Atelier en soirée - 2022

Printemps 2022. Jennifer, Léa et Sam se retrouvent en soirée à La Fonderie pour écrire et parler "travail". Dans la cafeteria du musée, on gratte du papier, on carbure au café et au thé, on écoute le chant des oiseaux, et on discute...

Le travail dont je veux vous parler, celui de Laura.

Laura a travaillé à la chaîne quelques mois, dans une usine qui vendait des cosmétiques en ligne. Elle devait préparer les colis à poster. C'était un travail contradictoire, c'est à dire intense pour le corps et d'un ennui fou pour l'esprit. Laura m'a dit : j'avais une collègue qui avait fait ça toute sa vie et un jour, avec l'autre intérimaire, on lui a demandé : mais tu voudrais pas faire autre chose ? et ça m'a fait de la peine parce qu'elle a répondu : mais c'est la seule chose que je sais faire ; et quand je voyais son âge, je savais que personne ne la formerait à autre chose, effectivement.

Le seul truc amusant que Laura et sa collègue intérimaire ont trouvé durant ces longs mois d'ennui, ça consistait à prendre l'ascenseur et à jouer au roi du silence. Ça veut dire que que quand quelqu'un leur demandait à quel étage vous allez ? elles ne pouvaient pas répondre et elles allaient ainsi d'étage en étage jusqu'à ce que par miracle, quelqu'un aille à l'étage où elles devaient effectivement aller.

Jennifer

10 minutes d'écriture

Le travail dont je veux vous parler est celui d’« être sensible » dans un corps de géante. L’être sensible aux manettes de la géante, doit jongler, zig-zaguer entre la voix du dedans et celles du dehors. Trouver le sens des mots/maux de celleux qui ont délaissé la bienveillance et les objectifs de développement durable. Les mots claquent. Le corps se met en freeze pour reprendre son souffle. On pense trop peu à la charge d’anticipation, à ses effets tétanisant sur l’instant t, au temps qu’il faut pour se remettre de ces interactions sans filtre, sans bienveillance, sans vivant au centre. La pensée collective veut que les géantes soient fortes. Elles n’ont pas de câlins et doivent faire plus, parce qu’elle occupe plus d’espace et que l’inconscient collectif veut qu’elles soient toujours perçues comme faisant deux fois moins que les autres.

L’être sensible est assis dans son petit bureau. C’est petit, c’est rassurant que tout soit à proximité mais c’est souvent le désordre et encore plus quand les mots sur-claquent. Le bureau est situé au milieu du front de la géante. Dans certaines traditions, on appelle cet espace de travail le troisième œil. Il y a des livres, des images sans visages. Les images avec visages sont dans les boîtes spéciales de triages, dans les affaires à trier qui sont coincées dans un filet dans le plafond. L’être sensible désensibilise les photos qui tombent de là-haut et les classe dans les boîtes. Très souvent, il y en a trop alors elles sont mises dans le filet. Le tri est essentiel dans la force de l’être sensible. C’est ce qui lui donne sa puissance d’action.

Sam

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Il était une fois une taxidermiste. Après avoir longtemps travaillé dans un musée d'histoire naturelle, elle décida de se mettre à son propre compte. Elle pensait alors n'avoir plus qu'à s'occuper des toutous et matous adorés malheureusement décédés. Enfin un peu de tranquillité.

Quelle ne fut pas sa surprise quand un matin on sonna, avec une livraison si énorme qu'elle ne passait pas le pas de sa porte.

Mais d'ailleurs, elle n'eut pas besoin de la passer la porte car personne ne vint ouvrir, malgré les coups de sonnette répétés. Le paquet gigantesque il fallut le transporter dans l'autre sens, le remettre dans le camion plein à craquer. Client suivant. Retour à la case départ. Là où nous avons démarré notre relation où les premiers mots se sont échangés : "tu n'aurais pas du feu ?" et que je n'ai plus arrêté de penser que la vie à deux valait le coup.

Jennifer - Léa - Sam

Sur le principe du cadavre exquis

Sa femme lâche son diplôme. C’est fini elle ne donnera pas suite aux études d’avocate que ses parents ont toujours voulu qu’elle fasse et qu’elle traine en cours du soir depuis 4 ans. C’est fini. Sa femme ne veut plus que personne ne décide de son avenir, son quotidien, sa vie à sa place. Le diplôme de bachelier c’est suffisant, elle veut aller de l’avant. C’est fini, elle a laissé une enveloppe sur le comptoir avec marqué : « Il y a des repas dans le frigo jusqu’à jeudi prochain, après il faudra que tu te débrouilles ! » Dans l’enveloppe, il y a un contrat qu’elle a signé, la copie de réservation d’un ticket d’avion, aller simple, un courrier, des post-it et un caillou. Elle a obtenu une opportunité d’aller faire son boulot dans un autre pays et elle part ce soir. Enfin ce soir, de la note qu’elle a écrite. Ce soir, c’était hier soir. Je suis rentré à l’instant. C’est fini, elle n’envisage plus la mobilité internationale comme une histoire commune pour son couple, pour nous. Il n’y aura pas de décision concertée. Elle a décidé. C’est fini ce temps où les choix se prenaient ensemble. Au fond, on se fait toujours un peu niquer dans un sens ou dans l’autre. C’est fini, notre commun l’emmerde ou plutôt l’inégalité de l’entretien de notre commun l’emmerde. Elle voit l’opportunité de sortir de ce carcan et d’éviter de succomber à revenir dans ce quotidien vide que nous avons construit. C’est fini.

Sam

20 minutes d'écriture - début du texte tiré au hasard

Pourquoi je me lève le matin pour aller travailler ?

Pour faire la révolution

Pour faire comme tout le monde

Parce que ma maman m'a pas encore filé son héritage (non, je déconne)

Pour faire la révolution, j'insiste

Pour acheter des poupées LOL à ma fille alors qu'elles sont chères et vulgaires

Parce que j'ai essayé de dire à mon chef que j'étais pas du matin mais il s'en bat les couilles

Pour faire la révolution, vraiment, c'est important

Jennifer

Pourquoi je me lève le matin pour aller travailler ?

Parce que les jours où je travaille mon petit déjeuner est bon.

Parce que j’ai parfois juste l’impression de ne pas m’être couché, ni levée. C’est une continuité.

Parce qu’on a les yeux ouverts et qu’on dirait qu’on a assez d’énergie pour faire avancer les dossiers.

Parce que ça donne un sens et j’aime avoir l’impression d’avoir un sens.

Sam

Lorsque je travaille, je me mets à fondre en larmes dès l'entrée. C'est l'émotion, dit Anja.

Peut-être, mais c'est dangereux. Surtout si tu ris, de ce rire terrorisant.

C'est dans mon contrat. Je dois pleurire. La vérité, c'est toujours drôle.

Ta bouche a fondu quand je te l'ai mordue, il me semble. Il ne manquerait plus que Peter arrive.

Il en serait malade de jalousie, tellement il t'aime. D'ailleurs je le vois. Il s'approche et dit : "Toi !"

J'éclate de rire.

Décidément, tu travailles trop. Encore partie dans l'espace.

Jennifer, Sam et Léa

texte écrit 4 mots à la fois, en 20 minutes

J’aime quand je vais à la rencontre de personnes et que j’agis pour rendre visible et même légitime la vie/l’avis de ces personnes aux yeux d’individus en charge de prendre des décisions politiques.

Je n’aime pas avoir cette sensation que j’aurai le temps de faire les choses correctement mais qu’il faut toujours finir rapidement.

Je n’aime pas devoir tergiverser sur des réalités de fait parce que les gens s’entêtent à le rendre invisible.

J’aime quand je vois que les choses changent vers un mieux.

J’aime quand les gens sont devenus tellement forts qu’ils n’ont plus réellement « besoin » de nous.

Je n’aime pas dire au revoir, clore des chapitres.

Je n’aime pas qu’on me contraigne, qu’on m’oblige à regarder les choses sous un seul angle.

J’aime se faire rencontrer les nombres et les mots.

Je n’aime pas quand on me charge de coordonner quelque chose et qu’on bousille les règles la veille.

J’aime avoir l’impression d’être libre dans mon travail.

Je n’aime pas me sentir incompétente dans mon travail.

Je n’aime pas quand j’ai l’impression qu’on ne m’écoute pas.

J’aime quand je peux intégrer de l’artistique dans mes activités.

J’aime rendre beau.

Sam

10 minutes d'écriture - forme imposée

Robert est sur l'échelle et il pense à Marie et il ne devrait pas car pour déséquilibrer les gens, Marie est très forte, c'est certain ; et d'ailleurs, c'est la dernière pensée dont il se souvient avant son réveil aux urgences, un bon mal de crâne plus loin et d'ailleurs, Marie n'est pas là ; non, Marie a commencé un nouveau job et ça lui prend toute sa tête. Elle s'occupe de classer des données personnelles en ligne, quelque chose qui un ou deux services plus haut permettra aux clients de savoir s'il vaut mieux proposer à Abdel une publicité pour payer moins d'impôts ou pour prendre un crédit et quand même, c'est important parce qu'Abdel qui est en retard chez sa cliente parce que putain, c'est pas possible de rouler dans Bruxelles mais c'est pas possible putain ; Abdel a très peu de temps en général et c'est devenu pire depuis que la deuxième est arrivée, il a l'impression, Abdel, que le temps passe en lecture rapide comme il peut faire sur VLC, vous voyez, Abdel a ce sentiment que tout s'enfuit pendant que lui reste coincé dans un gigantesque bouchon bruxellois et quand il arrive chez Augusta, elle lui annonce presqu'en larmes que le marbre d'Italie n'est toujours pas arrivé à cause de la guerre en Ukraine, même son mari à Augusta n'ose pas lui demander le rapport de causalité qu'elle vient de faire, comme quoi, on n'a pas tous les mêmes problèmes et Augusta a cette tendance à tout dramatiser. Sur ce point, sa sœur jumelle Géraldine est très différente et c'est avec un calme extraordinaire qu'elle entre dans la chambre de Robert pour lui annoncer que finalement, la chute de l'échelle c'était pas plus mal parce que l'IRM a détecté un petit traumatisme crânien mais surtout une grosse tumeur qu'il va falloir lui retirer.

Jennifer

20 minutes d'écriture - début du texte imposé

Emmerdeuse de « bon sens » un métier qui fait sens.

Chercheuse de sens un métier qui vous portera sens.

Sam

J'aimais bien cette impression d'accompagner les gens dans leur réveil, juste avant leur train ou leur arrivée au boulot.

J'aimais bien les gens qui venaient tous les jours acheter le même journal de course et la complicité au bout de quelques semaines, quand en arrivant, je leur tendais le journal avant qu'ils ne le demandent.

J'aimais bien l'inventaire car on a retrouvé des dizaines de pièces tombées dans les rangées de chewing-gum devant la caisse. Même s'il a fallu les remettre dans la caisse héhé.

J'aimais bien l'équipe et les ragots, les profils différents, Karima la célibataire désespérée, Jean-Baptise l'ancien héroïnomane qui avait toujours l'air triste sauf quand il parlait de son fils Gabriel dont il s'était fait tatouer le prénom sur le bide, Michaël le métalleux aux cheveux longs.

J'aimais bien et même plus que bien Vivien qui me ramenait parfois en moto et qui roulait tellement vite que je flippais que mon casque trop grand ne s'envole.

J'aimais bien la Gare du Nord et les annonces presque exotiques de tous ses trains et cette voix qu'en France, tout le monde connaît précédée de cette musique : tan tan tanin.

J'aimais bien et j'ai toujours aimé le souvenir que c'était mon premier job et qu'avec ma première paie, j'ai acheté un ensemble costume classique chez Gap sur conseil de ma mère et que ça ne m'a absolument jamais servi plus tard mais j'ai gardé le pantalon, que je mets sans raison parfois.

Jennifer

Grève illimitée

Encore un accident de travail et une autre mise à l’arrêt pour épuisement. Francesca refuse d’accepter « encore une fois » sans que les choses changent pour de vrai. Elle hurle et appelle à entamer la grève. Cette fois-ci, le campement ne se lèvera pas tant que les changements ne seront pas actés. Les portes d’entrées du bâtiment central se ferment. Elles rassemblent les chaises de la cantine pour former le premier piquet. Elle est en colère. Elle est triste aussi. Elles sont en colère. Si Francesca est en colère, c’est que l’heure est grave. C’est l’heure de la grève. Elles prendront le temps qu’il faudra pour que ces situations ne se taisent plus. C’est la grève illimitée. Francesca a les bras fatigués. Elle a veillé toute la nuit sur sa mère qu’elle devrait placer. Son ménage n’a pas les moyens et c’est au bout d’une chaîne qu’elle a attaché sa mère ce matin. Elle espère que Roberto comprendra quand il rentrera et s’en occupera. Elle ne veut plus aller de chaîne en chaîne.

Les travailleuses ont délaissé les chaines et se sont amassées à l’entrée. Il n’y a pas encore de réactions des tours centrales. Elles sont muettes. Cela donne le temps de cultiver la colère et de structurer les propos. Aujourd’hui, démarre la grève illimitée.

Quand les femmes des usines sont en colère, quand la colère monte. Cette colère prend la voix d’une machine. Il n’y a plus de retour en arrière.

Elles savent que ce n’est que le début, qu’il faut laisser le temps à l’immobilisme d’agir sur les tours. Au début, on n’y prend pas gare, mais sans activité cela devient une crise. Pour eux, il n’y a plus d’entrée économique et pour nous c’est une découverte d’une organisation bien éloignée de nos systèmes quotidien. Il faut pouvoir tenir au début face à ce déséquilibre que génère l’action contre un équilibre arbitraire structurant. Ce n’est qu’un début. Enfermées ensemble, on parle beaucoup du sens qu’on voudrait y mettre et des systèmes qui nous feraient sens, qui nous conviendraient. On structure nos propositions. On rêve, on chante. On est ensemble.

Ce n’est qu’un début. Nous entamons certains dialogues avec les tours. Nous sommes en colère et nos familles aussi. Elles sont dans la rue pour nous soutenir avec leurs calicots. La colère nous porte toustes.

J’aperçois Roberto par la fenêtre. Cela fait déjà quatre jours que nous sommes là. Il a ma mère accrochée à son poignet. Il porte une pancarte en criant. Sur la pancarte il est écrit « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! ». Il me voit et s’en court pour me rejoindre. Ma mère manque de tomber, elle est désorientée, mais elle se rattrape à chaque fois. Il m’embrasse entre les barreaux et me donne une miche de pain. Il m’embrasse encore et je lui dis de continuer de marcher car ses poings nus soutiennent notre colère et donne à la grève le sens de la révolution que nous devons mener. Ma mère répète comme un automate « La Révolution » et soulève son petit poing menu. Je n’y crois pas. Du fond de son trou noir, elle a lâché le mot. Révolution. Pendant quelques instants nous échangeons nos regards, nos yeux se remplissent de larmes. Je la vois et je vois qu’elle me voit. Son œil me dit qu’elle est fière, fière de nous et qu’elle est là.

En plein mois de mai, nous avons fait entrer La Révolution dans la ville. Aujourd’hui, nous y croyons qu’entre les pavés des fleurs vont pousser pour tous ceux et celles qui mènent la lutte et ceux qui ne l’ont pas encore rejointe.

Sam

40 minutes d'écriture - texte inspiré par la chanson Grève illimitée de Dominique Grange

Je les aime bien, Cyana et son robot. Ils font la paire comme on dit. Quand ils arrivent chez moi, ça me fait toujours quelque chose. Pourtant, cette histoire de robots assistants, je n'y croyais pas du tout. Je les comprenais moi, ceux qui protestaient et qui mettaient le feu aux usines à robots, y a 30 ans. Moi aussi, je pensais que c'était le début de la fin, qu'ils allaient nous prendre nos boulots et qu'on allait finir sans emploi, à crever la dalle et dans la rue, en faisant la manche, j'imaginais déjà la scène : un robot qui s'arrêterait à ma hauteur pour me donner une petite pièce avant de repartir sur ses deux roues motorisées. Mais entre ma vision futuriste cauchemardesque et ce matin de mai 2122, il s'est passé ma hanche qui m'a lâché puis les articulations du genou droit et du genou gauche. 60 ans, travailleur kaput. C'est marrant parce que Cyana, elle les aura bientôt aussi, ses 60 piges. Bien conservée pour son âge. Quelque chose dans le regard de vif, tellement vif qu'on ne saurait pas le dater. Elle arrive chez moi, c'est toujours pareil : elle pose les questions et mes réponses paramètrent le robot. Vous vous sentez comment, Félix ? - Pas terrible aujourd'hui, ma hanche m'a cassé les couilles toute la nuit. Et le robot qui répète : hanche pas terrible. Couilles cassées. Et Cyana : non, non retire "couilles cassées". Les couilles vont bien. Merci. Bon, bah on va commencer.

Et c'est magnifique : le robot s'approche, ses bras m'entourent et le voilà qui me soulève, il me plie gentiment dans tous les sens, délicatesse innée, ça craque de partout, je suis aux anges et à la moindre plainte, la voix de maestro de Cyana : moins fort sur le devant. Merci. Et il se reparamètre. Elle dit toujours merci à son robot, Cyana. Je la comprends en même temps parce qu'après 40 ans comme infirmière, des vieux gros comme moi, elle en a tellement soulevés que ses vertèbres lui ont dit merde à elle aussi. Le robot, c'est devenu son extension et notre salut à tous les deux. On n'y aurait pas pensé à ça, y a un siècle, hein ? Prochaine fois, je vous parlerai du robot qui fait les courses avec moi. L'est bien lui aussi.

Jennifer

40 minutes d'écriture

Je suis l’imitatrice des chants d’oiseaux. On m’invite souvent au réveil d’un proche qu’on aime lorsqu’il a le droit de consommer La tartine de confiture. Avec mes figurines en bois sculptées par mon arrière-grand-mère, je fais le son du rouge-gorge, de l’hirondelle, de la Corneille. Le jour de La tartine est un jour important. Je m’assure avec mes sifflements que cette personne ait un goût de la vie d’avant et celle pour laquelle nous vivons afin qu’il continue son acte de sobriété. Je suis là pour amener la joie et l’espoir. Je croasse le chant du corbeau les jours d’exécution des personnes qui ont fraudé la sobriété et je fais le merle, pour les naissances. Je suis un lien avec l’histoire et le signe d’événement moteur dans la vie de la communauté.

https://www.youtube.com/watch?v=5tFhB_2dmhU

Sam

20 minutes d'écriture - le travail du futur

Règlement de travail intergalactique.

Article 1er - Missions et valeurs.

Le présent règlement s'applique dans le cadre de la nouvelle politique intergalactique du 22 février 2747. Il couvre l'ensemble des travailleurs humains super détachés. Cette association interplanétaire a pour but de promouvoir et de faciliter la migration vers la vie galactique, politique mise en place depuis 2022 suite au retour de Jeff Bezos sur Terre. Les valeurs sont celles de la désertion de l'exploration et du dépassement des limites (comprenez géographiques) mais aussi de l'équilibre, du partage et du bon sens (comprenez : du socialisme).

Article 2 - Durée du travail.

La durée hebdomadaire de travail à temps plein se compte en temps humain (heure minute et seconde). Travailler à des années lumière ne permet pas pour autant une réduction de cette durée, tout comme les trous spatio-temporels ne sont pas comptabilisés. Le détail des missions n'est pas repris ici mais sont incluses : les voyages dans la lune, les stages de découverte d'une autre planète, les tentatives d'approche du soleil, la recherche de l'indicible étoile de Brel, les workshops des amis d'E.T. et l'apprivoisement des météorites.

Toute nouvelle proposition de mission devra être approuvée au préalable par le Ministre des Doux Rêveurs.

Article 3 - Lieux.

Certains lieux ayant fait l'objet de surexploitation comme jadis sur Terre, des règles strictes entourent le nombre d'humains autorisés sur chaque corps astral.

  • planète de moins de 10 000km de rayon = maximum de 7 milliards d'humains.

  • planète de moins de 40 000km de rayon = maximum de 50 milliards d'humains.

  • planète classée fragile : (Terre) politique de cas par cas (législation du 4 mars 2257 appelée également loi anti-Total). Voir le détail des rayons en pièce jointe.

Tout humain ayant été refusé sur un corps astral peut faire opposition auprès du délégué intersyndical de sa planète d'origine.

Le corps astral choisi ne modifie pas le type de mission du travailleur intergalactique.

Article 4 - Déplacements.

Rappel : les seuls déplacements autorisés depuis 2352 sont les déplacements opérés via le réseau des transports publics cosmiques. Sont compris : les navettes "fly me to the moon", les vélos "E.T.", les trains vers l'infini et les fusées de l'au-delà.

Toute autre méthode de transport est passible d'un séjour sur Mars.

Article 5 - Syndicats.

La compétence des syndicats est intersidérale. Chaque syndicat a droit à une antenne sur chaque corps astral. Vu l'importance de leur fonction, les syndicats ont également le droit d'utiliser les failles temporelles afin d'être à deux endroits à la fois, uniquement s'il s'agit de défendre un humain super détaché.

Article 6 - Harcèlement.

Tout harcèlement avéré par le Tribunal Populaire de Vénus fera l'objet d'une sanction pouvant aller jusqu'à l'enfermement dans le vaisseau anciennement appelé "Vas voir ailleurs".

Article 7 - Rémunération.

Plus applicable depuis 2653 et l'accord unanime des astres qui se sont alignés sur le fait que chacun donne en fonction de ses possibilités et reçoit en fonction de ses besoins.

Pour toute contestation du présent règlement, veuillez contacter votre antenne locale céleste.

Jennifer

40 minutes d'écriture - genre littéraire imposé

Le travail, c'est ce truc compliqué qui me construit par bout et me détruit par bout aussi. Travailler avec comme mission de changer le monde, c'est forcément aussi se changer soi. Sans cesse se demander : est-ce que je me pose les bonnes questions, est-ce que je fais bien ? C'est avoir le cul entre deux chaises entre un idéal à atteindre et une réalité qui est là, bien là, parfois dansante, parfois pesante. Avoir des jours qu'on achève au forceps et d'autres qui passent trop vite.

Le travail, c'est une tâche ambivalente, qui se poste devant moi et me défie de tout son corps.

Souvent, je gagne mais parfois, je bats en retraite et je finis par m'acheter l'un ou l'autre truc inutile sur internet. Le travail, c'est tous les jours donc tu peux dire : j'ai perdu une bataille mais pas la guerre. Et souvent quand je perds, je perds contre moi, ce qui me ramène à mon idée primaire : on ne peut pas construire sans avoir fait table rase parfois.

Jennifer

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

C’est un espace où les frontières sont floues entre le chez soi et le lieu de travail. Il y a des plantes. Un bureau sans plante est un bureau mort. Des livres et des papiers jonchent les étagères. Un doux désordre ordonné. C’est important qu’on puisse toujours lire facilement les titres des livres quand on est assis au spot central. Le lieu est éloigné de la fenêtre et perpendiculaire à cette entrée de lumière. Jamais de source lumineuse du dessus. Le bureau est stratégiquement éloigné de cette source de maux de tête. Derrière le siège, il y a le radiateur qui ne fonctionne jamais. C’est un reposoir, une tringle à manteau. Lieu de transit sédentaire. Des tiroirs pleins de mes matériaux de bureau fétiche et des outils rituels pour osciller du café au thé. Sur le bureau, c’est la politique du clean desk mais cette fois-ci j’y ai mis quelques objets personnels pour marquer l’espace de ma présence. S’assurer que j’existe parce que souvent je m’oublie. J’existe ici et maintenant dans ce lieu.

Sam

10 minutes d'écriture - description d'un lieu de travail

Jouer et travailler c'est quand même a priori deux mots qui ne se marient pas très bien.

Dedans, ça l'inonde, ça le fissure, il se sent devenir rouge et moi, je crains son pétage de plomb.

D'ailleurs, voilà, j'essaie d'écrire une histoire sur les animateurs de l'école de ma fille mais ça ne marche pas terrible.

Je voulais écrire sur Mohamed parce qu'il est tout le temps souriant Mohamed mais il a toujours quelque chose de révolté dans les yeux. Je retente quand même.

3 ans de promesses et toujours pas de titularisation alors la parade de l'échevin à l'instruction publique pendant la fancy fair de l'école, ça le met hors de lui. Monsieur le showman avec sa ceinture tricolore à la con. Alors, c'est le moment. Le micro, c'est bien Mohamed qui le tient pour annoncer le numéro gagnant de la tombola. Le grand gagnant, ce sera l'échevin, tiens. Non, il ne le fera pas. Pas cette fois, pas comme ça. Car si dedans, ça l'inonde et le fissure, dehors, partout, les enfants jouent.

Jennifer

10 minutes d'écriture - texte inspiré par l'association des mots "travail" et "jouer"

13 juin. Germaine après 5 ans d’étude obtient son diplôme de gestion de spectacles. Trois stages dans des organisations de renom à l’international. Germaine est quelqu’une en devenir. Elle va pouvoir choisir entre une tournée avec un groupe de musique pop qu’elle affectionne depuis l’enfance ou un ballet chinois en déplacement en Amérique du Nord. Il y a du rêve. Ses parents n’en reviennent pas. Paul son grand-père pleure de joie quand Germaine s’avance pour attraper son diplôme. Le mélange d’émotions porte l’audience. Les diplômes sont remis à l’américaine, parce que oui, maintenant les remises de diplômes s’américanisent. Les étudiants et étudiantes passent avec leurs toges et les écharpes de reconnaissance de couleurs qui prouvent l’implication dans des causes sociales ou culturelles durant ton cursus posé autour du cou pour aller prendre leur bout de papier et échanger des poignées de mains avec des gens qu’on n’a jamais vu d’aussi près et dont la signature de mail nous est familière. Germaine avance bardées d’écharpes. C’est elle qui en porte le plus. Elle a tout fait, son énergie et sa curiosité l’ont poussée à s’engager dans des projets tous azimuts et à voyager pour rencontrer ses homonymes dans d’autres régions du monde. Elle rentre justement du Mali où elle a collaboré avec le ministère de la jeunesse pour réaménager un « relais culture ». Elle marche lentement. Elle flotte. Ses écharpes tombent tellement elle en a. On voit ses petits pieds, ses orteils vernis qui dépassent sous sa toge. Elle continue son doux glissement sur le sol. Son père est en contre-bas du podium. Il s'est enrôlé comme photographe volontaire pour la cérémonie. Il est tellement ému de voir sa famille et tout son attirail qu’il rate plusieurs occasions pour d’autres. Il la bombarde. Elle sourit. Son sourire est parfait. Enfant parfaite. Son œil est vitreux. Ses écharpes jonchent le chemin. Elle marche toujours au même rythme. Ces glissements sont fluides naturels comme orchestré. Germaine est devenue un spectacle. Elle est le centre de tous les regards. C’est une étoile filante. Elle hypnotise, ses gestes enivrent. Elle attrape son diplôme et réavance vers sa famille. Elle enlace sa mère et attrape son petit frère qu’elle vient placer sur sa hanche gauche. Il s’emboîte. Elle ne le lâchera plus, il voit tout à hauteur des adultes qui sont présents.

17 juin, une note dans mes emails du recteur. Germaine est morte. Sa famille et le monde académique est dans l’incapacité de comprendre son geste et se questionne sur leur aveuglement. Personne ne comprend. Je pense qu’elle était fatiguée d’être parfaite. On avait échangé sur son expérience au Mali et elle était réellement dérangée par des interactions qu’elle avait eu avec le ministre et avait vécu des situations qui l’avait mise dans des situations très inconfortables. On pouvait voir sur son visage que ça lui faisait quelque chose, c’était lourd. Je ne la connaissais pas assez. Elle travaillait beaucoup. En fait, je pense qu’elle ne connaissait finalement personne intimement. Je ne me souviens pas d’une seule soirée hors d’un contexte académique. Elle avait parlé de vol de sa vie, de son temps, de ses espoirs. C’était fort. J’ai mis ça à mon échelle. Je suis peut-être la seule qui sait qu’avec son acte, Germaine pouvait enfin cesser de travailler.

Sam

40 minutes d'écriture - fin du texte imposée

La pièce dispose d'un beau parquet massif clair et verni, qui fait du bruit sous mes pas. Un canapé en angle, gris anthracite m'attend à gauche. Un fauteuil blanc lui fait face. Une armoire toujours fermée occupe une partie du mur où se trouve également la porte. Je ne sais pas ce qu'il y a dedans et ne me le suis jamais demandé. Il y a une lampe, une plante et un paquet de mouchoirs sur une table d'appoint, côté fauteuil. En face de l'armoire, étrangement, comme si c'était l'objet principal de tout cet aménagement, il y a une fenêtre qui donne sur des arrières de maisons, des façades et particulièrement une terrasse que je regarde souvent pendant l'heure. La lumière y entre beaucoup et ça me gêne, chaque fois, je me dis : elle devrait mettre des rideaux. Pas de tableaux, pas de déco. Le cœur de la pièce est vide. Très fonctionnel en fait. Ça me semble impératif, d'ailleurs.

Jennifer

10 minutes d'écriture

Nelly a commencé à travailler dans le grand magasin anglais après 1945. Elle est l’assistante du comptable général. Elle s’occupe du salaire et parait-il, elle s’occupe avec le propriétaire certains après-midi. Nelly apprend vite et ses petites mains habiles la rende imbattable sur la facturière. Elle maitrise mieux que tous, la réalisation des tableaux de paies. Il y a les petites touches du bas pour les chiffres et les touches du haut pour introduire les lettres et caractères spéciaux. Elle connait les noms et prénoms des 243 employé.e.s du magasin par cœur ainsi que leur numéro de matricule, leurs situations de ménage et le type d’horaire de leur contrat. Elle est imbattable sur les congés et prime méritée – ou non – de chacun.e. Les 3e mercredis du mois on l’entend cliqueter depuis la surface de vente. Sur un grand tabouret avec des petites échasses que le concierge lui a confectionnées pour atteindre la pédale, elle cliquette les savants calculs. Elle n’aime pas qu’il y ait des ratures. Tout est net comme le trait de son rouge à lèvre qu’elle porte avec allure et qui la distingue. Nelly est adulée par tout le monde à partir du 3e mercredi du mois. On baisse légèrement le volume de la radio du magasin central pour mieux entendre ses cliquetis, Jean s’assure que les lames de la facturière sont graissées suffisamment pour assurer la fluidité du geste de Nelly. Tout le monde écoute avec beaucoup d’attention les mouvements de Nelly, entre le cliquetis de ses doigts et celui de ses talons qui vont chercher le papier dans le bureau du comptable général. Lui il compte précautionneusement les billets du magasin. Ça arrive parfois que les employé.e.s demandent au client de passage de faire moins de bruit pour s’assurer d’entendre. Tout le monde redoute la rature. Car même si cela n’est plus arrivé depuis plusieurs mois, lorsque ça arrive les salaires tombent avec du retard et Nelly n’arrive plus à être contente. Tout le personnel est affecté. On attend le moment où par excitation de finir, elle se met à un léger petit trépignement d’impatience avec ses échasses et qu’on l’entend ensuite courir jusque dans le bureau du comptable général pour déposer ses calculs, fermer la porte pour assurer la tranquillité du comptable général pendant qu’il vérifie ses calculs et courir jusque dans le bureau de direction. A ce moment-là, le magasin central réhausse le volume de la radio pour couvrir ses gémissements lorsque le directeur lui rafraichit le gardon sur le bureau pour la féliciter de son travail.

Sam

30 minutes d'écriture - texte inspiré par un objet exposé au Musée bruxellois des industries et du travail (facturière)

Bilal est comptable. Ce n'est pas quelqu'un de particulier. On l'oublie assez vite et il oublie aussi vite les autres. Il travaille bien, sans être dans la perfection, ni à la virgule près. Les clients l'aiment bien, sans l'adorer non plus. Il est sociable sans être affable. Bilal est comme la plupart des chiffres qu'il surveille et range : dans la moyenne. De temps en temps, il sort une blague, qui révèle à son auditoire un sens de l'ironie aiguisé.

Quand la direction de Dreamland le convoque à la réunion ce jour-là, Bilal ne sait pas quel est l'ordre du jour et il ne se l'est pas demandé. Voilà, c'est ça : Bilal enchaîne les rendez-vous, les réunions, les ordres du jour, sans ennui mais sans curiosité non plus.

Faillite et licenciement sec sans indemnité. Quand Bilal le comprend et il est l'un des premiers à le comprendre, rien ne surgit en lui. Ni stress ni colère. Sur le parking de la boîte, il rebrousse quand même chemin pour entrer dans le magasin. Il passe dire bonjour à une des vendeuses, celle qui lui a indiqué le bureau de la direction la première fois qu'il est venu. Elle est maintenant enceinte jusqu'au cou et c'est pas mal de travailler chez Dreamland dans ce cas-là. Elle a -25% sur tout le magasin et quand elle a dépassé le nombre d'articles autorisé par vendeur, il lui suffit d'attendre une semaine et de demander à tel collègue de lui prendre ça, ça et ça. C'est ce qu'elle lui explique.

Bilal a déjà mené à bien des faillites, y compris des faillites frauduleuses. Quand il regarde cette vendeuse, rien ne l'émeut, rien ne dépasse de tout ça. Il rentre au bureau, peut-être qu'il prend un café, peut-être pas. Il annonce en tous cas qu'il finira tard ce soir, à ses collègues mais aussi à sa femme. Ne m'attends pas, il s'entend lui dire.

Le lendemain, quand le téléphone sonne, d'abord à 8h, puis à 8h10, puis à 8h15 puis toutes les 10 minutes jusqu'à 16h, personne ne décroche.

Officiellement, Dreamland a fait faillite. Bilal était chargé de la liquidation. Avant ça, il était chargé du paiement des salaires des employés licenciés. Ça lui plaisait plus. Il avait accès à tous les comptes. Durant la soirée, toujours de sa manière pragmatique et carrée, il a remis à chacun 3 mois de salaire. Et à la vendeuse enceinte 3 mois de plus. Quand mon amoureux me l'a raconté, à ma question : il a pas eu des emmerdes ? il a conclu par : c'est lui qui avait les clés de la boîte, c'est le comptable, qu'est-ce que tu voulais qu'ils fassent ? Un procès après une faillite frauduleuse ? Histoire vraie.

Personne n'aurait pu le prévoir, même pas ses collègues.

Jennifer

30 minutes d'écriture, chute imposée

Ici, il n’y a pas une seule personne dans le quartier qui n’aime pas le miel de Nabil. Quand Nabil avait annoncé à sa famille qu’il voulait se lancer dans l’apiculture, on l’a encore pris pour un lunatique. « Ici, en plein cœur de Bruxelles ? ». Nabil, il y a peu de choses qui l’arrêtent. Il a déjà eu mille vies, on oscille toujours tous au début d’une de ses idées entre se dire qu’il ne peut pas y avoir autant de virages et de directions à prendre dans une vie et se rappeler de qui est Nabil.

Nabil au début on ne l’appelait pas Nabil, c’était Nabila. On se connait depuis qu’on est gosse. Nos mères ont toutes accouché dans le même hôpital, avec le médecin Dr. Isaï, qui a beaucoup travaillé sur la planification familiale dans le quartier et l’espacement des naissances. Nos mères prenaient le thé avec elle le mercredi après-midi. Nabila quand elle était petite, on était secrètement amoureux d’elle. Elle avait des grands yeux verts, des cils à rallonge, une chevelure épaisse, chevelure de sirène et elle s’habillait comme une skateuse et puis surtout elle était tellement vivante et pleine de ressources. On avait toujours quelque chose à faire quand elle était là. Elle a milles idées à la minute. On voulait tous que Nabila nous aime.

Un jour à la piscine, au début de notre adolescence, elle nous a attrapés un par un par le slip en nous interdisant de la mater quand elle sauterait du plongeoir. J’ai eu un début d’érection mais j’ai vu dans son regard l’interdiction et le dégoût qu’elle portait sur son nouveau corps, sur ses fesses. Je pense que c’est là qu’on a compris que Nabila elle renaitrait un jour sous une autre forme et qu’on devait juste l’aimer pour elle, comme elle nous l’avait toujours demandé.

Nabila elle était forte et indépendante. À la mort de sa mère quand elle avait 14 ans, son père l’a envoyée faire des ménages dans des hôtels pour l’aider à assurer que ses petits frères aient un avenir. Elle l’a fait sans sourciller. Du coup, 3 à 4 fois par semaine, elle se levait à l’aube pour aller cleaner des « chambres de riches ». On aimait bien. Ça arrivait qu’elle nous ramène des chocolats et des échantillons de parfum que les gens n’avaient pas pris. C’est grâce à ça que j’ai eu mon premier stage en entreprise. J’étais arrivé comme un nigog avec un costard donné par le cousin d’un voisin qui bosse à Dubai et j’avais mis le parfum que Nabila m’avait filé. Le patron m’avait dit « Bois d’argent de Christian Dior, vous savez investir dans les bonnes choses. » et il avait reluqué mes boutons de manchettes.

Nabila elle a ce je ne sais quoi qui fait qu’on la regarde, qu’on est inspiré et interloqué, on la craint et on l’admire. Quand on est dans son sillage, c’est comme si tout pouvait arriver. Elle avait aussi un caractère bien trempé, pouvait pousser des gueulantes dans le quartier et ensuite passer la soirée à nous conter des histoires en jouant de son bouzouki. Elle disait que c’était comme ça qu’elle entendait encore la voix de sa mère.

Sa mère c’était une féministe grecque qui était tombée amoureuse d’un marocain alors qu’elle travaillait au Mali. Ils se sont mariés et puis ils ont décidé de vivre à Bruxelles. Elle, elle faisait du plaidoyer vers les institutions européennes. Quand elle est décédée, le quartier a changé. Il y a un bout de vie qui est parti. On avait tous des attentes sur ces enfants, mais avec recul je me rends compte qu’ils étaient jeunes et en deuil. Ils l’ont fait chacun à leur manière, lentement.

Le jour de ses 18 ans début septembre, Nabila nous a dit, qu’elle voulait qu’on arrête de la genrer. Elle revenait de vacances chez sa tante au Maroc qui fait des stages de yoga (et des trip ayahuasca, mais ça elle ne nous l’avait pas encore dit). On n’était pas surpris. Certains ont voulu jouer aux effarouchés, mais c’est vite passé et iel en avait rien à faire. Iel avait l’air tellement en harmonie avec cette décision. Iel s’est mis à la méditation et au yoga et a converti tout le quartier. C’est aussi à ce moment-là qu’iel a eu son premier tatouage. C’était un ying-yang dans le creux de son avant-bras. On en a ri aux larmes quelques années plus tard en fumant un pétard assis sur les quais de l’allée du KAII quand il est revenu. Je l’ai reconnu avec le tattoo. C’était une drôle de période dans le quartier, il y en a plein qui ont commencé à faire des études et puis Nabil, iel voulait pas. Iel a intensifié les ménages à l’hôtel et il a fait une formation en data management accéléré. On ne le voyait presque plus. La femme de son grand-frère a eu des faux-jumeaux et iel a emménagé chez eux pour les aider. Les matinaux la voyaient sillonner avec la poussette sur le boulevard Anspach avant de les ramener et filer vers ses hôtels. Je me suis souvent demandé si iel dormait parfois. Puis à 25 ans, comme on claque des doigts, iel a disparu. Iel est parti vivre en Thaïlande, c’était le même rythme, il continuait à bosser dans un hôtel, iel faisait du data management l’aprem mais était hebergé dans l’hôtel où iel bossait et il a commencé suivre un master en sciences politique à distance avec l’université de Pékin.

Je pense que le rôle de Nabila, Nabil’ et Nabil est de nous rendre meilleur, aussi doux et utile que son miel.

Sam

Deuxième atelier d'écriture et je garde la machine à coudre mais cette fois maman, je n'écrirai pas sur toi, ni sur ton île. La machine à coudre résumerait assez bien la Belgique, tu sais. L'industrie du textile s'est développée en Belgique sur le modèle britannique, avec des épicentres à Gand et à Verviers. Les draperies belges étaient considérées comme étant parmi les meilleures, tout comme les tapisseries. Maman, n'imagine pas ici tes housses et tes couvertures, je te parle d'une époque où seuls les riches pouvaient s'acheter du linge de maison. L'industrie textile belge est allée tellement loin dans son perfectionnement que c'est au plat pays qu'on produisait les tenues ultra sophistiquées des cosmonautes, par la suite. Parmi les familles de la noblesse belge actuelle, tu retrouves des familles de drapiers, francophones et néerlandophones confondues.

Je t'écris ceci car une question me taraude : comment a-t-on pu se retrouver en 2020, totalement incapables de produire nos propres masques, en pleine pandémie ? Comment peut-on expliquer maman, que ce sont les gens - les petites gens comme on disait à l'époque des draperies justement - qui se sont retrouvés à coudre chez eux à la main ou avec leur petite machine à coudre, des masques pour les soignants ? Des histoires comme celle-ci, le musée en est truffé. Les carreaux de ciment par exemple. C'est typiquement belge, un savoir-faire fait de moules en fer, de travail à la main et de pression à froid. Vraiment un truc assez unique. Chaque fois que tu entres dans une maison de maître ici, tu as sous tes pieds, dès l'entrée, une œuvre d'art en soi. Ce savoir-faire aussi, on n'a pas su le préserver et c'est en Inde que sont partis les moules et la technique. J'ai soupiré de soulagement en le lisant, en me disant qu'au moins quelque part sur terre, ce savoir se transmettait. Maman, il reste 10 minutes, ce n'était pas prévu. Enfin, j'avais mal compris. Tant mieux parce que mon texte sent cet adage que je n'aime pas : c'était mieux avant ou encore : la mondialisation, c'est de la merde. 10 minutes pour rectifier et m'éviter la case "mémère se plaint".

Dans les usines de textile, les conditions de travail étaient épouvantables. C'est par les révoltes partout en Europe que les travailleurs ont gagné en droit. Les grèves en France offraient des échos ici, et vice-versa. C'est ce que j'ai entendu encore il y a un mois dans la bouche d'un syndicaliste chez Arcellor Mittal, quand l'usine s'arrête, on voit que les travailleurs Français s'arrêtent aussi, en soutien. Et ça fait tâche d'huile. J'aime bien cette expression, maman. Faire tâche d'huile. Prochaine fois, je te parlerai du prix du carburant.

Jennifer

20 minutes d'écriture - texte inspiré par une machine à coudre dans l'exposition permanente du Musée bruxellois des industries et du travail

Il m’a encore dit « je t’aime » ce matin quand je l’ai quitté. Il ne se rend pas compte de l’inconfort que me prodiguent ses mots. Je me sens déjà enchainée avec les gamins, le labrador et à m’affairer aux fourneaux. Moi les fourneaux, j’aime les monter. Les rendre utilisables pour d’autres. Ça me rend vivante d’assembler des gazinières, de posséder l’art et la maitrise de la construction d’un outil aussi utile que synonyme d’oppression. À chaque fourneau qui part, je laisse une intention au fourneau de venir changer l’équilibre des ménages, pour plus d’équilibre dans la répartition des tâches, plus d’autonomie. J’aime mon indépendance, ma liberté, ma fougue, mon droit d’exister pleinement sans l’obligation d’être attachée à un ou une autre pour construire mon avenir et l’héritage que je veux laisser. M’occuper d’un ménage, ce n’est pas pour moi. Je ne veux plus avancer dans ce schéma irrespirable, déséquilibré. Je veux qu’on se donne le temps d’être qui on veut, sans s’enchaîner dans des mots. Je suis femme, c’est déjà ça mon fardeau pour cette vie. J’aimerais qu’il comprenne que ces moments d’intimité sont des moments où je veux pouvoir être pleinement moi, sans promesse, sans temporalité. Je sens dans l’amplitude de mon mouvement de main que je ne suis plus libre. Il me tient. Mon tour de vis a changé. Je ne veux pas être aimée, ni qu’on m’adule, je veux d’un quotidien où ma gestuelle est fluide et avoir l’intime conviction que cette vie que je consume est mienne, que j’en maitrise les éléments. Il faudra donc encore une fois que je le quitte afin de continuer à aller à ma rencontre.

Sam

40 minutes d'écriture - texte inspiré par une photo issue des collections du centre de documentation de La Fonderie

Si j'étais policier, je voudrais l'être à Roubaix, dans cette ville où 45% des habitants vivent en-dessous du seuil de pauvreté. J'écouterais les récits et parfois, mes oreilles ne voudraient pas entendre. Ma collègue conclurait avec justesse y a des histoires qu'on ramène avec nous à la maison. Celle de cette femme assise dans sa chaise roulante, semblant dormir mais une fois qu'on la contourne, on voit derrière son crâne qu'on lui a tiré une balle. Et son mari sur la chaise de la salle à manger. Balle dans la bouche. Et après l'enquête obligatoire, cette lettre sur la table du centre dans lequel elle résidait lui annonçant que faute de paiement, madame handicapée, devait rentrer à la maison où monsieur, lui-même invalide ne pourrait s'en occuper. Et mon collègue de préciser au micro de France Inter : on a appris plus tard qu'il avait fait les démarches pour donner son corps à la science. Vous imaginez le message ? La société ne veut rien me donner mais moi, je lui donne quand même tout ce qu'il me reste. Si j'étais policier, j'en aurais chialé mais même pas eu besoin d'être policier, le casque sur les oreilles, derrière mon écran, au bureau, j'avais du mal à retenir mes larmes.

Jennifer

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Je me souviens du grand évier en inox, de la machine à laver la vaisselle industrielle et des plats non-touchés par les artistes.

Je me souviens de jeter le contenu des plats et d’utiliser le gros jet du tuyau avant de ranger la vaisselle dans le lave-vaisselle industriel.

Je me souviens de m’être dit que ce poste était une bonne planque. Tu entends la musique, il n’y a pas trop de monde, et tu manges bien. C’est rare dans un festival.

Je me souviens de travailler tout en laissant mon esprit s’enivrer sur la musique.

Je me souviens de m’être dit que j’étais invisible et visible, privilégiée invisible.

Je me souviens que je dressais des plats

Sam

10 minutes d'écriture - forme imposée

Vétéraniste : n. personne chargée de rendre hommage à tous les travailleurs pensionnés, à tous les métiers disparus afin de garder intacte l'immense mémoire collective du monde du travail.

Exemple de travaux dirigés par le vétéraniste : musée des caissières à Auderghem, obélisque des nettoyeuses titres services d'Ixelles.

Jennifer

Métier inédit

Si j’étais funambule, le vide ne m’effraierait pas. Je chercherais des lieux toujours plus hauts, plus exaltants pour aller accrocher mon fil. Je serais funambule la semaine et slacklineuse le weekend pour faire de grands sauts dans des canyons. Je serais capable de faire des nœuds indénouables comme les marin.e.s. Je serais nostalgique de mon fil quand j’ai les pieds au sol. Je serais capable de faire des acrobaties dans les airs.

Si j’étais funambule, je porterais des combinaisons moulantes couleur pastel avec une veste de cowboy à franges, ça amplifie les mouvements quand on me voit d’en bas. Je mettrais des paillettes autour de mes yeux et du rose à lèvre flashy.

Si j’étais funambule, il m’arriverait souvent de dormir sur le filet de sécurité. Si j’étais funambule, j’aurais un bâton d’équilibre que m’aurait donné un.e chaman.e d’Amérique latine. Je serais capable de m’asseoir au milieu du vide sans penser au vide, sans m’y jeter malgré moi.

Sam

10 minutes d'écriture - forme imposée

Toujours armée de son autodérision, son sens de l'observation et d'une lucidité crue, Sam revient avec le dernier volet de la trilogie : "états d'âme au travail". La célèbre autrice n'a pas fini de nous guider dans le portrait personnel d'un monde ambivalent, entre tendresse et critique. Celle pour qui l'écriture reste à jamais un terrain à conquérir finit en beauté cette saga à lire absolument cet été.

Jennifer

Etat d’âmisateur / Etat d’âmisatrice

L’Etat d’âmisatrice agit dans des milieux d’instabilité et de doute. Son rôle est d’assurer que l’humeur soit prise en compte dans l’espace et que la musique amiante prenne un goût différent. L'état d’âmisatrice est souvent surperformante en binôme avec un.e scrupula-teur/trice, mais il y a un risque de polariser l’espace. L'état d’âmisatrice doit jongler avec les trop, sans déraper.

Sam

Léa, écrivaine émergente de cet été nous a octroyé une interview dans la chocolaterie de son ami où elle nous a invité à faire des ballotins car « ça au moins, ce n’est pas du travail » nous a-t-elle dit.

Léa a un style qui lui est propre, entre humour et douce folie, un reflet selon elle de son quotidien qu’elle souhaite désancré de cadre et libre.

Léa a mis un peu plus de 1 mois pour finir son roman. Ses personnages vous emportent d’un espace à l’autre. On sait quand et où on débute, on se laisse surprendre dans son écriture et on finit à mille lieux.

Sam

Portrait de l'écrivaine