Général Yves DERVILLE ( témoignage)

Témoignage du Général (2s) Yves Derville 

 

PREAMBULE

 

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     Président de l’Amicale des Anciens de la Division Daguet depuis 2003 et ancien chef de corps du 2° Régiment Etranger d’Infanterie dans le golfe, j’ai, depuis un an, encouragé la publication de témoignages sur le site de notre amicale.

 

     Le général Durand, qui fut notre chef d’état-major à partir de janvier 1991, a bien voulu ouvrir le feu. Son témoignage, ponctué d’anecdotes souvent touchantes, est passionnant…et représente une mine d’informations sur la vie quotidienne, les joies, les tracas, les inquiétudes d’un soldat et d’un chef en opérations.

 

     Quelques camarades commencent à adresser à l’Amicale leurs impressions que je ne manque pas de lire avec intérêt avant de les faire paraître sur le site: elles sont leur vérité tout en restant d’une grande correction tant envers les chefs que les subordonnés. En effet, il ne saurait être question à travers ces témoignages de vouloir régler des comptes; d’ailleurs, si tel était le cas, je vous garantis qu’ils ne seraient pas publiés. Pour autant, il faut savoir dépasser le militairement correct en osant relater les événements tels qu’ils ont été vécus et ressentis!

 

      Afin d’inciter ceux qui, par pudeur, modestie ou simplement paresse, n’osent pas franchir le pas, j’ai pris deux décisions:

 

     . la première de reprendre, dans son esprit, la proposition judicieuse d’un camarade présent à l’assemblée générale de Nancy: la création d’un prix récompensant le meilleur récit paru entre la date d’ouverture de la rubrique témoignage sur notre site et celle de l’assemblée générale 2008. Ce prix sera remis lors de l’AG 2008 (le Béchir d’avril 2007 vous a donné toutes les infos sur ce sujet),

 

    .  la  seconde est plus personnelle puisque, pour vous "mettre à l’aise" et pour suivre l’exemple de ceux qui ont déjà apporté leur pierre à cet édifice, je me suis appliqué à relater en toute modestie quelques uns des moments forts vécus à la tête du 2° Etranger de juillet 1990 à juin 1991. Pardon à ceux de mes cadres (et ils sont nombreux) que je n’ai pas mentionnés…si leur nom ne figure pas dans ces lignes, il reste toujours inscrit dans ma mémoire et surtout dans mon cœur.

         

           Je n’ai d’autre ambition que de vous inciter à écrire à votre tour afin d’enrichir le patrimoine de notre armée de terre et de mieux faire connaître aux historiens présents et à venir ce que fut notre vie de tous les jours lors de cette magnifique et inoubliable épopée.

 

             Elle souleva, dois-je vous le rappeler, un formidable élan de solidarité en France. Nous fûmes fêtés comme des héros au retour dans nos garnisons…sort que  notre pays n’avait plus, depuis bien longtemps, réservé à ses soldats.

 

                Alors, à vos plumes, car du soldat au général, chacun a certainement quelque chose à raconter où à faire partager aux autres.

 

 *                              *

 

*

 

 NIMES

 

 

 

 

    Depuis sa recréation à Corte le 2 septembre 1972, j’ai servi au "2" dans tous les grades d’officier et connais une bonne partie de son personnel .De plus, j'ai quitté le régiment à l’été 1987 il ya tout juste trois ans, à la fin de mon temps de chef de Bureau Opérations Instruction.

 

Pendant la semaine de consignes, je suis présenté au général Roquejeoffre, commandant la FAR, de passage à la  division. Le COMFAR m’encourage à réussir aussi bien que mon prédécesseur, le colonel Soubirou. Je réponds qu’il me faudra avoir autant de chance que lui (en effet les probabilités d’intervention sont à cette époque très faibles), mais il clôt la conversation d’un lapidaire "la chance, cela se mérite"….J’en prends acte…

Me remémorant quelques mois plus tard au fin fond du désert les termes de cette prise de contact au cours d’une inspection du même général Roquejeoffre, commandant l’opération Daguet, j’en concluais en toute modestie que j’avais du accumuler bien des mérites pour avoir soudain autant de chance!

 

 Le mois d’août, traditionnellement calme sauf sur le plan des déserteurs attirés vers le grand  large par une météo favorable, me permet de prendre la mesure du régiment, puis de préparer l’inspection du général Jean-Charles Mouscardes, notre nouveau commandant de division.

 

                           Le Koweit envahi

 

         Le 2 août 1990 (jour de mon anniversaire de mariage) Saddam Hussein envahit le Koweït. Je commente l’événement avec mon épouse sans imaginer un seul instant la suite. Le samedi 11 août vers 16 heures, un ballet d’hélicoptères débute sur l’aérodrome de Nîmes- Garons à proximité duquel je suis logé. Il s’agit en fait d’un groupement ALAT aux ordres du colonel Ladevéze, commandant le 5° RHC. Il fait une courte escale avant de rejoindre Toulon pour embarquer le lendemain sur le porte-avions Clémenceau à destination du golfe Persique. Je ne peux m’empêcher de penser que quelque chose est en train de me passer sous le nez.

 

Le 31 août matin, le général Mouscardes vient inspecter le régiment. Cette première prise de contact est sans concessions mais chaleureuse…le général connaît bien la légion, ses qualités, ses défauts; il n’y aura pas de surprise, tant les "règles du jeu" sont claires, ce qui au demeurant me convient parfaitement.

 

Le 2 septembre, jour anniversaire du combat d’El Moungar, dit le "Camerone des sables" du 2° Etranger, le général Mouscardes me demande, à l’issue de la prise d’armes, de mettre sur le pied de guerre deux compagnies de combat du régiment. Elles sont destinées à renforcer notre régiment frère au sein de la 6° DLB, le 21° Rima de Fréjus, en cas d’intervention en Arabie Saoudite. Cette nouvelle me fait l’effet d’une douche froide et je prends sur moi de n’en rien dire jusqu’au lendemain matin, pour préserver la joie des cadres et légionnaires engagés dans le challenge sportif de la journée.

 

Entre les 3 et 14 septembre, l’agitation bat son plein et les informations les plus contradictoires circulent: nous restons, nous renforçons le 21, nous partons...nous restons. J’essaie de calmer les esprits tout en préparant l’avenir, quel qu’il soit! Je ne saurai jamais ce qui nous a valu de partir en lieu et place du 21, sans doute le fait de pouvoir aligner deux sections de mortiers lourds et trois sections anti-char, contre une et deux pour ce dernier.

 

 

                      Le 24 juillet 1990, le général de division Pincemin, commandant la 6° DLB

                           me confie le commandement du 2° Régiment étranger d’Infanterie.

  Le 14 septembre à 20 heures, nous sommes officiellement mis en alerte à 72 heures, chargés de constituer un régiment d’infanterie de 1.133 hommes auxquels il faut en ajouter 60 qui seront  détachés auprès de la Division et du Groupement de Soutien Logistique.

 

 

                                  La montée en puissance et l’arrivée à Toulon.

 

Au total, ce sont 1193 hommes (1000 légionnaires, 193 marsouins et artilleurs  parachutistes) qui doivent être prêts à partir dès le 17 septembre.

 

                       Les journaux de marches et opérations ont relaté par le menu le déroulement de la montée en puissance de tous les régiments de la DLB concernés par cette phase.

            

 Je ne rapporte ici que quelques anecdotes :

 

* le rappel des permissionnaires: les légionnaires des deuxième et troisième compagnies sont en permission longue durée en France, en Europe, voire aux Etats-Unis: le 15 à 16 heures, tous sont présents, y compris quelques légionnaires portés déserteurs depuis plusieurs mois. Ces derniers souhaitent rejoindre leur unité…j’accorde l’autorisation. La "régularisation" se fera plus tard, pour l’instant je dois honorer la facture effectifs et non régler les comptes.

 

 * mon anniversaire: le samedi 15 septembre est le jour de mon anniversaire. Mon commandant en second, le lieutenant-colonel Antoine Lecerf, m’a réservé plusieurs surprises. A 11 heures 30, je suis convié au cercle des sous-officiers où je reçois de leur président, autour d’un pot, un superbe présent; une demi-heure plus tard, je suis attendu au club des officiers, appelé le "Bordj", où sont réunis sans que j’en sois informé les officiers présents et leurs familles.

 

                         La fête se déroule agréablement, lorsqu’à 13 heures, dans une allocution télévisée de dernière minute, le Président de la République, François Mitterand confirme notre départ dans les plus brefs délais. Imaginant que l’heure pourrait être avancée, je mets un terme immédiat aux agapes et renvois les familles à la maison. Puis nous reprenons les affaires en cours, par ailleurs bien engagées.

 

                        * le 17 septembre: dans le cadre de la préparation au départ, une réunion des chefs de corps de la division se déroule à l’état-major …l’ambiance habituellement enjouée lors de ces réunions privilégiées est ce jour là très mitigée. En effet, seuls trois chefs de corps sur les sept que compte la division sont concernés par la mise en alerte: le lieutenant-colonel Barro, commandant le 1° Spahis, renforcé par deux escadrons du 1°REC, le lieutenant-colonel Marcerou, commandant en second le 6°RCS et moi-même, renforcé par une compagnie du 21° Rima, ma 1° compagnie étant restée au Gabon depuis les événements de juin. Le lieutenant-colonel Dampierre, chef de corps du 6° RCS, ne peut partir car il doit subir une intervention chirurgicale dans les semaines à venir.

La joie des chefs de corps "élus" est largement ternie par le dépit des chefs de corps restants: Ivanoff (1°REC) dépossédé de deux de ses unités au profit de Barro, Manet (6°REG), Berder (68°RA), Dampierre et Pellegrini(21°Rima).Toutefois, à l’exception des lieutenants-colonels Berder et Pellegrini, les autres chefs de corps rejoindront le théâtre dans des délais de un à trois mois.

 

 

Le 17 septembre à 18 heures, je rends compte à l’état-major que le régiment est prêt à partir.

·          Auparavant, je passe, pendant plusieurs heures, une revue approfondie des unités. Il est évident que les légionnaires, en particulier ceux embarquant dans les Véhicules de l’Avant Blindés (VAB), vont voyager dans des conditions éprouvantes, car ils ont peine à se glisser entre les armements, munitions, rations alimentaires et autres impedimenta du soldat partant en campagne! Ce constat désolant n’échappe pas à la sagacité de Mr Bousquet, maire de Nîmes, très attaché au régiment, qui a tenu à venir nous saluer avant le départ. Je dois reconnaître que depuis mon entrée en service en 1966, les exercices annuels de mobilisation des régiments (Mistral, Tramontane) ont toujours démontré que nous n’aurions pas le "jour J" la capacité d’embarquer dans de bonnes conditions la totalité de la dotation et des hommes .

Cette fois-ci, nous sommes au pied du mur et il parait difficile de laisser des légionnaires au quartier!       Heureusement, l’imagination sans limites de ces derniers, puis une utilisation originale des plaques à sable permettront en terre saoudienne de remédier à ces désastreuses conditions de vie et de transport.

 

 

                      

                   

 * J’ai tout juste le temps le 21 septembre vers 20 heures d’effectuer un aller et retour à mon domicile pour dire au revoir à mon épouse et à mes enfants auxquels je viens de confirmer par téléphone que je partais cette nuit: l’atmosphère est lourde et nous partageons en silence un bref dîner avant de nous séparer dans la plus grande dignité…Nous reverrons-nous? Rien n’est moins évident… La question me taraude l’esprit jusqu’à ce que je repasse la porte du régiment. A nouveau pris par les derniers préparatifs, je ne puis méditer davantage…J’admire une fois de plus le courage et l’esprit d’abnégation de mon épouse et lui rends ici un vibrant, solennel et très affectueux hommage, sans oublier d’y associer mes enfants.

 

                 * Beaucoup d’incidents, heureusement sans gravité, vont émailler notre déplacement: partis le 21 à minuit, les éléments attardés de mon convoi arriveront à Toulon le 22 à 15 heures après avoir effectué moins de 200 kilomètres (et encore par voie autoroutière !). C’est catastrophique et il ya du pain sur la planche…

Au retour du golfe, six mois plus tard, trois compagnies du régiment alors rompues aux déplacements en tous genres, effectueront le trajet Toulon-Nîmes en trois heures sans le moindre incident!

 

              * Pour ma part, j’embarque à bord d’une jeep P4. Je ne connais pas ce véhicule qui a remplacé la jeep Willis encore en dotation lorsque j’ai quitté le régiment en 1987. Dès la sortie du quartier, je suis intrigué par la manière d’agir du conducteur: il ne semble connaître que la première vitesse…en fait, il m’avoue être, en temps normal ,conducteur de poids lourd et ignore tout de la jeep P4. Cela commence bien! Je décide d’attendre l'arrivée à l’autoroute avant d’agir pour ne pas arrêter le convoi de 250 véhicules articulé en 5 rames dont je suis l’élément de tête. Au péage, j’interpelle le conducteur du camion qui me suit: il s'agit de l’adjudant Gino Guillon, chef du casernement du régiment; il sait conduire la jeep et je procède immédiatement à l’échange

                  C’est ainsi que ce sous-officier d’une exceptionnelle qualité, deviendra mon conducteur, mon garde du corps, mon confident, sera l’exutoire de ma mauvaise humeur, le responsable désigné de mes contrariétés. Il est aujourd’hui un ami très cher que je retrouve toujours avec beaucoup de joie. Gino, car son père l’avait ainsi prénommé en hommage à Gino Bartali vainqueur du tour de France l’année de sa naissance, prit l’habitude d’interpeller tous ceux dont il ignorait l’identité d’un tonitruant "Jean-Louis". Rapidement ce prénom remplaça ses propres nom et prénom au régiment où, pour tous, il est devenu et restera toujours «Jean-Louis».

 

  

 

TOULON

 

 

 

 

Je retiens de cette période quelques moments forts:

 

                                       - l’installation à bord dans des conditions d’inconfort notoire pour des soldats susceptibles d’être engagés dès leur arrivée sur le sol saoudien (les sous-officiers et légionnaires disposent d’un "fauteuil" pour la durée de la traversée).Que les anciens d'Indochine me pardonnent, qui trouveront peut-être cela luxueux..., mais je vis avec mon temps! Par chance nous percevons quelques heures avant l’appareillage un grand nombre de lits de campagne qui, installés dans les entreponts, vont permettre aux unités de disposer par roulement d’un coin dortoir. Les légionnaires pourront s’y reposer un peu malgré la chaleur étouffante .Le chenil du bateau devient l’armurerie régimentaire et la pouponnière la salle opérations.

                    Après encore quelques incertitudes quant à la date de départ, 

  nous rejoignons Toulon en deux fractions: 300 "précurseur,  le 20 au soir qui embarqueront sur le "Corse", 

puis le gros du régiment le 21 au soir qui embarquera sur l’ "Esterel"

      

Nous embarquons le 22 au soir sur "l’Esterel", car-ferry de la Société Nationale Corse Méditerranée (SNCM), le détachement précurseur s’étant installé la veille à bord du "Corse".

  

          

Puis vint  le bob …

 

    - Juste avant d’embarquer, nous sommes inspectés par le général d’armée Schmitt, chef d’état-major des armées. Je lui présente les troupes, le colonel Lesquer ne souhaitant pas rencontrer les journalistes qui accompagnent le CEMA. Le détachement est fort peu  homogène puisqu’il y a là des légionnaires, des marsouins, des parachutistes, des spahis, des artilleurs, du personnel de l’Alat, du matériel, du train, et j’en oublie surement! Chacun arborant le béret à la couleur de son arme, le CEMA ne cache pas son courroux devant cette troupe bigarrée à souhait et donne l’ordre de faire porter à tous, dès l’embarquement terminé, l’ineffable "bob" kaki. Nous le garderons jusqu’à Noël…où il sera, hélas, remplacé par un autre bob, il est vrai aux couleurs du désert…

  Des  mesures de précaution  SURPRENANTES…

  

               Avant de quitter notre quartier à Nîmes, nous avions reçu l’ordre de camoufler  les croix rouges de nos véhicules sanitaires pour ne pas offenser les saoudiens que nous allions, si j’avais bien compris, secourir. Dans le même esprit, la présence de notre aumônier jugée provocatrice lui interdit de partir avec nous! Je remercie ici tout particulièrement le général Dupont de Dinnechin que j’ai eu l’honneur de servir à l’EMAT avant de prendre mon commandement et qui, peu de jours avant mon départ de Nîmes, m’assura de son total soutien: aussi, le 23 septembre vers 15 heures, j’avise    une cabine téléphonique à pièces située sur le quai d’embarquement. Disposant encore d’un peu de monnaie, je joins le général et lui rends compte de l’impasse concernant la situation de l'aumônier. Il me répond qu’il s’en occupe .Le quinze octobre notre aumônier nous rejoint dans le désert. Si, par hasard, vous parcourez notre site, je vous prie de trouver ici, mon général, l’expression renouvelée de ma reconnaissance.

 

                    Enfin, pour couronner le tout, alors que nous achevions l’embarquement sur l’Esterel de la totalité des hommes, véhicules et matériels divers, l’ordre fut donné au dernier moment de débarquer les rations individuelles de combat contenant du porc, ce qui réduisit singulièrement la palette des menus offerts à la consommation. Je me demande encore aujourd’hui qui a pu donner un tel ordre ?

 

 

  

         La vie à bord

      

                             Quelques faits intéressants:

 

        * l’interdiction, dès le lendemain de l’appareillage, de consommer de l’alcool. Elle ne sera qu’exceptionnellement transgressée pendant les six mois de campagne, malgré les trésors d’imagination déployés par nos parents et amis pour camoufler l’envoi du précieux liquide dans les objets les plus insolites afin d'échapper au contrôle draconien de la police religieuse saoudienne.

 

        * l’entente entre l’équipage (150 hommes) et les "soldats-passagers" (près de 2.000) que nous sommes s’avère très vite incontournable. L’ensemble des installations (sanitaires, alimentation, loisirs, couchage, etc..) est prévu pour satisfaire les besoins de 800 passagers pendant 12 heures et non ceux de 2000 soldats pendant une semaine! Le premier repas servi par le personnel du bateau débute à 18 heures et les derniers d’entre nous passent à table vers 2 heures du matin…il faut ensuite faire la vaisselle et, dès 4 heures, préparer le petit déjeuner servi à partir de 6 heures. Au bout de 24 heures, l’équipage est hors service. En accord avec le commandant du ferry, c’est donc désormais un équipage mixte "militaro-civil" qui gère le soutien de l’homme. Le colonel Lesquer, chef d’état-major de la division et commandant d’armes du navire, mène ces délicates tractations qui conduiront civils et militaires à travailler en étroite collaboration, à mieux se connaître et à s’estimer. Au demeurant, ce pari était loin d’être gagné, car pour des raisons "politico-syndicales" l’équipage était hostile à l’engagement de la France dans le golfe et à notre embarquement sur l’Esterel.

 

        * Je n’oublierai jamais, juste avant l’entrée dans les eaux territoriales saoudiennes, l’immense omelette au lard accompagnée d’un vin de Bordeaux millésimé, servie à la pouponnière aux dix officiers de mon état-major par Monsieur Israël, délégué CGT. Affichant à notre égard une hostilité sans équivoque à l’embarquement, cet homme s’est transformé au fil des jours, au point de vouloir débarquer et poursuivre l’aventure avec nous (SIC). Pour la petite histoire, il est aujourd’hui responsable CGT de la SNCM au port de Marseille et ne manque pas d’apparaître sur nos petits écrans, lors des négociations direction-syndicats de cette société.

 

 

YANBU

 

                      Durant la semaine de traversée, l’ambiance a été studieuse et consacrée à parfaire l’instruction dans tous les domaines, tout en aidant l’équipage à assurer au mieux notre soutien. La température est chaque jour plus élevée et le 30 septembre matin nous accostons par 35°, sous un soleil écrasant, au port de Yanbu, plus grand port pétrolier du pays situé à une douzaine de kilomètres au sud-est de la ville du même nom. La démesure de ce pays saute instantanément aux  yeux.

 

              Une foule de journalistes monte à bord, accompagnée de l’attaché de défense français. Ils veulent savoir le futur lieu d’implantation de mon régiment, mais je l’ignore encore .En revanche, eux le connaissent et me donnent rendez-vous dans quelques jours à proximité des trois frontières, dans la région de Hafar-al-Batin. Je dois avouer que leurs informations étaient exactes puisqu’ils se poseront en Puma une semaine plus tard au point indiqué. L’un d’eux, voulant absolument me faire dire devant les caméras que le port du treillis vert olive n’est pas adapté au désert, je lui réponds que je n’ai rien d’autre à me mettre. En revanche, s’il peut faire quelque chose pour notre équipement futur lors de ses prestations télévisées, je lui en serais très reconnaissant.

 

 

 

                                 Ces ultimes "mesures de précaution" prises par le commandement, 

                                    nous appareillons le 24 septembre à 7 heures du matin.

Un immense hangar est attribué au régiment. Nous nous y installons à 1200.

Quelques lavabos et une demi-douzaine de WC permettent, après une longue attente, de garder un minimum d’hygiène. Une poignée d’employés saoudiens exerce sur une nuée de techniciens de surface philippins une discipline de fer, maintenue au plus haut niveau par le maniement de badines cinglant dos et mollets à la vitesse de l’éclair. Avec de tels arguments, les locaux sanitaires, même utilisés H/24, restent propres. L’Arabie Saoudite pourvoit aussi à notre alimentation et nous livre de copieux repas, hélas quand bon lui semble. Nous restons trois jours dans ce hangar chauffé à blanc, occupés à remettre en condition armement, paquetage et véhicules et préparons le déplacement de 1.200 kilomètres à effectuer les 2, 3 et 4 octobre pour rejoindre notre future zone de déploiement.

 

 

 

Je dois laisser sur place une compagnie pour rendre les honneurs au président Mitterand qui vient ce même jour à Yanbu expliquer à une représentation des troupes françaises les raisons de l’engagement de la France. Je désigne la 2° compagnie du capitaine Chavancy qui me rejoindra plus tard.

 

  Le "rallye" Yanbu-Hafar-al-Batin

 

         Il n’y a pas de problèmes topographiques une fois sorti de la zone industrielle parcourue d’autoroutes à cinq ou six voies… où il ne passe… que nous. Le réseau routier est ensuite réduit à sa plus simple expression: heureusement d’ailleurs, car nos cartes d’Arabie Saoudite ont la dimension de calendriers des postes. L’omniprésente police religieuse saoudienne est postée aux carrefours stratégiques pour nous interdire la traversée des villes saintes…ce qui nous vaut, pour contourner Médine, le privilège d’ajouter une centaine de kilomètres à l’étape du 3 octobre qui en compte déjà  450 kms.

          Dans la période de montée en puissance à Nîmes, j’ai fait acheter 3 GPS, matériel aussi rare que cher à l’époque .Ils ont l’aspect de gros postes radio PP 11 et ne sont guère faciles d’emploi. Mais ils seront précieux au beau milieu du désert en attendant mieux.

 Nous quittons Yanbu le 2 octobre matin.

 Le déplacement est long et périlleux car le code de la route n’est pas respecté, en dépit d’une excellente signalisation. Le ruban bitumé que nous empruntons marque la direction générale à suivre. Nous sommes sans cesse doublés de chaque côté de la route et parfois sur plusieurs files parallèles, par des voitures ou camions roulant à très grande vitesse sur le sable, sans oublier ceux, plus rares heureusement, qui arrivent en sens inverse. Le spectacle est psychédélique, le désert jonché d’épaves de voitures et poids lourds, certaines encore fumantes! Par chance, nous ne déplorerons aucun accident.

 

           La vigilance des chefs de bord, le respect de la vitesse imposée, la qualité et le nombre des "pilotes" (chaque véhicule disposant d’au moins deux conducteurs confirmés) nous épargnent le pire. Nous récupérons des fatigues de la journée pendant quelques heures d’étape nocturne sous une température plus clémente. Mais pour les mécaniciens auto la "journée" commence. Après une nuit de travail, ils repartent comme les autres au petit matin, les yeux rougis et chargés de sommeil, prêts à recommencer dans quelques heures. J’adresse ici toute mon admiration et ma reconnaissance, qu’ils soient du régiment où du soutien divisionnaire, à tous ces mécanos dévoués qui nous ont permis de rouler dans les meilleures conditions. Grâce à leur action, nous serons toujours au complet et à l’heure aux grands rendez-vous! Le moment venu, c’est d'ailleurs à eux que j’attribuerai la priorité des récompenses, provoquant un étonnement certain parmi mes cadres.

 La seule vraie difficulté concerne les liaisons radio MF cryptées. Malgré la grande efficacité de nos appareils, ils ne peuvent couvrir l’amplitude de notre déplacement et me laissent parfois de longues heures sans nouvelles des unités.

 

                                Le 4 octobre vers 14 heures je retrouve mon commandant en second, parti en précurseur le 30 septembre par avion préparer notre arrivée. Il me conduit au centre de la zone de déploiement opérationnel du régiment. Je pose mon sac sur ce "point zéro" et les compagnies s’installent à la méthode cow-boy autour du PC, dans un rayon de quelques kilomètres.

 

          C’est à cet instant que commence vraiment la vie dans le désert. 

Elle durera jusqu’au 17 mars, jour où nous retrouverons le hangar du port de Yanbu 

quitté six mois auparavant.

                                                                       

 

 

                                                                

                                                                                               LE DESERT

 

 Nous allons vivre trois périodes différentes  jusqu’au 1° mars 1991:

 

     -la première couvre le mois d’octobre 90,

     -la seconde va de novembre 90 au 16 janvier 91,

     -la troisième du 17 janvier  au 1° mars 91.

 

 

                                                ARENAS : L’ACCLIMATATION

*La première phase est celle de l’accoutumance au désert et à son environnement, dans une ambiance pesante où nous attendons à chaque instant l’attaque Irakienne avec emploi éventuel de l’arme chimique…. Notre mission est d’arrêter les blindés ennemis coûte que coûte à la frontière irako-saoudienne en faisant Camerone. Que pèserons-nous face aux chars irakiens aguerris au combat en ambiance chimique et surtout, à quoi et à qui cela va-t-il servir? Je ne peux supporter l’idée de sacrifier le régiment pour un simple coup d’arrêt, dans le seul but d’interdire aux irakiens d’aller plus avant en terre saoudienne. Je m’en ouvre au général Mouscardes qui me recadre très vite en me rappelant le caractère sacré de la mission et la longue tradition de sacrifice de la légion étrangère pour des causes désespérées! Dont acte… il a raison….je pense trop.

 

 Le masque à gaz (ancien modèle) devient notre inséparable compagnon: nous testons notre capacité à le supporter, principalement aux heures chaudes .Aucun de nous ne peut le porter plus d’une heure trente (chrono): une irrésistible envie de l’arracher l’emporte alors, même pour les plus endurants. En revanche, nous nous habituons plus facilement au port de la combinaison de protection chimique.

 

 

                                               En fait, il s’agit d’opérer une véritable révolution….

                          Elle sera parfaitement orchestrée par mon officier NBC le capitaine Deutschmann.

Jusqu’à ce jour, en règle générale, la menace chimique était peu prise au sérieux dans le cadre de la préparation opérationnelle: le simple port au côté d’un masque à gaz encombrant, qui plus est particulièrement disgracieux pour la silhouette souple et féline du guerrier, semblait jusqu’alors suffire pour le mettre à l’abri de toute menace. La tenue NBC n’était pratiquement jamais revêtue (il ne fallait pas la détériorer en vue du grand jour), hormis par quelques spécialistes du régiment chargés de la décontamination. A la fin des exercices, nous jouions le "quart d’heure chimique" pour afficher notre sérieux et notre compétence dans ce domaine. Mais cela fleurait bon le retour au quartier ou au bivouac dans l’attente du "Finex" libérateur. Les cadres ne portaient généralement pas le masque afin de mieux vérifier le bon comportement de la troupe !

               Enfin, et c’est sans doute là l’originalité essentielle de l’opération Daguet, jamais depuis la première guerre mondiale, une division française n’avait été engagée dans un contexte de menace chimique permanente, au demeurant difficile à supporter. Chacun a présentes à l’esprit les images fortes des effets immédiats d’un tir ou épandage chimique, parfaitement mis en scène dans les quelques films d’instruction que nous avons tous vus et revus. Et personne ne tient à être transformé en quelques secondes en mouche agonisante traitée à l’insecticide.

        

 

 C’est le poids de cette menace insidieuse, constante et à la longue usante que j’ai tenté, plus tard, de faire percevoir à ceux qui ont comparé l’opération Daguet à une promenade de santé. C'est vrai, la division n'a eu que très peu de pertes mais est-ce vraiment blâmable? Que n’aurait-on entendu sur notre degré d’impréparation de la part de ces mêmes censeurs si nous avions conformément aux prévisions des états-majors perdu un soldat sur deux.

 

 

 

 

      

   De nombreux entrainements topographiques avec mes capitaines complètent la préparation au déplacement en vue du combat. A la manière de nos anciens, nous naviguons à la boussole et aux kilomètres parcourus et effectuons de longs parcours de concentration. Tout se déroule à peu près bien pour ce qui me concerne jusqu’au jour où, pour me faire plaisir, mais sans me prévenir, mon fidèle Jean-Louis fait monter par le soutien régimentaire des pneus "sable" tout neufs sur notre jeep. Je peine alors à retrouver mes capitaines au point de rendez-vous…car, en raison du diamètre différent de ces nouveaux pneus, la distance parcourue n’est plus la même. Fort de cette expérience, je fais rééquiper ma jeep avec les pneus initiaux!

     

                                                            La tache est donc immense

           il faut que les gestes élémentaires de protection deviennent des gestes réflexes de survie.

                       

Sur le plan de la vie en campagne, l’organisation va bon train. Le soir de notre arrivée dans le sable tout le matériel lourd est perçu (tentes, lits de camp, chaises, tables, WC chimiques) et rapidement mis en place .Un grand coup de chapeau à nos logisticiens.

          L’instruction NBC, l’organisation du terrain, les reconnaissances de la zone d’action et les séances d’entrainement au tir à partir des remarquables installations prêtées par l’armée saoudienne deviennent notre lot quotidien. Hélas, le 9 octobre nous sommes touchés de plein fouet par une intoxication alimentaire dont les effets dureront trois jours et trois nuits. Le spectacle est lamentable et les WC chimiques rapidement "débordés". Les Irakiens, mal renseignés fort heureusement pour nous et pour la division, n’ont pas l’idée d’attaquer dans ce créneau. … Cet incident grave sonne le glas du monopole du libanais chargé de nous nourrir et marque le début de notre alimentation en rations individuelles françaises. Nous les consommerons sans problème jusqu’au dernier jour de la campagne.

                            Les visites de journalistes se succèdent et prennent beaucoup de temps. J’ai décidé une fois pour toutes de ne jamais les escamoter pour deux raisons essentielles : d’abord parce que j’ai servi dans un « SIRPA/ Régional » où j’ai pu mesurer le poids des media ; ensuite parce que le principal accompagnateur des voyages de presse, le colonel Henri Pinard-Legry, est un ami de longue date aux conseils aussi discrets que précieux et que j’aurais bien tort de ne pas en tirer profit ! Chaque visite est préparée et suivie de A à Z par mon commandant en second où moi-même,  si d’aventure il est absent. Nous recevons les journalistes toujours simplement mais chaleureusement et je passe avec eux le maximum de temps disponible. Le régiment sera payé de retour et n’aura droit à aucun article désobligeant, bien au contraire.

 

 

Le 13 octobre je présente notre dispositif au ministre de la défense. Il semble apprécier notre sérieux, mêlé d’une forte dose de bonne humeur et repart rassuré sur notre enthousiasme comme sur notre moral!

  

                                                                                   Des yeux et des oreilles…

 

         Nous sommes installés depuis quelques jours à une vingtaine de kms au sud de la frontière Irako-Koweito-Saoudienne. Le général Mouscardes veut être renseigné au plus prés. Un sous-groupement renseignement (environ 150 hommes) est mis sur pied par le régiment, chargé de l’observation du terrain à proximité immédiate de la frontière. J’en confie le commandement à mon second. Cette mission lui convient bien et j’ai  du mal à le faire rentrer quinze jours plus tard.

     Le 28 octobre le régiment quitte son emplacement initial pour rejoindre une zone de déploiement située une quarantaine de kilomètres plus au sud. Notre mission est maintenant de recueillir les unités de 1° échelon avant d’arrêter l’ennemi. Les visites d’autorités et de journalistes se succèdent à un rythme soutenu de même que nos exercices de desserrement. Nous retirons de chaque passage d’autorité de nombreux bénéfices qui se traduisent par la réalisation immédiate des besoins exprimés…J’ai l’impression que toute l'énergie de notre armée de terre est tournée vers nous.

       Enfin, grande nouvelle qui me ravit, le colonel Hubert Ivanoff, mon vieux frère d’armes commandant le 1° REC, nous rejoint avec les unités de son régiment restées à Orange. Après avoir récupéré sur place ses deux escadrons prêtés il y a un mois au 1° Spahis, il est désormais au complet. Son "cauchemar" métropolitain aura duré un mois!

 

 

 

Ainsi s’achève la première phase. Nous nous sommes à peu près acclimatés à l’environnement, connaissons le terrain et pouvons en tirer le meilleur profit.

     Nous y laissons une trace éphémère de notre passage sous la forme d’une magnifique grenade légion à sept branches faite de mil qui, à force de patience et d’arrosage, a fini par lever et verdir quelques jours avant notre mouvement, dessinant un insigne presque parfait.

 

  

*                           *                          *

                                    

 

 *

 

              MIRAMAR: LA PRÉPARATION A L’ENGAGEMENT

J’ai l’impression que nous allons devoir durer car les Irakiens dont nous attendions l’incessante percée ne se manifestent toujours pas. Ce n’est pas encore le désert des Tartares, mais cela y ressemble de plus en plus.

 

  Je prends quelques mesures pour "durer":

 

              - amélioration du confort des légionnaires par l’achat et la mise en place d’appareils électroménagers, audio-visuels et de musculation, ainsi que l’acquisition de tentes saoudiennes qui augmentent sensiblement l’espace vital,

              - instauration d’un jour de repos pour redonner à notre vie un rythme hebdomadaire : depuis notre mise en alerte du 14 septembre nous avons pratiqué la semaine continue. A l’occasion de ce repos du vendredi , j’autorise le port du survêtement de sport, sous réserve d’avoir sur le dos où à proximité immédiate la musette NBC (masque à gaz et tenue de protection), ainsi que la participation à un office religieux,

            - relance de l’instruction avec l’ouverture de nombreux stages (CM 2, CME, conduite VAB, stages corps à corps, restauration collective, clairon,  etc..),

             - retour à un rassemblement régimentaire par semaine, qui me permet de parler en direct à mes légionnaires et marsouins et de couper court aux ragots les plus divers.

Les activités se poursuivent sans relâche sur le plan opérationnel. 

Le régiment

participe à de grands exercices engageant la totalité de la division, des séances et des parcours de tir de haut niveau.

 

         Début novembre nous percevons des GPS adaptés à nos véhicules .Après une rapide prise en mains de cet exceptionnel outil, le déplacement topographique devient un jeu d’enfant. Toutefois nous continuons à utiliser la boussole et le compteur du véhicule pour deux raisons: d’abord le GPS peut se dérégler ou tomber en panne à tout moment, ensuite la couverture satellite américaine n’étant pas encore complète, le GPS est inefficace entre 19 heures et 23 heures. Mais quel soulagement…Combien de fois me suis-je "égaré" tout au long de ce mois d’octobre en rentrant de la réunion quotidienne au PC/division ? L’aller, de jour, ne posait pas de problème alors que le retour de nuit en feux de black-out vers le régiment lui-même camouflé a viré plus d’une fois au drame… "Jean-Louis" en a fait les frais, car il ne pouvait être que le seul responsable de ces erreurs de navigation inadmissibles et répétées !

 

       

  

               

 Très gratifiants sont les exercices organisés par la division qui permettent de déployer le régiment en marche à l’ennemi sur un front de deux à trois kilomètres et une profondeur de 10 à 25, en silence radio avec manœuvre au fanion. Nous prenons l’habitude d’exécuter des mouvements délicats de changement de direction ou de mise en garde face à une direction donnée, bref de réaliser des entraînements de base qu’aucun camp de métropole ne nous permet et ne nous permettra jamais plus d’effectuer. C’est une immense satisfaction, pour tous, que de voir le régiment se transformer en un outil de combat, puissant, manœuvrier, réagissant instantanément et sans précipitation à la moindre sollicitation.

 Je laisse aussi libre cours à l’imagination des cadres et légionnaires pour trouver toute astuce permettant d’améliorer notre capacité opérationnelle .C’est ainsi que, très vite, les plaques à sable furent soudées en forme de L sur les flancs des VAB pour y disposer les sacs à dos et autres impedimenta: il en résulta un confort amélioré dans la caisse, mais aussi une meilleure protection face aux éventuels tirs de roquettes antichar. Chaque jour voit apparaître des nouveautés qui, lorsqu’elles sont reconnues efficaces et utiles, sont immédiatement mises en œuvre par tous.

Les visites d’autorités et de journalistes continuent toujours au même rythme. Mi-novembre nous commençons à avoir froid la nuit; pire, le 26 les premières pluies tombent sur notre zone, à notre grande surprise. Je fais acheter en toute hâte par mon commissaire un stock de couvertures, car nous ne sommes équipés que du sac de couchage outre-mer. Rapidement, l'état-major de l'armée de terre fait parvenir un complément de paquetage adapté aux nouvelles conditions climatiques.

 

 

             La première alerte

   

   Le 2 décembre va marquer un tournant décisif dans notre vie opérationnelle.

Depuis deux mois nous nous sommes préparés sans répit à affronter la menace chimique. Des exercices mille fois répétés permettent désormais d’effectuer sans panique les gestes élémentaires de protection .Mais ce 2 décembre à 8 heures 5 du matin, ce n’est pas un exercice, l’alerte est bien réelle !

         

Klaxons, sirènes, trompes sonnent l’alerte pendant une minute et, passé le premier instant de stupeur mêlée d’incrédulité, chacun abandonne sa tâche pour s’empresser de revêtir tenue NBC et masque. Bien que je me sois toujours astreint à suivre les entraînements (c’est bien le minimum !), mes gestes sont gauches et je mets le pantalon à l’envers …trop tard pour changer, je sors de ma tente et constate que chacun rejoint calmement son véhicule d’affectation; tout cela n’a pas duré deux minutes et j’embarque dans mon VAB/PC qui s’éloigne à vive allure vers notre zone de desserrement.

              Un quart d’heure après le début de l’alerte, le régiment est déployé au complet dans une zone située à une quinzaine de kms de son lieu de stationnement habituel. Vingt minutes plus tard l’alerte est levée. En fait, il s’agissait de tirs d’essai (d’Est en Ouest) de deux missiles Scud, dont le départ avait été repéré par satellite.

    Quelques temps plus tard, j’apprendrai que le délai entre l’observation du départ du missile (ou le préchauffage des moteurs de la fusée) et la transmission effective de l’alerte aux troupes au sol est d’environ trente minutes. Quand on sait qu'en réalité la fusée atteint son objectif quelques minutes après la mise à feu, tout est dit. Je n’en soufflerai mot à personne et les alertes, désormais toujours réelles, seront vécues avec le plus grand sérieux. Pour ma part, je les vivrai sans grande inquiétude !

       La menace chimique, déjà omniprésente dans les esprits, se fait de plus en plus pesante. Les mesures de vigilance deviennent draconiennes, au point d’imposer (une seule nuit, il est vrai) le port de la tenue NBC pendant le sommeil. Mais très rapidement le général Mouscardes prend sur lui d’assouplir une partie des mesures et la vie continue avec un moral d’acier.

 

 

 La future mission

 

                Quelques jours après, le général s’arrête au régiment. Nous devisons à proximité de ma tente. Il m’oriente, à mots couverts, sans préciser ni les noms de lieux ni les dates, sur l’action future de la division qui assurera la flanc-garde d’un corps d’armée US.

 

 

Dans ce cadre, le 2ème REI sera chargé de l’effort principal de la division. En clair, nous allons attaquer et serons en premier échelon. Une fois l'attaque terminée, une seconde mission nous sera confiée!

 

 

    Je me réjouis d’avoir la totale confiance du général. Nos rapports n’ont pas toujours été facilités par le climat de tension qu’a fait peser l’imminence d’une attaque Irakienne puis maintenant la menace chimique. Tout au long du mois de novembre, j’ai mesuré combien il était seul, responsable de tout, y compris même de notre inexpérience. J’ai alors pris conscience, sans doute pour la première fois de ma vie, de la solitude écrasante du chef de guerre

Le général à peine parti, je rédige une directive d’instruction, car je dois sans délai préparer mon régiment à l'attaque.

Puis je convoque les officiers de l’état-major et les commandants d’unité. Je les informe de cette nouvelle posture et du caractère confidentiel de notre mission, pour l’instant écrite nulle part (un "non papier" pour ceux qui ont servi dans le cadre de l'ONU).Une directive d’instruction très détaillée comprenant tous les savoir-faire à acquérir dans tous les domaines sera diffusée sous 24 heures.

La joie se lit sur leurs visages lorsqu’ils me saluent avant de repartir vers leur unité ou lieu de travail.

Toutes les activités opérationnelles de ce mois de décembre sont désormais tournées vers la préparation de l'attaque. Les idées foisonnent et chaque jour apporte son lot d'inventions ou de trouvailles à tous les niveaux et dans tous les domaines. J'envisage pour ma part que les événements puissent mal tourner à un moment ou à un autre de l'attaque Je serai alors dans l'obligation d'entrainer une ou plusieurs unités derrière moi...Je fais confectionner sur le toit de mon VAB une sorte de sabot dans lequel s'amarre la hampe du drapeau du régiment. Des essais sont effectués à différentes vitesses pour vérifier la solidité de l'ensemble une fois le drapeau déployé. Ils sont concluants à condition de ne pas dépasser les 50 kms heure!

 

             Des vidéocassettes peu rassurantes....

 

       Quelques vidéocassettes traitant de la guerre du golfe nous sont adressées par nos familles.

 

 

 

 

 Certes nous vivons sous menace chimique permanente, mais ce n'est pas Verdun. Sous couvert d’une importante liaison administrative avec la métropole, je renvoie à Nîmes mon commissaire-capitaine Cabourdin pour une dizaine de jours: sa mission principale est de rassembler les familles pour les rassurer par ses propos tout en les illustrant par la projection de cassettes tournées sur notre zone quelques jours auparavant. Elles montrent sans aucun artifice nos installations et notre vie quotidienne. Cette visite aura un impact favorable sur le moral de nos familles et contribuera à diminuer un peu leur angoisse.

Je suis impressionné par la description dramatique de notre situation présente et à venir.

 

Les dernières semaines de l’année nous valent encore de nombreuses visites d’autorités et de journalistes .Le 19 décembre arrive au régiment un cadeau de Noël du ministère de la Défense avec la mise à disposition pour 48 heures d’une station téléphonique Inmarsat: chacun dispose de 5 minutes gratuites pour appeler et s’entretenir avec les siens ou tout autre être cher. Les fortunes vont être hélas diverses et beaucoup ne peuvent joindre leur famille .Le chef de station, fort compréhensif, les laissera repasser. Je reste perplexe quant à l’impact positif de ce cadeau: si certains ont été très heureux d’entendre la voix des leurs, d’aucuns en sortent visiblement déstabilisés, d’autres enfin sont fort déçus de n’avoir trouvé personne à la maison. Pour ma part, j’ai eu le plaisir intense d’entendre mon épouse mais après trois mois de séparation, on à tant à se dire que sous l’effet de la surprise on ne se dit presque rien…

La vie dans le désert sous menace chimique ne nous fait pas oublier pour autant  tradition et le challenge sportif inter-compagnies de Noël. Organisé de main de maître par l’officier des sports, le capitaine Eberlé, en fonction des conditions du moment, il se déroule dans le meilleur esprit. Le cross de masse rassemble plus de mille participants qui effectuent une boucle de dix kilomètres autour de la zone du régiment, avec sur le dos la musette contenant les sacro-saints attributs NBC. Je remets les trophées aux vainqueurs lors d’un rassemblement régimentaire. La 2° compagnie remporte le tournoi et la tente saoudienne qui en est le premier prix.

 

 

 DE NOEL AU PREMIER DE L’AN…

 

            

Dans les moments de repos, les légionnaires préparent de somptueuses crèches de Noël avec les moyens du bord, c'est-à-dire rien. L’imagination comble le manque de matériel. Ce sera le plus beau de mes quatorze Noël partagés avec les légionnaires (et aussi le seul sans alcool), de par la ferveur ambiante liée au contexte et au cadre exceptionnel dans lequel il se déroule. Le 24 au soir, le port du nouveau treillis "bariolé sable" est autorisé et nous sommes fiers de ce cadeau tant attendu. Nous avons belle allure pour accueillir Monsieur Chevènement, ministre de la défense .Après un passage dans les unités où il visite les crèches et se voit offrir un présent par des légionnaires originaires de Belfort, le ministre partage avec un plaisir manifeste notre dîner de réveillon de Noël et semble apprécier le climat détendu et enjoué de la soirée.

Avant de partir, il souhaite s’entretenir avec moi quelques instants en tête à tête. Inquiet de la tournure prise par les évènements, il veut savoir si le régiment, déjà présent en Arabie depuis trois mois, a encore la capacité de tenir plusieurs mois. Je le rassure…comme lors de sa visite éclair d’octobre. Il me demande ensuite ce qui nous ferait plaisir à l’avenir. Bien que pris de court, je lui réponds sans hésiter: une belle médaille, si nous sommes engagés, et des conditions confortables pour rentrer en France. Ces deux vœux seront exaucés au-delà de toutes nos espérances.

 

 

 

  

Les derniers jours de l’année sont partagés entre les alertes chimiques, la préparation des zones de déploiement des régiments arrivant en renfort et d’ultimes visites des plus hautes autorités militaires.

 

 

Le 31 décembre à partir de 21 heures, je déguste avec mes officiers d’état-major un repas de réveillon fait de rations et amélioré par le contenu de quelques colis reçus fort à propos. Il a été préparé, accommodé et servi une fois de plus par notre caporal-chef Kuhar, vieux soldat d’exception, connu de tous pour sa joie de vivre, son moral et sa bonne humeur. Avec lui, rien n'est impossible. Il fait partie de cette race d’hommes totalement dévoués à leurs chefs, connaissant les qualités et défauts de chacun d’entre eux et aussi à l’aise avec un ministre qu’avec leurs pairs. Merci, mon cher Mario, de nous avoir régalés et supportés tant d’années, avec toujours le sourire aux lèvres et un mot gentil pour chacun, sans jamais un geste d’agacement. Et pourtant….

 

Le soir du 31 j’autorise au cours du dîner la seule entorse de l’opération à l’interdiction de consommation d’alcool: en effet, quelques jours auparavant, le médecin-chef m’informe de l’arrivée d’un colis contenant une vingtaine de flacons de mercurochrome. La couleur et surtout l’odeur du précieux liquide ne laissent planer aucun doute sur sa nature: il s’agit bien d’un grand Bordeaux millésimé. Je décide qu’il sera consommé le soir du réveillon, ce qui sera fort apprécié. Seul, le chef de corps du 1° REC en prendra ombrage, car la moitié des flacons lui était destinée…ce que j’ignorais. Malgré ma bonne foi, il ne m’a jamais cru.

 

Le sevrage complet d’alcool est dans l’ensemble bien vécu, même par ceux qui avaient quelques habitudes en la matière. La bière sans alcool calme les irréductibles. Nous faisons vite la différence entre les marques d’eau minérale au point d’en apprécier certaines plus que d’autres. Bien sur, il y aura des entorses à la règle grâce à la complicité des familles qui useront de subterfuges inimaginables pour échapper à la vigilance des contrôles saoudiens. Un de mes légionnaires détaché en qualité de boulanger à la "Cité Militaire du Roi Khaled" (KKMC) réussira même à confectionner un alambic…

 

Nous nous séparons après ces agapes, conscients que l’année qui commence ne sera pas une année comme les autres… il fait froid, la température nocturne est passée sous zéro.

En rejoignant son lit de camp chacun perçoit la gravité des jours à venir et pense tout naturellement à sa famille qui vient de vivre, sans doute avec angoisse et en proie à de nombreuses interrogations, ce dernier jour de l’année 1990….

 

 

Où serons-nous dans quelques semaines ? La date "ultimatum" du 17 janvier 1991 donnée par l’ONU à l’Irak pour quitter le Koweit se rapproche!

 La réponse ne se fera pas attendre longtemps.

  

                               Dans l’attente du 17 janvier…

 

   

 Le 1° janvier matin, le temps est magnifique, la température fraîche.

 Le régiment rassemblé sur la place d’armes du PC a fort belle allure dans son nouveau treillis bariolé sable.

Je lui présente mes vœux, parle un peu de l’avenir, remet de nombreuses médailles de la défense nationale. En fin de matinée, nous rendons les honneurs au chef d’état-major de l’armée de terre, le général d’armée Forray, qui a choisi de passer quelques instants parmi nous en en ce premier jour de l’année.

 

    Puis nous reprenons le cours normal de nos activités comme si de rien était.

 

 En fait, jusqu’au 17 janvier, nous vivons dans l’attente d’une acceptation de l’ultimatum de l’ONU par l’Irak ou ...du choc inévitable.

 

 

       Quelques événements vont marquer cette quinzaine :

 

    -les premières fortes pluies tombent dès le 2 janvier Elles transforment rapidement le désert aride en camp de Champagne,  situation que nous n’avions pas prise en compte jusqu’à ce jour et qui pourrait, le cas échéant, modifier nos délais de mise en place et d’intervention,

  

- la fête des rois, manifestation très attendue parmi les rendez-vous de tradition de la légion étrangère, se déroule le 6 janvier avec son faste et son charme habituel sous un chapiteau de fortune agencé par les services techniques régimentaires. Comme pour la réalisation des crèches, les organisateurs ont fait appel à leur imagination sans limites pour parer le roi et sa cour des plus beaux atours. Le thème retenu est celui des Strchoumpfs, ces petits hommes bleus bien connus des lecteurs de BD. La majeure partie des officiers et sous-officiers du régiment, hormis une équipe de vigilance restée dans chaque unité, est présente et profite pleinement de ce rare moment de détente autour d’une galette tout en conservant à portée de main l’inséparable musette de protection chimique. Nous réalisons l’exploit de nous réunir à midi au beau milieu du désert avec nos camarades du 1° REC et posons pour la photo historique et surréaliste des deux cours royales. Du jamais vu… Il est alors 13 heures: c'est l’heure du retour à la réalité. Par chance, aucune alerte chimique n’a troublé nos agapes…mais dès 16 heures cette lacune sera comblée!

 

 

- dans le cadre de l’arrivée des régiments venus renforcer le dispositif de la division, nous sommes chargés d’accueillir le 11° régiment d’artillerie de marine, commandé par le colonel Novak. Nous mettons tout notre cœur à préparer la zone des artilleurs, élevons les merlons protecteurs autour de chaque batterie, montons les tentes, installons la totalité du matériel de couchage et sanitaire, etc.…afin que les "Bigors" puissent se consacrer d’emblée à leur mission opérationnelle sans autre tracas matériel. Le contrat est rempli.

         Dans le même temps, nous nous efforçons de transmettre nos savoir-faire de "fantassins motorisés du désert" au 3° RIMA du Colonel Thorette et ce avant le 17 janvier, date butoir. De fortes amitiés naîtront de ces périodes de contacts et de préparation intensive à l’action, à l’instar de celle que j’ai nouée et qui est devenue fraternelle avec Bernard Thorette, chef d’état-major de l’armée de terre jusqu’à l’été 2006.

 

-         Ces multiples activités sont ponctuées d’alertes chimiques, toujours plus nombreuses à mesure que la date du 17 approche. Le 12 janvier, les couleurs sont pour la première fois montées par des légionnaires en tenue NBC. Le 13 Janvier, je mets un terme à tous les stages de formation en cours compte-tenu du contexte qui ne permet plus d’effectuer un travail suivi. Nous sommes en pleine veillée d’armes et personne n'imagine que l’Irak puisse faire machine arrière.

 

 

 

 

 

                            Le 16 à 23 heures 30, le général Mouscardes convoque les chefs de corps à son PC. Il annonce que les américains vont lancer à partir du 17 à 2 heures du matin une attaque aérienne de grande envergure destinée à détruire les infrastructures de commandement et les bases de missiles irakiens. L’attaque sera menée avec l’ensemble des moyens dont ils disposent: bombardiers lourds ou furtifs, chasseurs bombardiers, missiles de croisière et j’en passe.

                 Quant à la division elle doit, dès l’aube, faire mouvement en direction de Rafha, bourgade située à 270 kilomètres au nord-ouest de notre actuelle position. Un premier régiment ouvrira la marche à partir de 7 heures et éclairera la route. Devant le peu d’enthousiasme de mes pairs pour quitter les lieux aussi rapidement, je propose au général de partir en tête (ce qui n'est pas réaliste, car jamais nous n’aurons assez de  temps pour démonter ce que nous avons patiemment construit depuis fin octobre). Les alertes chimiques se succédant à un rythme effréné, j’ai toutes les peines du monde à rejoindre le régiment que j’ai néanmoins alerté de notre départ imminent. De plus le ciel est zébré de longues traînées lumineuses, correspondant aux "envois aériens" des américains vers l’Irak. A 3 heures du matin, je rejoins mon PC dont la physionomie est déjà considérablement modifiée. Il ne reste de ma tente que la dalle en ciment et mes affaires sont prêtes à être embarquées. De nombreux "incendies" font rage que je prenais, de loin, pour des coups au but de missiles irakiens, imaginant le pire ! Il s’agit tout simplement de matériaux que nous ne pouvons embarquer et qui vont être transformés en cendres…ou presque. Cet événement fera couler beaucoup d’encre, le général Mouscardes n’ayant guère apprécié le spectacle de désolation laissé derrière nous. Mais que pouvait-on faire d’autre dans des délais aussi courts, sauf à laisser les installations en l'état?

 

 

 

 

        L’escadron du capitaine Gally-Dejean (1° RHP), qui m’a été donné en renfort, ouvre la marche. J’ai laissé sur place une section de la 2° compagnie, chargée de surveiller les incendies en cours jusqu’à "extinction des feux".

          A 12 heures nous avons parcouru la moitié du chemin et stoppons à proximité du village d’As-Shubah. Le silence radio étant de règle, j’ emprunte le téléphone satellite présent au régiment au moment de notre départ précipité .Je demande au chef de station d’entrer en liaison avec le général Mouscardes. Quelques instants après, j’ai en ligne un radio amateur civil basé en Australie et lui demande poliment de me mettre en communication avec le général, ce qu’il réalise dans les secondes qui suivent. Je rends compte au général de ma position et de mon déplacement sans problèmes. Nous sommes tous deux forts heureux de ce contact après cinq heures de silence. Il me demande de stopper sur place et de me déployer face au nord afin de protéger le déplacement de la division en ce point stratégique ! De plus, nous devons effectuer le comptage des véhicules de la division à leur passage, mesure qui s’avérera par la suite très utile.

         Nous allons rester sur cette position  du  17   midi au 21 matin :

 

      - le 19 janvier vers 19 heures, je suis prévenu de la naissance d’une petite fille au foyer du capitaine Bohineust, commandant l’escadrille d’hélicoptères antichars provisoirement détachée auprès du régiment. Je convoque l’intéressé pour lui faire part de la nouvelle et partage avec lui ce moment de bonheur unique, entre deux alertes chimiques,

     - pendant les quatre jours et quatre nuits de notre mission de protection, nous voyons défiler les 2.000 véhicules de la division mais aussi une grande partie du corps d’armée US. Jamais nous n’avons observé une telle quantité de matériels de toutes sortes, dont le mouvement est savamment ordonné et régulé par la toute puissante police militaire. Quant aux hélicoptères, ils s’étirent en une interminable colonne dont nous ne voyons pas la fin, même la nuit,

      -   le 17 au soir je suis averti de la disparition d’un sous-officier et cinq légionnaires avec leurs véhicules (une jeep et un poids lourd). Malgré les recherches entreprises tous azimuts (y compris en Irak !) et avec les moyens terrestres et aériens dont je dispose, ils restent introuvables. Je ne souhaite pas en faire état à l’échelon supérieur avant d’avoir épuisé les possibilités de les récupérer. Le 20 au soir, je suis prévenu qu'ils sont avec un autre régiment… en fait, le sous-officier, peu attentif, a suivi à un moment donné un des innombrables convois qui sillonnaient la route. Puis, conscient de sa faute, il n’a pas osé prévenir avant d’arriver en zone de déploiement, d’autant qu’il ignorait où nous étions. Nous tirerons profit de cet enseignement sans frais pour l'avenir.

      - enfin, chaque soir, d’innombrables "trains" de bombardiers et autres B52 sillonnent le ciel en direction du nord. Très vite, nous observons qu’ils se présentent aux mêmes horaires et sur le même axe avant de repasser plus avant dans la soirée au retour de mission. Ces attaques sont menées du plus loin au plus près et dans les semaines qui précéderont l’engagement du 24 février nous vivrons chaque soir un véritable feu d’artifice, aussi confortablement installés qu’au spectacle.

        

 

Et puis, dans la nuit du 16 au 17 janvier, tout va basculer.

 A 7 heures précises, nous quittons notre zone de bivouac.

Devant le manque évident de réaction de l’armée de l’air irakienne et de ses missiles dès les premiers jours de l’attaque de la coalition, j'imagine que cette dernière est en train de briser l’Irak et que la partie est déjà jouée. Mais il reste une inconnue de taille: comment les troupes au sol vont résister et survivre à ce déluge de feu.

        Le 21 matin, le régiment commence son déplacement sur Rafha. C’est au cours de ce transit qu’un légionnaire recueillera un chiot, seul rescapé d’une portée qui traversait la route: intelligemment prénommé "Scud" ; il sera ramené à Nîmes et entrera dans la légende des animaux chers aux légionnaires.

     Vers 17 heures, je me présente au PC de la division. Je prends connaissance de ma nouvelle mission et de la zone de déploiement qui m’attend. La nuit venant de tomber, je décide, en accord avec le général, de remettre  la mise en place à demain et bivouaque à proximité de l’aérodrome de Rafha.

 Nuit blanche assurée pour tous en raison du trafic aérien ininterrompu !

 

 

 OLIVE : LA DERNIERE LIGNE DROITE

 

             La zone de déploiement de la division a été baptisée "Olive" par le général. La division assure la flanc-garde ouest du 18° corps d’armée US sous commandement opérationnel américain. Le 2° REI est en premier échelon de la division avec à son Est un bataillon américain de la 82° Air borne puis le 3° RIMA .En fait, nous occupons la partie nord-ouest du premier échelon et sommes installés à quelques kilomètres de la frontière.

 

Le régiment s'installe et profite du caractère légèrement accidenté du terrain (quelques dunes) pour se camoufler au mieux. Les tentes sont très vite installées (en modèle surbaissé, pour la plupart) car j'estime le 

repos  indispensable  en cette période d’attente où nous devons, à tout instant, être prêts à bondir.

 

           J’impose aux PC des compagnies et à fortiori au mien de changer d’emplacement, en principe tous les trois jours, afin de ne pas être repérés par les éventuels appareils de goniométrie de l’ennemi; je sépare mon PC en deux éléments distincts et distants, l’un pouvant prendre immédiatement la place de l’autre en cas de destruction. Enfin, le trafic radio est réduit au strict minimum, la transmission des ordres et consignes particulières entre le PC régimentaire et les unités étant maintenant effectuée par les estafettes motorisées.

 

 

  Chacun sent bien que la situation évolue vite. Tout en gardant le calme et la sérénité des vieilles troupes, nous prenons conscience que chaque jour nous rapproche du jour J et donc du dénouement.

 

 

Quelques événements importants vont marquer cette ultime préparation à l’engagement:

 

 Accrochage à la frontière 

 

            - dans les jours qui suivent notre installation, nous investissons un poste de surveillance saoudien situé à courte distance de mes unités de première ligne. Il domine légèrement la frontière et fait face à un poste irakien, lui aussi bâti sur les hauteurs. A mi-chemin entre les deux postes distants de 4.000 mètres, la frontière…c’est à dire un thalweg parcouru d’est en ouest par une ligne de tétraèdres en béton qui la matérialisent et doublés par endroits de fossés antichars.

                  Le poste irakien qui fait l’objet de notre attention semble pour le moment inoccupé et, avec l’autorisation de la division, un dispositif discret de surveillance est mis en place au poste saoudien (une section). Nous confirmons par des patrouilles de nuit souples et légères notre impression initiale, mais le 1° février matin le poste irakien s'anime: mouvement de véhicules et de personnel, avec installation d’une section…Tout cela en toute tranquillité et sans aucune discrétion. Une chose est sure: notre présence dans le fort saoudien n’a pas été repérée ! Notre surveillance est encore plus appliquée et les relèves de dispositifs s’effectuent de manière exemplaire. L’installation de la section est rapidement confirmée.

                 Le 2 février, vers 19 heures, le chef de section en place au poste saoudien signale le départ d’une quinzaine d’hommes du poste irakien vers la frontière.Je rejoins dans son VAB le Lcl Germain, mon remarquable et très efficace officier opérations. A 20 heures ils franchissent cette dernière et se dirigent vers notre poste. Je demande au général leur destruction par un tir d’artillerie qu’il refuse. La tension monte d’un cran d’autant que le vent se lève et qu'une tempête de sable réduit très rapidement la visibilité à quelques mètres.

                 A 21 heures 30, l’ennemi approche du fort (observation faite par la section grâce à l’utilisation des caméras Mira des postes de tir Milan): j’autorise le chef de section à ouvrir le feu. L’ennemi fait demi-tour et prend la fuite en direction du nord, apparemment sans pertes. Je demande au général un tir d’artillerie sur le fort irakien: tir accordé, le 11° RAMA délivre 108 coups de 155 mm.

A 22 heures les tirs sont terminés et je donne l’ordre à la section de quitter le poste pour s’installer 2000 mètres plus au sud, car il n’est pas question d’effectuer un ratissage du terrain alors que la tempête de sable atteint maintenant son paroxysme.

               Au bilan: pas de pertes chez nous, pas de pertes à priori chez l’ennemi, sous réserve de pouvoir vérifier les effets du tir d’artillerie sur leur fortin. Pour nous, pour le 11° RAMA et en fait, pour l’ensemble de la division, une énorme impression de puissance a été ressentie suite au tir de ces cent huit coups de canon ! Si beaucoup avaient déjà entendu le fracas d’un tir artillerie, très peu avaient eu le privilège de "sentir passer" une salve au-dessus de leur tête, le tir par-dessus troupe étant formellement interdit en temps de paix. En bref, la division a pris conscience de sa puissance, à travers ce mini baptême du feu. Et le 3 février matin la confiance et la joie se lisent sur les visages quand j’arrive au PC de la division où je suis attendu par le général.

               

Je comprends tout de suite que quelque chose ne va pas lorsque le général me demande si je suis fier de moi et quel est mon bilan ? En fait, il a passé une fort mauvaise nuit, le général CEMA n'ayant pas apprécié le tir d’artillerie: la France a, par cette agression caractérisée, perturbé ces irakiens qui ne nous veulent aucun mal! J’en tire un enseignement que je n’oublierai plus jusqu’à la fin de ma carrière: plus de déclenchement du feu sans la certitude de pertes ennemies. Dans la foulée et sans prévenir personne, je me rends discrètement avec mon brave Jean-Louis à la frontière sur les lieux mêmes des incidents de la nuit. Je ne trouve rien de tangible, sauf d’importantes traces de sang sur le sable que je ne peux décemment pas ramener au général. Lorsque, le 22 février, je passerai en terre irakienne, je m’arrêterai au poste irakien pour compléter l’information et vérifier les effets des tirs: je serai très déçu de n’observer que quelques impacts dans le sol ! Décidément, il était écrit que le bilan  de cette soirée du 2 février serait inconsistant!

             

Deux jours après, je dois présenter à Monsieur Joxe, le nouveau ministre de la défense, le dispositif du régiment; ensuite ,je l’emmène, seul, quelques mètres en avant des premières lignes afin de lui expliquer à l’aide d’une jumelle binoculaire pointée sur le fort irakien les raisons du déclenchement du tir d’artillerie ,qui a fait couler autant d’encre que de salive. Le ministre, déjà bien informé de l’affaire, scrute le panorama tout en m’écoutant avec attention, puis se redresse et me dit:" vous avez bien fait, mon colonel".

                  A partir du 3 février matin il ne sera plus observé de présence irakienne au fort.

 

                   Des Irakiens omniprésents ?

 

             -dans cette même période et pratiquement jusqu’au jour de l’engagement, mon voisin immédiat, le bataillon US parachutiste de la 82°, va utiliser une bonne partie de l’armement dont il dispose lors d’accrochages nocturnes avec les Irakiens… Je pense que notre incident du 2 février a marqué les esprits et que chacun dans son secteur de responsabilité redouble de vigilance. Toutefois ni le colonel Thorette ni moi-même, qui encadrons le bataillon américain, ne serons l’objet d’attaques. Il n'y a dans cette observation aucune manifestation d’antiaméricanisme primaire: j’en déduis tout simplement que nos soldats n’ont pas la même faculté d’imagination que leurs frères d’armes US, ce qui est un avantage considérable dans cette situation d’attente.

          -pendant ce temps, j’en profite pour mener en accord avec l'état-major, des reconnaissances de nuit en territoire irakien, à base d’éléments motorisés légers et souples, solidement appuyés par les feux de mes SML et du 11° Rama en cas de besoin. Elles seront interrompues quelques jours à la suite de l’incident du 2.02, mais reprendront très vite. En effet, il est vital que le commandement soit renseigné sur le dispositif ennemi dans une profondeur de quinze à vingt kilomètres. Le régiment attaquera en tête le jour J sur l’axe ouest et devra offrir, après le passage de la frontière, une ligne de débouché au 1° REC.L’autre moitié de la division attaquera sur l’axe Est

 

 

              La préparation de l’attaque

 

                 J’ai quatre préoccupations  essentielles:

 

  1.  renseigner le général jusqu’au jour J sur la présence de l’ennemi dans les 20 premiers kilomètres de l’attaque,

  2. livrer au sous-groupement ouest un passage carrossable et libre de tout ennemi le jour J,

  3. jumeler mes compagnies de combat d’infanterie aux escadrons du 1°REC. Dans l’attaque finale, ces unités travailleront en étroite collaboration pour prendre d’assaut l’aérodrome d’As-Salman,  notre objectif affiché, 

   4. informer mes légionnaires, cavaliers marsouins et cavaliers parachutistes de ce qui va se passer et leur expliquer ma vision des choses. 

 

      -En ce qui concerne les deux premières préoccupations, les reconnaissances renouvelées en territoire irakien et l’appui très efficace en temps venu d’une compagnie de travaux du 6° REG, nous permettront d’être au rendez-vous.

     - Afin que les compagnies et escadrons améliorent leur coopération dans tous les domaines, nous délimitons avec le 1° REC en arrière de notre zone un terrain identique à celui qui nous attend .La conquête de l’aérodrome d’As-Salman le 25 février montrera tout le bienfait de cette préparation minutieuse où tout a été étudié et répété dans le moindre détail.

       - Enfin, je décide de m’adresser sur leur lieu de stationnement à chaque compagnie ou escadron. Je leur tiens les propos suivants:

      *nous allons, avec le 1° REC, effectuer une marche à l’ennemi d’environ 150 kilomètres sur un axe sud-ouest/nord-est; nous détruirons tout ce qui se présentera sur notre passage, avant de conquérir l’aérodrome d’As-Salman, notre objectif final,

     *nous disposons d’un formidable potentiel d’appuis (artilleries française et américaine, appui de nos hélicoptères, appui des A 10 américains) et je n’engagerai pas la vie d’un seul homme sans avoir au préalable écrasé sous le feu la ou les résistances éventuelles,

       *nous disposons également d’un énorme soutien santé (un médecin et un VAB santé par unité) soit la certitude d’être immédiatement secouru et soigné quelle que soit la gravité de la blessure. Par ailleurs la France a mis en place au terminal de Rhyad une infrastructure hospitalière complète capable de traiter les cas les plus importants avant l’évacuation sur la métropole,

       *notre entraînement intensif de ces derniers mois doit nous rendre confiants. Notre ennemi de demain, la 45 ° Division d’infanterie irakienne, fut une unité d’élite dans la guerre contre l’Iran, spécialisée dans le combat en ambiance chimique. Pour autant, nous n’avons rien à en craindre si nous réagissons à ses éventuelles attaques chimiques avec calme et professionnalisme,

      *enfin, et je dirai presque, surtout, je leur précise que je ne tolérerai aucun écart dans le domaine de la discipline de feu et des conventions de Genève…pas de tir à tuer sur l’ennemi "pour le plaisir" de se défouler, même si, depuis quelques mois la pression est montée au même rythme que l’envie d’en découdre. Les coupables seront impitoyablement et lourdement sanctionnés !

 

                  A l’issue de mon topo, je les laisse libre de poser toutes les questions qu’ils souhaitent et nos échanges sont en général longs et fructueux.

 

  

 Ces contacts avec les unités furent des moments intenses et riches. A travers ces regards clairs et confiants, ces visages épanouis, l’intelligence et le réalisme des questions j’ai, une nouvelle fois, le sentiment que rien ne pourra nous arrêter!

 

 

                            Des colis et des lettres par milliers 

                    A partir de début février, nous allons être chaque jour submergés par du courrier et des colis en provenance de France ( 15.000 colis et 12.000 lettres entre le 1° février et le 15 mars ). Notre présence en Arabie saoudite depuis des mois, l’imminence d’un dénouement que chacun sent aussi périlleux qu’inévitable et le martelage quotidien des médias ont déclenché dans notre pays un immense sentiment de solidarité. Les lettres de soutien et d’encouragement viennent du plus humble au plus connu de nos concitoyens: elles ont toutes en commun un merveilleux parfum d’affection et de fierté à notre endroit…Quant aux colis, aussi utiles que gastronomiques, ils mêlent les rasoirs à main aux foies gras les plus cotés. Nous ne nous en lasserons pas (surtout du foie gras) et je veillerai à ce que chaque courrier et colis mentionnant l’adresse de l’expéditeur fasse l’objet d’un mot de remerciement. Une fois la mission remplie, tous s’attelleront à cette noble tâche, du légionnaire au colonel, afin de remercier comme il se doit ces milliers de gestes de générosité et d’affection.

 

                                     Le départ du Général…

 

                              Coup de tonnerre le 7 février à 14 heures où l'état-major de la division nous informe que le général Mouscardes vient d’être rapatrié sanitaire sur l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Cette nouvelle me consterne. Tant d’efforts et de sacrifices consentis depuis de si longs mois par le général ne peuvent en quelques instants se terminer par une "Evasan"…Eh bien, si ! Le secret a été bien gardé et le général a souffert en silence. Je le voyais parfois fatigué, certes nous l’étions tous un peu, mais il portait de loin la plus lourde charge. Néanmoins jamais je n’aurais imaginé qu’il allait devoir quitter, juste au moment du dénouement, ce magnifique outil de combat forgé avec beaucoup de patience et de persévérance au fil des mois. J’avais en lui une immense confiance et savait qu’il nous conduirait immanquablement à la victoire. J’imaginais sans difficulté et avec une grande émotion quelle devait être son insupportable et inconsolable peine. Je m’attacherai par la suite jusqu’à son départ de la 6° DLB puis de la vie militaire active, dans la mesure de mes modestes moyens, à lui témoigner toute ma fidélité et ma reconnaissance ainsi que celle de mon régiment.

               Quarante huit heures après, le général Janvier lui succède. Je connais le général Janvier, ancien chef de corps du 2° REP, mais n’ai jamais servi directement sous ses ordres. Chef de la division logistique à l’état-major des armées depuis le début de l’opération Daguet, il est sans nul doute le mieux placé pour prendre ainsi, au pied levé, la succession du général Mouscardes. Bien que tout soit lancé et que la machine soit sur les rails (nous attaquerons dans 15 jours exactement!), j’imagine la pression qui pèse sur ses épaules. Mais nous sommes là pour le servir. L’organisation militaire est ainsi faite qu’elle peut du jour au lendemain changer de chef sans changer d’esprit et nous nous rangeons immédiatement derrière notre nouveau chef, confiants dans l'avenir.   

 

                                    Des visites, encore des visites et toujours des visites.

 

 

      

Le rythme des visites (autorités civiles et militaires, journalistes) ne faiblit pas malgré la proximité de l’engagement et nos préoccupations quotidiennes. La dernière visite d’autorités, le 14 février, est celle de Monsieur Rocard. Le premier ministre ne sait pas trop quoi nous dire, d’autant que parmi les matériels qui lui sont présentés, il a du mal à différencier P4, VAB, AMX 10 RC et autres automoteurs de 155 mm…mais comment lui en tenir rigueur, ce n’est visiblement pas son pôle d'excellence …Le seul souvenir qui me restera de cette visite sera l’ordre reçu ,tôt le matin ,de dépendre notre linge des fils tendus entre les véhicules, afin d’éviter à Monsieur Rocard un spectacle "désolant" lors du survol de nos positions…Sans commentaires !

               Le général Schmitt, CEMA, reste avec nous après le départ du premier ministre. Il nous tient un vrai langage de soldat et ne mâche pas ses mots pour décrire l’action très dure qui nous attend. Je m’en doute un peu, car nous venons de percevoir 750 sacs de transport "post mortem" pour les 1500 combattants que nous sommes, soit un pour deux! On peut en déduire que le haut état-major craint le pire... Le CEMA nous donne rendez-vous en Irak et nous promet le champagne si nous accomplissons notre mission en moins d’une semaine! Ce pari sera largement gagné. Le 5 mars le CEMA, après nous avoir félicités, nous offre le champagne au cours d’une agréable visite éclair.

                Le 16 février, nous faisons notre premier prisonnier. Il s’agit d’un déserteur irakien blessé au pied et sans arme. Après avoir été entendu par l’officier renseignement du régiment, il est dirigé sur le PC de la division. Il se dit première classe au 1° régiment d’infanterie de la 45 ° division irakienne. Fait tout à fait étonnant, il dessine sur une boîte de rations le dispositif complet de sa division située à une cinquantaine de kilomètres au nord de la frontière. Je pense que notre première classe était au minimum officier subalterne pour avoir connu avec une telle précision le dispositif de sa division ainsi que les différents obstacles de l’organisation du terrain.

  

                          La fin des feux d’artifice quotidiens et le passage en Irak

                        Le 21 février au soir nous assistons au dernier bombardement allié, pratiquement sous nos yeux. C’est grandiose et impressionnant. Ainsi s’achèvent trente six jours de bombardements ininterrompus, représentant un tonnage colossal d’engins largués. Tous les types de bombes (y compris expérimentales) ou missiles ont été utilisés tant sur l’infrastructure que sur les troupes irakiennes. A entendre les déflagrations, surtout depuis une dizaine de jours, j’imagine qu’il ne doit pas rester grand-chose de vivant au sol. Demain, ce sera à nous de le vérifier, car nous ne savons rien de ce qui nous attend dans la profondeur, à l’exception de la bande des 20 premiers kilomètres.

 

           Le 22 février matin, je reçois deux ordres:

 

 

- faire revêtir la tenue bariolée sable,

- prendre pied sur la "falaise" située en territoire irakien, afin de permettre au sous-groupement ouest de passer sans coup férir en Irak le moment venu.

           

La falaise(**) est en fait un escarpement d’une trentaine de mètres d’altitude. Mais dans l'imaginaire collectif, elle est devenue le Mont-Blanc! Elle domine toute la zone frontière avec son fortin bien connu planté au sommet. Elle ne représente pas un obstacle potentiel pour notre débouché, n'étant plus tenue depuis le 3 février . C’est  un point clé du terrain qu’il nous faut contrôler et aménager pour faciliter le passage des très nombreux véhicules du sous-groupement.

       Dès 14 heures, nous entamons le déplacement. Nous sommes confiants, mais un peu tendus lors de la traversée du billard de trois kilomètres qui nous sépare de l’objectif. Tout se passe bien. A 18 heures s’achève la conquête d’un large périmètre de sécurité en terrain ennemi tenu par la moitié des unités du régiment. Je m’installe au centre de ce dispositif. Nous faisons quelques prisonniers lors de notre installation. Ce sont de pauvres bougres, sales et affamés, qui jettent leurs armes à la première injonction

 Mon second est resté en deçà de la frontière avec l’autre moitié du régiment. Il me tarde de regrouper tout le monde.

 

 (**) la falaise sera immortalisée par un superbe poème du Colonel Humann

 

 

 

         Le 23 à partir de 7 heures, la compagnie du 6° régiment étranger de génie légion du capitaine Rittiman qui renforce le régiment, débute ses travaux d’aménagement routier de l’escarpement. Elle va travailler d’arrache-pied pour permettre le passage du 1° REC en fin de soirée. Dans le même temps l’escadron antichar du capitaine Mintelli en renfort du régiment depuis le départ de l’escadron Gally-Dejean, procède au balisage et à l’équipement de la zone. Tout au long de ces cinq jours cet escadron réalisera un admirable travail de guidage et de topographie, de jour comme de nuit, qui facilitera grandement le déplacement en toute sécurité du régiment. J’aurai la possibilité de distinguer le commandant d’unité qui sera fait 1° classe d’honneur de la légion étrangère.

 

 

Tous sens aiguisés, nous essayons de prendre quelque repos, heureux et fiers d’être les premiers soldats de la coalition à avoir pris pied en Irak.

                   Vers 16 heures les unités du régiment restées en Arabie Saoudite rejoignent le dispositif, suivies quelques minutes après par le 1°REC au complet. Le REC dépasse nos positions et s’installe pour la nuit face au nord, prêt à attaquer en tête demain matin à l'aube.

 

         J'assiste à hauteur du fortin irakien au passage du 1° REC. Tous sont  gonflés à bloc. Le colonel Ivanoff ralentit, puis me tend la main depuis son VAB/PC, permettant au représentant du SIRPA de prendre une photo immortelle avec la légende suivante: "fraternelle poignée de mains échangée par les deux chefs de corps avant l'engagement". En fait, le colonel Ivanoff me glisse rapidement deux précieuses boites de cachou Lajaunie , matériel qui me fait défaut depuis un bon moment.

         Au cours de cette même journée, une équipe de spécialistes militaires venus de France pour la circonstance, tente de lancer à partir de nos positions en direction des lignes irakiennes un MART (mini avion de reconnaissance téléguidé). Après plusieurs essais infructueux, le MART décolle et prend des photos intéressantes du dispositif irakien. Il est malheureusement abattu quelques instants plus tard.

 

         Le hasard voudra que nous le retrouvions le lendemain matin quinze kilomètres plus au nord (sans sa caméra et criblé de balles de kalachnikov). Il trônera pour le reste de la campagne sur le toit du VAB du capitaine Lefèvre, notre officier artillerie. Je lui en ferai don et Lefèvre installera l’engin à la salle d’honneur du 68° Régiment d’artillerie d’Afrique de La Valbonne, où il est toujours visible! Le capitaine Lefèvre sera lui aussi fait 1° classe d’honneur de la légion étrangère pour son étroite et fructueuse collaboration et la qualité exceptionnelle des tirs d’appui qui seront délivrés au profit du régiment.

 

  

 

             Les missions données par le général sont déjà connues…mais ce moment est particulièrement solennel …car c'est la voix du chef juste avant l’engagement: elle est ferme, grave et empreinte d’émotion lorsqu’ il lâche le fameux "En avant". Nous ignorons quand nous nous reverrons, mais les dés sont jetés !

 

 

 Le 24 février à 5 heures le général Janvier passe à la radio l’ordre d’opérations.

           A 5 heures 30, nous démarrons derrière le 1° REC. Commence alors une chevauchée fantastique qui va durer jusqu’ au lendemain à 18 heures 30, heure à laquelle nous aurons achevé la conquête de l’aérodrome  d’As-Salman.

 

                  De ces trente sept heures  intenses, j’ai retenu les anecdotes suivantes:

 

                                                    La médaille du 2

                   

  -au démarrage du 24 matin, je m’installe de manière à voir passer les unes après les autres les compagnies…j’aurai tout le temps ensuite de reprendre ma place dans le dispositif. Les unités sont magnifiques d’allure derrière leur capitaine : il y a là Kersabiec (Escadron), Chavancy (2°), Thiébault (3°), Reviers (4°), Griseri (CEA) et enfin Rouart (CCS). Ils dégagent une impression d’ordre, de volonté et de toute puissance. Chaque capitaine ralentit pour me saluer en me regardant droit dans les yeux avec un sourire radieux …C’est le moment que je choisis pour brandir, à leur grand désarroi, la médaille du régiment que tout officier servant au 2 doit pouvoir présenter au chef de corps à chaque instant, quels que soient l’heure, le lieu, l’activité ou la tenue. Cette tradition, empruntée aux Américains, fut instituée par le regretté Colonel François, chef de corps prestigieux du 2° REI de 1984 à 1986. Depuis lors, elle est restée en vigueur au régiment. Il  n'a jamais manqué de contrevenants à la règle d’autant que les contrôles étaient fréquents, y compris …à la piscine! Nul ne peut prétendre avoir jamais oublié sa médaille. En cas de manquement la sanction était lourde et immédiate : champagne pour tous les présents du moment.

               En ce 25 matin, aucun de mes commandants de compagnie n’est en mesure de présenter la précieuse médaille, sans doute rangée en lieu sûr…Eu égard aux circonstances, je ne leur en tiens pas rigueur, mais je sais qu’ils n’ont pas oublié ce   clin d’œil à un moment où l’ambiance était plutôt grave.

 

          L’ouverture des brèches

                   

 -  lors de la conquête de l’aérodrome, deux brèches doivent être pratiquées dans la clôture d’enceinte pour permettre aux unités de s’y engouffrer. Pour réaliser cette tâche avec succès tout en évitant l’écueil des champs de mines, le 6° REG a été doté de deux «Micklik»…Ces engins sont capables de projeter en avant des troupes de longs bangalores (une centaine de mètres) qui déminent un large passage (quatre à cinq mètres) au moment où ils explosent au sol. Le premier fonctionne parfaitement. En face de la seconde brèche se trouve le capitaine de Kersabiec commandant le 1° escadron du RICM (Régiment d’Infanterie Chars de Marine) jumelé avec une de mes compagnies. Kersabiec nous a rejoints en janvier et s’est intégré en un rien de temps. Son escadron est d’une rare efficacité quel que soit le domaine concerné et nous travaillons en parfaite harmonie.

                 -  A la troisième tentative infructueuse de lancement du Micklik, alors que l’attaque est en cours, Kersabiec m’appelle. Je le sens agacé par ce contretemps. Je lui demande de patienter. Puis, plus de contact. Dix minutes après, il me rend compte qu’il est dans l’aérodrome, après avoir défoncé avec sa jeep  la barrière domaniale et en avoir emporté une bonne partie avec lui…La prise des objectifs qui lui étaient assignés restera pour moi un modèle du genre: rigoureux dans l’âme, il a pris soin d’enregistrer sur une mini-cassette la totalité des échanges radio qu’il tient avec ses subordonnés pendant toute la durée de l’attaque. Ce document exceptionnel mériterait de figurer utilement dans les bibliothèques des écoles et régiments de l’arme blindée cavalerie. Mais peut-être est-ce le cas. Le capitaine de Kersabiec sera le troisième et dernier de mes capitaines "en renfort" auquel j’aurai l’honneur de remettre le galon de 1° classe de la légion étrangère.

 

Des appuis au plus près

               

  Pendant l’assaut donné par les couples "escadron-compagnie" sur les différents objectifs qui leur ont été assignés, la complémentarité fonctionne à fond. De plus j’ai conservé les feux des deux sections de mortiers lourds (SML) du régiment pour délivrer les appuis au plus près. La confiance est telle entre le chef de corps, les SML et les capitaines appuyés que certains obus de 120 mm tombent au plus près des éléments de tête, au risque de les neutraliser…ce qui n’est pas le but recherché.

                 Un de mes capitaines finira par demander, avec une pointe d’émotion dans la voix, d’allonger un tir de cinquante mètres, les éclats fusant dans son environnement immédiat…Quand je pense qu’en métropole, la distance minimale entre la troupe et l’impact est au minimum de 500 mètres, je réalise quelle précision et quelle maîtrise du tir nos SML ont réussi à acquérir en quelques mois. Mais il est vrai que compte tenu des conditions d’entraînement, le résultat atteint semble normal.

 

              Encore une coïncidence

 

      

      Le 25 février à 18 heures 30, nous rendons compte au colonel Lesquer qui commande notre sous-groupement, que l’aérodrome est sous notre contrôle. Ce sont exactement la date et l’heure auxquelles mon fils est né il y a juste 20 ans. La vie n’est sans doute qu’une succession de hasards, mais en ce qui me concerne, il fait bien les choses…Pendant quelques instants, je pense très intensément à lui et à sa mère, tout à la joie de ce merveilleux souvenir et de cette victoire que nous venons de remporter!

               C’est beaucoup pour un seul homme et plus que je ne peux en supporter pour le moment.

               Je décide donc d’aller rendre visite aux sous-officiers des deux SML, principaux artisans de cette victoire sans pertes, armé de deux bouteilles de whisky (conservées à l’état neuf dans mon VAB depuis octobre). Ils sont, comme moi, émus de cette victoire éclair, heureux, mais sans plus, d’avoir bien fait leur travail, surpris que tout soit allé aussi vite. Curieusement, nous ne touchons qu'à peine à l’alcool, tout juste une rapide goulée, qui fait plus de mal que de bien. Elle brûle le gosier et l’estomac; à l’évidence nous ne sommes pas encore mûrs pour l’apéritif.

 

                                                      Les  cluster bombes (CB) ou bombes à fragmentation

 

                     Chaque soir, il fait nuit vers18 heures. Mais en ce 25 février, nous y voyons comme en plein jour car de nombreux ouvrages et engins ennemis sont en train de brûler. Il faudra attendre le lendemain matin pour que le dépôt de munitions de l’aérodrome achève d’exploser, après avoir été touché de plein fouet par les premiers obus des SML. Toutes les unités du 2 et du REC chargées de la conquête de l’aérodrome ont coiffé leurs objectifs et s’installent pour durer. Craignant un retour offensif de l’ennemi, le général me demande de ne laisser sur place que le minimum vital pour faire face. Je laisse sur la piste l’escadron Kersabiec et à l’entrée nord la 3° compagnie du capitaine Thiébault

 

                     Tous feux éteints, nous évacuons ensuite la zone en bon ordre pour nous installer dix kilomètres plus haut en garde face au nord et à l’ouest,  le 1°REC étant à notre Est. A 21 heures le dispositif est en place. Dans la soirée je reçois la mission d’effectuer le 26 matin, au lever du jour, la fouille complète de l’aérodrome. Mon état-major prépare les ordres en conséquence. Tout en restant vigilant, il est temps de prendre quelques heures de repos. Le caporal-chef Kuhar m’a préparé au fond de son camion une petite chambre, avec lit, matelas (d’où vient-il?), lampe de chevet, rafraichissements pour la nuit ainsi que des fruits (d’où viennent-ils eux aussi, car l’emploi du temps de ces dernières 36 heures n’a guère laissé de temps pour les emplettes !). Je me laisse couler dans cet espace "quatre étoiles", attendant un hypothétique sommeil qui ne viendra pas. Je suis énervé et immensément heureux de cette mission réussie sans la moindre perte. Pour la première fois depuis le 15 septembre 1990, je me surprends à penser à des lendemains qui chantent.

 

   

            

A 7 heures 30, nous sommes en place pour débuter la fouille de l’aérodrome. Chaque compagnie a sa zone de responsabilité. Mais il y a un impondérable de poids… Une tempête de sable s’est levée pendant la nuit et la visibilité est pratiquement nulle. Dans ces conditions, il serait irresponsable de fouiller un terrain semé d’embûches. J’en rends compte au général Janvier qui me demande toutefois de démarrer la reconnaissance dès que possible. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, le commandant de la 3° compagnie qui a passé la nuit sur l’aérodrome, s’aperçoit qu’il est au beau milieu d’un champ de cluster-bombes américaines. Descendant de mon VAB/PC pour rejoindre celui de mon chef opération situé à quelques mètres, je découvre moi aussi deux CB entre nos véhicules. Elles sont immédiatement matérialisées par une coiffe mais restent dangereuses, car pouvant exploser à chaque instant.

            Profitant d’une accalmie, je lance la fouille à 9 heures. A 12 heures elle est terminée. Chance inouïe, pas une des innombrables CB n’explose au passage des unités.

   Entretemps un bataillon de génie américain arrive en renfort pour nous aider à sortir de ce guêpier. Hélas, à 16 heures 30, sept sapeurs US sont tués en manipulant un container de CB. Le spectacle se passe de commentaires. A 17 heures 30 le bataillon américain, très éprouvé, quitte l’aérodrome. Je ferme la marche avec mon PC, laissant sur place une compagnie pour la nuit. Je rejoins l’ensemble du régiment qui a repris son dispositif de la veille.

 

                                               La guerre est finie

 

                Le 28 février à 8 heures, les clairons sonnent "le cessez le feu".  Souvenir inoubliable, d'autant que nous entendons cette sonnerie pour la première fois (et pour cause!).La mission est remplie sans aucune perte, ce qui vaut pour moi tous les titres de gloire. Mais tous ne partagent pas mon avis, en particulier les légionnaires. J'ai bien du mal à leur faire accepter qu'une victoire ne doive pas être obligatoirement accompagnée d’un cortège de morts: nous avions pour nous la maîtrise du ciel, la supériorité matérielle et une préparation sans failles. Et, par dessus tout, nous avons eu tout au long de cette aventure, beaucoup de chance... Un seul exemple: de retour à Nîmes les véhicules du régiment auront parcouru au cours de l'opération Daguet près de deux millions de kilomètres sur route et en tout terrain sans accident mortel ni blessé... ni grosse casse mécanique! En fait, sur ce dernier point, je rends hommage à  la grande compétence du capitaine Rébérol, chef des services techniques, et du capitaine Monségur, officier mécanicien.

         

                                                   La croisière du retour     

        

Les opérations étant terminées, nous nous remettons en condition à partir du 10 mars pour un éventuel départ vers la France. Arrivés les premiers, nous repartons les premiers et rejoignons le port de Yanbu le 17 mars. Nous y retrouvons, six mois après, notre hangar mais dans une toute autre ambiance. Un magnifique navire, le "Danielle Casanova", accoste le 20 mars et le lendemain matin nous appareillons pour Toulon.

      La croisière se déroule dans un climat de détente bien mérité. Tous peuvent se reposer. Nous avons de l'espace, sommes très bien logés et nourris et l'équipage ne sait que faire, du matelot au commandant, pour nous être agréables. Il fait beau et chaud et les légionnaires goutent avec délice ce retour progressif à la civilisation. Pour ma part, je reste très méfiant malgré l'ambiance: je n'ai pas perdu un seul homme depuis six mois, je ne tiens pas à en perdre un sur le chemin du retour. Des consignes strictes sont données au bar et la consommation de bière est limitée à deux canettes par homme et par jour. Pour une reprise après six mois d'abstinence, c'est bien suffisant. J'en fais moi-même l'expérience involontaire: convié à la table du commandant pour le déjeuner du 21 mars, je commets l'erreur de prendre deux pastis (c'est si bon) lors de l'apéritif et passe à table avec difficulté. A la fin du repas, je rejoins rapidement ma cabine pour prendre un peu de repos. Je ne rouvrirai les yeux que le lendemain matin!

       La veille de notre arrivée à Toulon, le commandant a la délicatesse de stopper son navire quelques heures devant Bonifacio pour permettre aux anciens légionnaires de tous grades qui ont vécu à la caserne Montlaur de jouir du spectacle grandiose. Je revis, pendant quelques instants, mon arrivée début août 1972 sur ce site où je venais d'être affecté. Puis nous faisons route vers Toulon où nous devons accoster le 27 mars à l'aube.

 

                                                               L'arrivée à Toulon ...

                                

 Nous sommes à quai à 6 heures 45. Une foule de journalistes, d'amis et d'autorités nous attend. Je descends le premier et ne voit que le général Mouscardes. Ma plus belle récompense de "soldat" est l’accolade qu’il me donne et je ne peux cacher mon immense émotion. Ensuite, tout va très vite: défilé motorisé sous la pluie à Toulon l'après-midi devant le ministre et les hautes autorités militaires, pot à la préfecture maritime à l'issue, puis départ pour Miramas où nous passerons la nuit en bivouac. En effet , nous ne sommes attendus que demain 28 mars dans la matinée à Nîmes...

    

  

        

A Toulon, alors que nous prenons place vers 15 heures sur l'avenue principale, mon officier opérations, Michel Germain, me dit qu'il vient de saluer mon épouse un  peu en amont sur l'avenue. Mon cœur bat la chamade...j'ignorais qu'elle était à Toulon! Je remonte l'avenue, le long des barrières domaniales, puis je l’aperçois .Après ces six mois de séparation, l'instant est merveilleux, si bref soit-il. Mais l'heure n'est pas aux effusions et je reprends ma place dans le dispositif. Du coup, j'en oublie qu'il pleut de plus en plus fort et qu'il fait froid, très froid.

             Je retrouve mon épouse deux heures plus tard lors du pot à la préfecture. Nous arrivons à échanger quelques mots entre les conversations que me tiennent les autorités avides d'informations sur l'opération Daguet! Et puis nous repartons chacun de notre coté: mon épouse à Nîmes et moi à Miramas, au bivouac régimentaire.

 

   

                       Et l'entrée à Nîmes

               A 9 heures 30, le 28 mars le régiment est prêt pour le défilé. Nous formons une interminable colonne de plusieurs kilomètres. A 10 heures, nous commençons la traversée triomphale de la ville de Nîmes.

                                Pourvu qu'aucun véhicule ne tombe en panne!

 Je remonte l’avenue. Je ne vois plus rien si ce n'est une foule compacte de chaque coté: il y a la musique de la légion étrangère, des applaudissements à tout rompre, des cris, des lancers de roses dont certains finissent sur le capot de ma jeep. Je suis debout, en équilibre instable. Je distingue quand même en haut de l'avenue la tribune officielle où les autorités nous attendent. Je salue, par réflexe, et suis terrassé par l'émotion en pensant que c'est à nous que s'adressent ces honneurs et manifestations d'amitié. Qu'avons-nous fait pour mériter tout cela? Tout simplement notre devoir! Une fois passée la tribune, la foule continue son ovation le long du parcours...je n'en reviens pas : Nîmes a beau être une grosse ville de garnison (8.000 hommes), son enthousiasme pour les défilés est d'ordinaire assez mesuré. Jusqu'à cent mètres du quartier la foule est compacte. Puis à proximité de la porte d'entrée, je dois me frayer un passage au milieu des familles qui attendent toutes et impatiemment leur héros. Je leur demande, avec beaucoup d'égard, de laisser le champ libre pour le passage du régiment. Le dernier véhicule passé, je fais refermer les portes, ce qui est fort peu apprécié. Je leur explique une nouvelle fois que les maris vont rentrer à la maison, mais que nous avons encore quelques formalités à accomplir. Il est 10heures 30.

                            Les honneurs au drapeau sont rendus par la portion centrale du régiment restée à Nîmes et la 1° compagnie, rentrée en octobre 1990 du Gabon. C'est un moment fort. Il se prolonge sous le chapiteau dressé derrière la place d'armes: le régiment au complet (ou presque, car il reste la section de protection-forte de cinquante hommes- du général Janvier en Arabie Saoudite) est enfin rassemblé. Je remercie en priorité ceux qui sont restés à Nîmes, car je veux éviter que ne se crée un fossé entre les héros du golfe et les autres. D'ailleurs j'ai, en terre saoudienne avant le retour à Nîmes, prévenu les heureux participants à l'opération Daguet que je ne tolérerai pas le moindre écart sur ce sujet.

                Tout se passera sans heurts pour le plus grand bien du régiment.

          Après le pot des retrouvailles, le régiment se remet au travail: nettoyage et remise en état sommaire des matériels, réintégrations diverses, réinstallation dans les bâtiments. Pendant ce temps les familles attendent toujours derrière la grille d'entrée.

            A 16 heures, je libère le régiment avec une permission de quatre jours.

 

    Ainsi prend fin cette formidable épopée que fut l'opération Daguet.

             Le 10 Avril, la section de protection du capitaine Menginou rejoint Nîmes. L'opération Daguet est alors officiellement terminée pour le régiment. 

 

 

 

 

 

 

            La mission est accomplie, sans un mort ni un blessé. Une instruction de tous les instants, menée avec acharnement ainsi que des gestes mille fois répétés permettent en partie d'expliquer ce bilan. Mais nous le devons aussi et surtout à une  chance insolente qui ne nous a jamais quittés.

 Peut-être l'avons-nous méritée? Il ne m'appartient pas d'en juger.

 

   

 

        Le bouquet  final

 

            Un mois plus tard, le général Mouscardes offrira un dernier cadeau au régiment en le désignant pour représenter la France le 10 juin 1991 à New-York. A l’occasion d’une immense parade internationale (rassemblant 12.000 hommes représentatifs des pays de la coalition), le retour du golfe sera fêté sur la cinquième avenue à Broadway: j’aurai l’honneur de défiler à la tête d’un détachement interarmées d’une centaine d’hommes représentant notre pays. Nul ne peut imaginer, sauf s’il y est passé un jour, ce que représente la remontée sur plus de trois kilomètres du "Canyon des Héros". Sous une pluie nourrie de confettis et autres listings lancés depuis les gratte-ciel, au milieu d’une foule aussi bigarrée qu’enthousiaste n’hésitant pas à enjamber les barrières pour étreindre ses soldats, il faut se frayer un chemin tout en « collant » à l’unité qui précède ! Imaginez que pareille situation se soit produite lors de notre triomphal 14 juillet 1991. C'est impensable et c’est peut-être là une des différences entre nos deux pays ! 

                    Merci, mon général, pour cet inoubliable moment de fierté et de gloire que vous nous avez permis de vivre en terre américaine: grâce à vous, nous avons refermé en  beauté et en couleurs, la tête pleine de souvenirs, le grand livre de l'opération Daguet.

 

  *                                      *                                      *

 

                                                                           

  

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 EN GUISE DE CONCLUSION A MES CAMARADES DU GOLFE

 

 

                           Voilà, j'ai tenu mon engagement. Je ne prétends pas avoir raconté l’opération Daguet. Tout au plus me suis-je autorisé à exprimer quelques  impressions et sentiments à partir de souvenirs qui s’estompent … .

                             A travers ce modeste récit, je souhaite vous avoir donné envie de conter tout aussi simplement votre expérience, votre quotidien, votre guerre du golfe. Sachez que, qui que vous soyez et quel qu’ait été votre rôle, votre vision des événements nous intéresse, tous, sans exceptions.

                                          Je vous en remercie à l'avance.

 

   

 

 

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