trait au rôle et à la place de l’interprète – Le Décret définit, dans le système canonique, la place souveraine de l’interprète, le pape en l’espèce, en tant que « vicaire du Christ » ou vice-Christ (vicarius Christi, le vicaire en droit romain étant l’« esclave gérant », en position de représentant de son maître). L’interprète est celui qui occupe la place entre le Texte divin, la Parole révélée et la vie humaine. Plus que le contenu de l’interprétation, c’est la place de l’interprète qui fut absolument déterminante et permit à l’Église d’étendre son pouvoir, par son système juridictionnel hiérarchisé, chapeauté par le Pape.

C’est la logique de ce « montage de l’interprète souverain » découvert et analysé par Pierre Legendre qui, aujourd’hui, soutient encore les États. Le pouvoir s’est sécularisé et les Cours suprêmes, à l’instar du pape, exercent dans le ressort de leurs compétences, le droit du dernier mot, dans le règlement des litiges.

La question de l’interprétation des Textes fondateurs de chaque civilisation (Texte romano-canonique, Torah, Coran...) est toujours brûlante et demeure au centre de conflits internes ou externes, face aux autres civilisations. Les guerres dites de religion sont fondamentalement des guerres d’interprètes, des guerres touchant à la question de l’identité, touchant à la représentation des relations de l’homme et du monde, propre à chaque culture. La condamnation de Pic par l’Église a été révélatrice d’un conflit d’interprètes.

DV : C’est précisément la place du pape que Pic a remise en question. La place souveraine occupée par le pape, c’est lui qui l’occupe désormais, puisque c’est lui qui a formulé les conclusions, alors que le pape est appelé à remplir la même fonction d’interprète que les autres participants au débat. Néanmoins c’est le pape qui avait la possibilité d’interdire le débat. Ce qu’il fit, en s’appuyant sur une commission qui empêcha le débat de se produire. Cette commission composée de seize membres reflétait la diversité des courants philosophiques et théologiques de l’époque. Le personnage-clé de la Commission était l’Espagnol Pedro Garsias, évêque d’Alès, le plus qualifié. Il avait étudié à la Sorbonne et était maître-ès-arts et maître en théologie.

Pic assiste à une première séance à l’issue de laquelle sept thèses sont condamnées ; mais dès la seconde, il refuse de se présenter devant la commission. Le président Monissart lui fait parvenir alors une autre série de six thèses estimées d’orthodoxie douteuse, ce qui porte à treize le total des thèses censurées, les censures allant de la simple « offense aux oreilles pieuses » à l’hérésie proprement dite, ce qui est le cas de trois d’entre elles. La commission remet son rapport dès le 13 mars. Quoique plusieurs thèses aient été condamnées à l’unanimité des commissaires présents, le rapport final n’est signé que par huit d’entre eux.

De commentateur, Pic devient alors juriste. Il écrit « en vingt nuits », une énergique défense de chacune des thèses visées par les commissaires. C’est la célèbre Apologia. Il ajoute aussi à celle-ci une annexe dans laquelle il explicite et développe 46 thèses outre les 13 thèses condamnées, et en précise le sens.

Le pape reprend les choses en main. Le 6 juin, il lance un nouveau Bref par lequel il institue un tribunal inquisitorial, avec des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux d’une simple commission d’enquête. Le 31 juillet, Pic se voit forcé de signer un acte de soumission par lequel il s’engage « à ne plus défendre ces doctrines, parce que Sa Sainteté et ses représentants jugent qu’elles ne peuvent pas l’être ». Dès le 4 août, une bulle pontificale prononce la condamnation définitive de l’ensemble des Conclusions et ordonne, sous peine d’excommunication, que tous les exemplaires en soient détruits par le feu. Le pape promulgue la bulle le 15 décembre et le 16, un mandat d’arrêt est lancé contre Pic. Les nonces apostoliques reçoivent l’ordre de mettre la main sur lui.

Pic, qui a fui en France, se retrouve enfermé à Vincennes. Grâce à la protection du Roi, à l’appui de plusieurs théologiens de Paris et aux interventions efficaces de Laurent de Médicis, il recouvre la liberté et retourne en Italie pour se fixer à Florence. Pic est abattu et change radicalement son mode de vie. Finie la vie mondaine où il récoltait les succès faciles au sein des cours italienne et française. Sa vie intellectuelle est de plus en plus orientée vers les problématiques religieuses, comme en témoignent ses écrits à venir. Pic meurt le 17 novembre 1494, empoisonné par son secrétaire, sur ordre de Pierre de Médicis, qui lui reprochait d’être un proche de Savonarole.

Plutôt que de voir en Pic un humaniste, de lui donner une étiquette qui ne lui correspond pas, on doit le voir comme un amasseur de savoir et celui qui voulait accorder les sources dissonantes. Cependant, si ce savoir paraît immense, il n’en est pas moins sélectif. Il s’avère que des penseurs sont abondamment cités : Proclus, Averroès et la Cabale représentent à eux seuls 16 % des 900 conclusions et on peut encore faire augmenter cette proportion puisque Proclus est cité dans 50 autres conclusions. On retrouve donc, dans les 900 conclusions, une dominante néo-platonicienne mystique qui remonte à Pythagore par Jamblique, Porphyre, Plotin et Platon. On doit aussi noter que, dans son rappel de la philosophie scolastique, Pic se montre très sélectif, et le panorama qu’il nous en donne dévoile sans aucun doute ses choix philosophiques fondamentaux. Les « Latins », en effet, avec un total de 115 conclusions, sont représentés de manière proportionnellement équitable. Dans l’ordre selon lequel Pic les présente, on trouve Albert le Grand (16 conclusions), Thomas d’Aquin (45 conclusions), François de Meyronnes (8 conclusions), Jean Duns Scot (22 conclusions), Henri de Gand (13 conclusions) et Gilles de Rome (11 conclusions). Ce sont tous de grands noms de la scolastique et, à ce seul titre, ils méritent sans doute de figurer dans le palmarès de Pic.

En outre, chacun des deux ensembles se clôt par des propositions cabalistiques, seules capables de décrypter l’unité derrière la diversité. On voit donc le domaine de connaissances de Pic comme un ensemble sans analyses ni principes de discussion. L’Occident pour Pic se serait donc un syncrétisme qui juxtapose des idées dans un spectre plus large que nous ne l’avions jamais vu auparavant, du moins depuis la bibliothèque d’Alexandrie.

CM : Pierre Legendre se montre lui aussi, dans La 901ème Conclusion comme dans ses autres ouvrages, particulièrement sélectif quant à ses sources. Les sources, comme celles de Pic, sont variées, empruntées aux différentes disciplines : droit, littérature, philosophie, théologie, latin, grec, allemand, poésie, cinéma peinture… Ce qui a fait dire à un journaliste, Pierre Legendre est inclassable (cf. annexe). C’est une réelle difficulté pour les libraires : où placer les ouvrages de Pierre Legendre ? Dans quel rayon ? On rencontre là l’originalité première de Pierre Legendre, partagée avec Pic : la vraie pensée n’est pas segmentée, n’est pas spécialisée mais mue par la recherche de la vérité. À l’heure où l’opinion s’affole sur le développement de « fausses nouvelles » et que le gouvernement sort la recette inusable de la législation de circonstances, il est bon de revenir simplement au sage propos de Pierre Legendre qui souligne que « la vérité ne se donne à l’entendement humain que voilée » ; l’étymologie du mot grec alèthéia (ἀλήθεια) formé sur le verbe lanthanô (λανθάνω) finement analysée par Pierre Legendre fait apparaître que la vérité comporte l’inscription de la négation ; « est vrai ce qui n’est pas caché. La vérité compte l’inscription de la négation ». Un tel propos est-il audible de l’Occident asphyxié par le positivisme et des Français qui légifèrent à tour de bras, ajoutant règles sur règles de plus en plus difficiles à interpréter ?

DV : Pic aussi est inclassable : quelle est la matière qu’il discute ? Où est la vérité ? Dans les conclusions historiques ou dans les conclusions personnelles ? La question est délicate, car Pic prend en son compte des conclusions historiques alors qu’il prend ses distances par rapport à certaines conclusions personnelles.

Pour répondre à ces questions, il faut considérer la façon dont les propositions peuvent se commenter. D’abord, elles peuvent être commentées, en étant détachées de leur contexte et en ayant une signification propre. Elles se présentent dans un tableau universel et intemporel. En outre, le savoir provenant de matières différentes est comme aplani. Il n’y a pas la physique d’un côté, les mathématiques de l’autre, la magie, la poésie. Le lecteur doit, de plus, trouver l’unité derrière la diversité, l’unité derrière le multiple. Le lecteur croit avoir devant lui des thèses apparemment contradictoires, mais Pic affirme qu’elles ne le sont pas en réalité. Il faut chercher le chiffre, le code, la clef qui mette en relation les registres et les réalités diverses.

C’est aussi dans l’accumulation que se trouve la vérité. Plus Pic insérera de conclusions, plus la vérité pourra se trouver derrière la diversité. C’est précisément parce qu’il recherche l’unité que Pic réconcilie aussi les auteurs qui se sont opposés jusque là : Platon et Aristote, Thomas et Duns Scot, la philosophie et la théologie. Ce en quoi Pic adopte une démarche différente de la scolastique, c’est que la vérité apparaît derrière un cheminement initiatique, aidé par l’organisation des conclusions qui, même si elles semblent juxtaposées les unes aux autres, détermine la méthode de déchiffrement picienne. Les premières propositions sont les plus proches de nous, les dernières ont été pensées par Pic après un long cheminement. C’est donc ce cheminement que Pic nous invite à refaire, pour décrypter la somme de connaissances que l’Occident nous a transmise, car même si nous trouvons, dans les 900 conclusions, des auteurs que nous définirions comme orientaux, ceux-ci sont des commentateurs d’Aristote et divulguent donc une pensée essentiellement occidentale.

CM : Pourquoi relire et méditer Pic au XXIe siècle ? Pour reprendre à la source « les fondements de la pensée sur l’homme ». Pic prend appui sur le questionnement de l’être et des catégories, sur la pensée grecque, et lutte contre les perversions du connaître, l’astrologie de son temps. Comment procède Pic ? En considérant l’homme comme l’Ange nouveau. Nous touchons là l’un des moteurs de l’exploration scientifique moderne : l’homme lit le monde, la nature s’offrant comme un livre. Galilée plus tard dira : « L’homme lit le livre de la nature en langage mathématique ». Entre Dieu et le monde, l’homme angélique tient une place médiane et « la science émerge comme exégèse », comme commentaire d’un texte. Le monde ne se donne pas à l’homme de façon directe, mais par une représentation. « Les savoirs scientifiques ne sont concevables que référés à un ordre autre que scientifique, à l’ordre de la représentation ». La dignité ou plus exactement la fonction de l’homme, c’est de commenter le texte. Pic modèle de l’interprète occidental, « l’interprète de l’interprète » est celui qui est capable d’ « absorber » les idées étrangères.

DV : Pour conclure, je vais renchérir sur la question de Cécile et demander : qu’est-ce l’homme pour Pic ? Voici la réponse : L’homme est un intermédiaire entre le monde animal et le monde céleste. Il n’est pas au sommet, mais au milieu de la création. Il a en lui les spécificités des autres espèces : une âme végétative comme les plantes, une âme sensitive comme les animaux et un esprit comme les créatures célestes. Mais à la différence de ces dernières espèces, sa nature n’est pas déterminée : c’est son jugement qui lui permet de définir sa nature, car il n’y a pas stricto sensu de nature humaine, ni de place déterminée pour l’homme. Comme nous l’avons vu plus haut, l’homme peut dégénérer ou être régénéré : il peut être l’ange ou la bête, mais son salut ne viendra que de Dieu, si cependant il veut cette grâce par la volonté de son âme.

Je vais maintenant laisser la parole à Pierre Legendre pour sa conclusion personnelle.

Annexes

I. Plan des 900 Conclusions

Première section (001-402) :

Philosophes et théologiens « latins » : 115

Albert le Grand (16) (001-016)

Thomas d’Aquin (45) (017-061)

François de Meyronnes (8) (062-069)

Jean Duns Scot (22) (070-091)

Henri de Gand (13) (092-104)

Gilles de Rome (11) (105-115)

Aristotéliciens arabes ou juifs : 82

Averroès (41) (116-156)

Avicenne (12) (157-168)

Alfarabi (11) (169-179)

Isaac de Narbonne (4) (180-183)

Abumaron de Babylone (4) (181-187)

Moïse d’Égypte (3) (188-190)

Mahomet de Tolède (5) (191-195)

Avempace (2) (196-197)

Péripatéticiens grecs : 29

Théophraste (4) (198-201)

Ammonius (3) (202-204)

Simplicius (9) 9205-213)

Alexandre d’Aphrodise (8) (214-221)

Thémistius (5) (222-226)

(Néo)platoniciens : 99

Plotin (15) (227-241)

Adélard l’Arabe (8) (241-249)

Porphyre (12) ( 250-260)

Jamblique (9) ( 262-270)

Proclus (55) (271-325)

Selon les mathématiques de Pythagore : 14 (326-339)

Selon les théologiens chaldéens : 6 (340-345)

Selon la doctrine de Mercure Trismégiste : 10 (346-355)

Selon la Cabale : 47 (356-402)

Seconde section (403-900)

Conclusions-paradoxes conciliantes : 17 (403-419) (Platon, Aristote, philosophie scolastique, philosophie arabe)

Conclusions philosophiques « peu originales » : 80 (420-499)

Conclusions-paradoxes présentant de nouveaux dogmes : 71 (500-570)

Conclusions de théologie : 29 (571-599)

Conclusions concernant la doctrine de Platon : 62 (600-661)

Conclusions concernant l’auteur du De causis : 10 (600-661)

Conclusions de mathématique : 85 (672-756)

Thèses : 11 (672-682)

Questions : 74 (683-756)

Conclusions concernant Zoroastre et les Commentateurs chaldéens : 15 (757-797)

Conclusions magiques : 26 (772-797)

Conclusions concernant les hymnes d’Orphée : 31 (798-828)

Conclusions cabalistiques : 72 (829-900)

II. Extraits de l’Oratio de hominis dignitate

Oratio de hominis dignitate, De la dignité de l’homme, traduction personnelle de Delphine Veillard :

« Sed, opere consumato, desiderabat artifex esse aliquem qui tanti operis rationem perpenderet, pulchritudinem amaret, magnitudinem admiraretur. […]

Statuit tandem optimus opifex, ut cui dari nihil proprium poterat commune esset quicquid priuatum singulis fuerat. Igitur hominem accepit indiscretae opus imaginis atque in mundi positum meditullio sic est alloquutus :

“Nec certam sedem, nec propriam faciem, nec munus ullum peculiare tibi dedimus, o Adam, ut quam sedem, quam faciem, quae munera tute optaueris, ea, pro uoto, pro tua sententia, habeas et possideas. Definita caeteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur. Tu, nullis angustiis coercitus, pro tuo arbitrio, in cuius manu te posui, tibi illam praefinies. Medium te mundi posui ut circumspiceres inde commodius quicquid est in mundo. Nec te celestem neque terrenum, neque mortalem neque immortalem fecimus, ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas. Poteris in inferiora quae sunt bruta degenerare ; poteris in superiora quae sunt divina ex tui animi sententia regenerari”. »

« Mais son ouvrage achevé, l’artisan désirait qu’il y eût quelqu’un pour peser la raison d’un tel ouvrage, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur. […]

En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pouvait rien avoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l’homme, œuvre d’une image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi :

“Nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni un don particulier, afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature est contenue en des lois que nous avons prescrites ; toi, aucune restriction ne te contient, c’est par ton propre jugement, entre les mains duquel je t’ai placé, que tu te définis toi-même. Je t’ai placé au milieu du monde afin que tu voies de là plus facilement ce qui est dans le monde. Nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par ta décision, être régénéré en formes supérieures, qui sont divines.” »

III. La 901ème Conclusion

Pierre LEGENDRE, Leçons I, La 901ème Conclusion. Etude sur le théâtre de la Raison

4ème de couverture : « En 1486, Jean Pic de la Mirandole publiait à Rome, l’ouvrage intitulé Conclusiones sive Theses DCCCC, les 900 Conclusions ou Thèses.

J’inscris la 901ème, sous mon nom. Elle sera l’enveloppe de ma proposition de travail pour ces Leçons I.

Serait-ce que j’envisage d’ajouter quelques sentences de mon art à ce traité dont Pic avait fixé le titre sous un chiffre mystique ? Non. J’ai simplement choisi, pour des motifs que je vais exposer, de me coller à ce titre, par le forçage d’une addition qui n’en est pas une. Ce à quoi s’autorisaient les glossateurs scolastiques, à quoi s’autorisent encore les publicitaires et les militants – coller son propre texte au discours d’un autre –, pourquoi ne m’y aventurerais-je pas ? »

Pierre LEGENDRE, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Conférences au Japon, Mille et une nuits, 2004.

http://www.lefigaro.fr/livres/2009/02/12/03005-20090212ARTFIG00437-pierre-legendre-l-inclassable-.php

IV. La Révolution médiévale de l’interprète

Corpus juris civilis ou Le Corps du droit romain, rédigé au VIe ap. J.C., sous l’égide de l’Empereur Justinien comprend :

- Le Code (codex) réunit toutes les constitutions applicables à l’Empire (529 et 534)

- Le Digeste ou Pandectes regroupe les textes repris des jurisconsultes romains classiques (533)

- Les Institutes est un manuel à l’usage des étudiants (534)

- Les Novelles regroupent les nouvelles constitutions de Justinien (après 534).

Corpus juris canonici ou le Corps du droit canonique, imité du droit romain, constitue le socle du droit de l’Église en vigueur jusqu’en 1917, année de la publication d’un code unifié. Il comprend :

- Le Décret ou Concordia discordantium canonum (vers 1140)

- Les Décrétales de Grégoire IX forment cinq livres (vers 1230)

- Le Sexte de Boniface VIII (1298)

- Les Clémentines initiées par le pape Clément V (1314)

- Les Extravagantes de Jean XXII et les extravagantes communes (1325).

Le pape, Pontife romain, interprète souverain, n’est pas en position de despote ; il est en position de juge qui répond à des questions posées ou qui vient trancher une controverse chez les juges inférieurs :

- Il dispose du pouvoir de fonder les lois et de les interpréter : potestas condendi leges et interpretandi (extrait du Code de Justinien C.1, 14, 12)

- Omnia iura habet in scrinio pectoris sui : il a tous les droits dans l’archive de son cœur.

Pierre LEGENDRE, « La totémisation de la société. Remarques sur les montages canoniques et la question du sujet », in Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999, p. 285- 296.

[1] Le caractère oral de la conférence a été volontairement conservé.

[2] Les expressions entre guillemets dans le présent texte sont reprises de la 901e Conclusion.

[3] Voltaire, Essai sur les mœurs, chapitre CIX.

[4] H. Schmidt a donné en 1906 une première traduction fidèle en langue française, traduction qui sert toujours de référence dans le monde francophone.

[5] Notons encore que la conjonction du rôle actif de la volonté avec la passivité du regenerari rappelle très précisément cette « synergie mystérieuse de la grâce et du libre arbitre » en laquelle le père A. Solignac, éditeur des Confessions de saint Augustin, voit un aspect essentiel de la conception augustinienne : cf. A. Solignac s.j., Les Confessions I-VII [= Œuvres de Saint Augustin ; 13], Paris 1962, p. 33.