Pram, le paria

Dominique Bari, "Pramoedya Ananta Toer, ou Pram, le paria", L'Humanité

20 Juin 98 - INTERNATIONAL

Pramoedya Ananta Toer

ou Pram, le paria...

Un petit homme au visage lisse d'une extraordinaire douceur, au regard qui sécrète l'ironie, aux hanches drapées dans un confortable sarong, nous attend au seuil d'une modeste maison. Nous sommes au coeur d'un quartier populaire de Jakarta. Cette ville 'sans queue ni tête', comme l'avait vue en 1951 Roger Vailland, n'a pas vraiment changé. Mais 'Pram, le Paria' s'en doute-t-il? Il ne va jamais au-delà de sa ruelle où durant des années les mouchards de Suharto ont fait le pied de grue pour surveiller leur proie. Ce jeune vieillard de soixante-treize ans qui trottine devant nous comme il l'a fait dans le vent de l'histoire est Pramoedya Ananta Toer, une plume internationalement reconnue, inventeur de la littérature indonésienne moderne, écrivain nobélisable, proposé à deux reprises en 1978 et 1982 pour le prix de Stockholm et traduit en 27 langues.

Quand on parle à Pram, comme l'appellent affectueusement amis et admirateurs, de renommée, de gloire, d'honneurs, il se carre voluptueusement dans son fauteuil, tire sur sa kretek, la cigarette locale au clou de girofle qu'il affectionne, fait cligner ses yeux de malice: le plus grand écrivain indonésien est un prisonnier politique, un paria, un maudit du régime Suharto. Interdit de publication dans son pays, interdit de déplacement, interdit d'être tout simplement, en vertu d'une circulaire officielle qui proscrit l'impression même de son nom. Aujourd'hui, la notoriété internationale et l'âge aidant, cet anathème semble l'amuser. 'C'est pour moi un hommage et je n'ai plus besoin d'autorisation. Mes livres sont mes enfants et ils ont leur propre histoire.'

Les anecdotes sont piquées d'un brin d'amertume. Il n'a pu se rendre aux Philippines en 1995 où devait lui être remis un prix. Même scénario l'année suivante pour une distinction de l'UNESCO à Paris. 'Le représentant de l'UNESCO est venu à Jakarta me remettre le papier officiel. Il n'a pas été autorisé à me voir. Il m'a donc rendu visite clandestinement, puis s'est vite envolé pour l'Australie.' Pourtant, sur le livre d'or qu'il tend à l'issue de l'entretien, la longue liste des visiteurs qui s'est étoffée ces dernières semaines, est une gifle à la dictature. Durant le mouvement populaire qui a conduit à la démission de Suharto, les pétitions d'universitaires, d'intellectuels, ont circulé pour demander la levée des mesures qui le frappent.

Mais Pram n'est pas allé voir les étudiants défiler. Il refuse maintenant de sortir de chez lui. Dehors, il ne se sent nulle part en sécurité. Il s'explique; 'J'ai connu à 22 ans les geôles de l'occupant hollandais, et les militaires indonésiens m'ont enlevé deux fois.' Il dit à dessein enlevé, et non arrêté. 'Une première fois, en 1960, c'était encore sous le président Soekarno, pour avoir critiqué, dans un ouvrage consacré aux Chinois d'outre-mer, une décision présidentielle interdisant l'accès des villages aux commerçants chinois. Une seconde fois, le 13 octobre 1965, deux semaines à peine après le coup d'Etat de Suharto.'

R ESTENT des images qui ne le quitteront jamais: sa famille jetée à la rue, la maison pillée, les livres brûlés, les tortionnaires aux mains desquels il perd l'ouïe, les quatre ans d'emprisonnement puis la déportation, un jour d'août 1969, au bagne de Buru dans les Moluques, où il restera dix ans. Il y part enchaîné avec 500 compagnons, des intellectuels, des syndicalistes, des militants communistes, qui avaient échappé aux massacres de l'armée de Suharto. Un bain de sang d'un million de morts, selon un rapport d'Amnesty international de 1977... Comme les 12.000 internés du 'zoo' de Buru, comme disent ironiquement les bagnards, Pramoedya ne sera pas jugé. Il ne recevra jamais la machine à écrire envoyée par Jean-Paul Sartre, ni les lettres d'Aragon. Il conçoit pourtant en déportation son oeuvre majeure, 'Terre des hommes' (Bumi Manusia) tétralogie consacrée à la prise de conscience de l'identité nationale javanaise au début du siècle. 'Sans papier, sans crayon, j'ai écrit oralement l'histoire. Je la racontais le soir aux 18 autres détenus de ma cabane pour qu'elle s'imprime dans les mémoires.'

L'enfermement semble stimuler l'écrivain. Durant sa première détention en 1947 dans les prisons hollandaises, il signe 'le Fugitif', traduit en français en 1991. En 1950, paraissent coup sur coup deux recueils de nouvelles et deux romans dont le célèbre 'Famille de guérilla' qui dépeint les horreurs de la guerre civile. La mort de son père lui inspire 'La vie n'est pas une fête'. L'indélicatesse des fonctionnaires de la jeune république indonésienne est le sujet de 'Corruption', ouvrage de 1953, que l'on peut également lire en français.

Ses héros sont des gens simples, comme son père modeste instituteur du centre de Java, et résistant. La critique américaine a comparé son oeuvre à celle de Soljénitsyne. Là s'arrête le parallèle. La mise à l'index des écrits de l'Indonésien, sa détention puis sa mise en résidence surveillée n'ont jamais suscité l'émoi international que les maux du Russe avaient éveillés. Pramoeydia en est quelque peu désabusé. Il s'est détourné du roman pour se consacrer à une chronique de la révolution indonésienne sous l'occupation hollandaise. Il termine aussi une anthologie, recueil de récits des détenus du pénitencier de Digul après la révolte de 1926/27 et projette une étude sur la naissance de 'l'Ordre nouveau', l'idéologie du système Suharto, 'parce que, glisse-t-il, l'histoire qu'on traverse n'est pas terminée'.

RENCONTRE quelques jours après le retrait de Suharto, l'écrivain, comme bien d'autres progressistes indonésiens, restait fortement sceptique sur les possibilités de démocratisation du régime. 'La démission du dictateur au profit de Habibie est une comédie, une 'proformasi', dit-on en indonésien - quelque chose comme l'équivalent de la poudre aux yeux - et je ne crois pas aux réformes annoncées par Habibie'. Il redoute l'armée dont le rôle dans la politique indonésienne a toujours été déterminant. 'Tout dépend des jeunes maintenant.' Aux nombreux étudiants venus le voir, il a conseillé de ne pas arrêter leur mouvement. Mais le vieux sage se défend d'être un politique. 'Je ne suis qu'un écrivain confronté aux complexités de l'âme humaine.' Dans le théâtre d'ombres indonésien, l'humaniste Pram est toujours en résistance.

De notre envoyée spéciale

à Jakarta

DOMINIQUE BARI