Atelier de weekends 2021

Novembre 2021, encore une vague de Covid. Malgré cela, nous sommes quelques-unes à nous réunir, pendant 3 jours, pour écrire : Angela, Delphine, Hanane et Martine vous offrent ces quelques tranches d'écriture... et c'est délicieux !

Le travail dont je veux vous parler, c’est un travail-passion, un travail qui justifie tous ces excès par sa créativité, un travail dont personne ne veut à la fin du mois mais auquel on rêve, enfant.

Une enfant m’a posé deux questions, auxquelles j’ai répondu par la négative :

C’est vrai que vous êtes une artiste très connue ?

Non.

C’est vrai que vous gagnez beaucoup d’argent ?

Non.

Les questions auxquelles j’aurais pu répondre par l’affirmative sont les suivantes :

C’est vrai que vous n’êtes payée que pour un dixième de votre travail ?

Est-ce que vous vous sentez seule ?

Est-ce qu’il y a un manque de public ?

Est ce que vous aimez ce que vous faites ?

Êtes-vous conscientes du privilège que vous avez ?

Avez-vous peur d’avoir des enfants ?

Pensez-vous que le théâtre se trompe ?

Pensez-vous que le théâtre peut tout ?

Allez vous continuer ?

Oui. Pour l’instant.

Delphine

10 minutes d'écriture - thème imposé

Je tourne

J’aime tourner, j’ai l’impression de faire exister la matière

Je tourne

La plus grosse roue

Frotter les pierres, frotter le métal, le façonner,

Je tourne

Ces engrenages, ces bras de leviers, ces personnages d’acier

Chaleur, lourdeur, bruits, étincelles

Je tourne

J’usine

Je sculpte

Je suis partie d’un tout

A quoi pensent-ils les autres ?

Ces jeunes concentrés sur leur travail des heures entières

Des jours entiers

Ils pourraient être mes fils

Serait bien que ce soit mon fils

Enfin au travail

Dans les traces de ma vie ….

Ils tournent

Sous l’œil attentif du contremaître

Ils tournent dos à la misère

Tournent-ils le dos à l’avenir ?

Concentrés, sages, appliqués, nombreux

Rangés dans cet atelier

Sont-ils fiers comme moi je l’ai été

À l’aube de cette compagnie florissante

Je tourne

Devant moi ces meules,

Derrière moi ces marteaux, lames, barres

Raides comme des soldats de métal

Ce décor de ma vie

J’en ai en moi les particules,

La couleur

L’odeur âcre,

La chaleur,

Le mouvement

Etincelles du métal qui s’envolent,

Chassées par la pierre tournante

Je tourne

J’affine….

Ma dextérité de tourneur m’a faite exister,

Par la maîtrise de mon travail ils m’ont reconnu comme des leurs,

Par l’art qu’il sous-tend ils m’ont porté tant d’années parmi eux,

Je tourne

Très bien m’a dit le contremaître

Contre l’avis du maître aujourd’hui hydre invisible

Tu tournes comme un chef

Prends ma place

Je suis fatigué de ces années interminables ..

Je me rappelle de ces paroles

De cette époque

Observant avec bienveillance celui de l’atelier qui sera moi demain

Comme j’ai été moi le lendemain d’un autre

Je tourne

Un peu plus lentement

Je rêve les yeux ouverts

Mes pensées s’échappent de l’atelier, de cette vie

J’ai la tête qui tourne maintenant

Le tournis du passé, celui du futur

Je tourne la page bientôt

Pour découvrir enfin la femme aimée

Que j’ai quittée chaque matin de ma vie ,

Beaucoup trop tôt à l’aube…..

Martine

40 minutes d'écriture - texte inspiré par une photo issue de la photothèque de La Fonderie

Il rêvait tout en exerçant son travail. Bizarre quand même qu’un patron têtu et obstiné soit aussi idéaliste.

Et pourtant, cet idéalisme lui a valu une bonne dose de naïveté.

Son co-gérant lui avait fait signer des documents compliqués, avec des annexes et des notes signalétiques.

Par sa signature, il avait basculé en déconfiture, en très peu de temps.

La raison du plus fort prime toujours disait La Fontaine.

Mon patron avait encaissé des hurlements et des désespoirs pendant des longues nuits.

Jusqu’à ce que par une coïncidence inopinée dans sa vie, Pauline arrive.

Ils ont épluché les détails des détails, mis en statistiques les risques des risques selon leur seuil de cautionnement ; pour enfin recruter un détective investiguant sur le parallélisme de la réalité non lettrée, non monétaire, mais réelle, palpable de la conjoncture des mouvements possibles.

C’est alors seulement qu’une faille du co-gérant fallacieux fit surface.

En présentant cette faille devant la haute instance du Tribunal de Commerce, tout enchevêtrement fut délié.

A ce moment, Pauline se rendit compte que son employeur avait gagné.

Angela

40 minutes d'écriture - chute imposée

Tous droits et copyright réservés à Angela DAVI, copie partielle autorisée uniquement à des fins pédagogiques

Le travail c’est la santé !

Cette ritournelle tellement ancrée dans nos mélodies d’enfance …

Rien faire c’est la conserver…..

Cette partie plaisait moins, à certains

Ne rien faire est reculer ….

Disaient-ils…

Quelle danse !

Avancer stater reculer avancer…

Le travail c’est..

Une nécessité matérielle

Une vocation

Une punition

Une passion

Une partie de la naissance

Une exploration de soi-même

Et des autres

Un acte citoyen

Une preuve d’existence

Une image

Une chimère

Un mirage.. .

Un sujet passionnant

Un concept définissant tout et son contraire

Le travail c’est…

L’essence même d’une société productiviste

L’essence même d’une vie

Le travail c’est

La santé…

Martine

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Le malheur d’une époque

travaille au corps les coeurs

c’est abimée, harassée que

la vie ici se poursuit

Sentez ! La fin s’en vient !

Acrostiche, par Delphine

20 minutes d'écriture

Quand j’étais petite je travaillais

… un peu pour l’école

… beaucoup pour mon imaginaire

… à la folie pour déranger ma chambre

… pas du tout pour le ménage.

Quand j’étais petite, je pensais que travailler c’était

avoir un bureau

avoir des collègues

gagner de l’argent

boire du café

être coincé dans les embouteillages

ne pas être à la maison

être débordé.e

avoir une voiture

avoir son nom sur des enveloppes

faire une déclaration d’impôts

être en retard


Quand j’étais petite, je pensais que travailler c’était la chose la plus importante au monde.

Delphine

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Le travail dont je veux vous parler

Est celui de la mémoire

Celui qui fait appel à nos racines

Et nous fait comprendre le monde d’aujourd’hui

Le travail de la mémoire de la vie

Que nos prédécesseurs menaient

Une vie de labeur

Physique,

Dure

De lutte

Et d’engagement

Cette mémoire,

Cette conscience du passé

Nous forge

En sommes-nous conscients ?

Elle nous relie

A eux, les laborieux

Mon milieu de vie,

Est la Ville

J’en ai fait mon instrument de travail

Sa mue vers le labeur de mains précieuses

Et de cerveaux puissants

N’efface pas son passé de briques rouges et tours à plomb

Elle me relie

A mes sources ouvrières

A cette sensibilité manuelle

Je sens cette fierté

Elle anime le travail de mémoire

Rend tangible les liens

Les rend presque palpables

Plongeant aux sources

De ce qui nous anime.

Martine

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Je me suis sentie inutile quand je travaillais car j’étais une débutante en travail de cuisine professionnelle.

Je devais tout apprendre, notamment la manière dont le Chef souhaitait que les sauces soient préparées.

Ses injonctions m’irritaient et insultaient mon expérience de cuisinière travaillant dans le privé ; pour me conduire à prester des heures supplémentaires pour ajuster ma mise en place.

Heureusement, une bonne synergie et donc une reconnaissance s’attela en me mettant en binôme avec le sous-chef qui par sa patience releva mes qualités et coordonna le passage des plats auprès du Chef de rang.

Angela

10 minutes d'écriture - début du texte imposé

Tous droits et copyright réservés à Angela DAVI, copie partielle autorisée uniquement à des fins pédagogiques

Chère,

J’y ai mis mon énergie

Je te sentais réceptive

Oui, nous travaillions à deux

À cette belle entreprise

De te découvrir..

Tu te laissais faire avec plaisir

Et d’ordonner tes trésors

Tu te laissais toucher

Tu me laissais te toucher…

J’ai bien senti,

Quand tu faisais tomber,

Souvent tes livres,

Tes objets préférés

J’ai bien senti que tu ne me voulais plus…

Ne voulais-tu plus cette ingérence

Ne voulais-tu plus de moi,

Parce que c’était moi ?

Et là, j’ai commencé à souffrir

Du froid qui s’installait

Je voulais t’embrasser

Puis, à force,

J’ai voulu t’embraser

Te détruire

Et par conséquent, Nous détruire…

Alors je te dis,

Chère,

Que je te quitte

Que je romps notre belle relation

Que je largue les amarres de bois

Qui te constituent..

Tu m’es vitale

Ton âme m’est vitale

Mais me tue en même temps

Je nous délie de cet enchantement

Et je dois te dire,

Après toutes ces années de complicité

Dans lesquelles tu m’as initiée

Puis guidée

Puis éclairée

Chère bibliothèque

Je te mets au rebus

Je te quitte

Pour une autre peut-être

Peu importe si elle sera belle

Peu importe si sa modernité m’enchantera

Je te quitte

Je nous libère

Je te laisse tes poussières

Et j’ouvre mes regards

Vers d’autres horizons

Cap nécessaire peut-être

Pour toi comme pour moi

Se renouveler passe par la souffrance

Sans haine

San animosité

Je prends cette distance…

Tu pleures les bougies sur les planches

Presque consumées

Je pleure les larmes des poésies partagées

Je te quitte

Non pour mieux, mais pour autre

Adieu est un mot

Tant absurde qu’impossible

Je prends mon chemin

Regardant de l’avant …

A toi

Chère

Martine

20 minutes d'écriture - forme imposée

La porte a claqué

je ne sais plus quand.

J’ai levé la tête pour adresser

un « Salut, bon week-end »

Il n’y avait déjà plus personne

plus un bruit.

Depuis combien de temps cette porte

a claqué,

je ne sais pas.

L’heure tourne en rond

J’écris rapidement

« Je reste au bureau, bisous »

et j’appuie sur envoyer.

Je ne regarde ni l’heure

ni la nuit qui s’est abattue.

Mes paupières clignotent face à

mon écran.

C’est Noël dans mes yeux.

Lydia, ce doit être elle

qui a claqué la porte.

Lydia, qui a repris du service

mais qui aurait dû

rester chez elle.

Elle dégobille son post-partum

et dégringole, jour après jour.


Quand Antonio me frappe

l’épaule

je sais qu’il est six heures

et que le jour apparaît.

Antonio dit « la forme » mais ce n’est pas

même une question.

J’acquiesce et le regarde vider

les corbeilles à papier

L’unique différence entre lui

et moi

au bureau à l’aube

ce sont nos études.

Sur mon GSM, l’heure a fait

le tour,

un message

« Je m’en vais, bisous »

et ce sentiment diffus de ne pas avoir accompli mon devoir.

La porte claque

La journée redémarre.

Delphine

20 minutes d'écriture - 5 mots obligatoires

C.A.

Le Cousin d’Amélie a décidé de faire une mise à jour du règlement de travail.

Delphine

F.G.T.B.

Es-tu affilié.e à la Filouterie Globale des Tomates Bios ?

Delphine

Un lieu de passage

C’est un hasard

Mais est-ce un hasard ?

Je suis dans cet interstice entre ici et là

Espace hors du temps

Limbe du voyage

Lieu de rassemblement

Il ne manque que Charon

Qui nous fera franchir ce Styx

Qui ne mène pas aux enfers

Des bruits réguliers comme des pulsions rassurantes

Ponctués par les sifflements de l’homme

Par le souffle de la vapeur

Je suis dans cette gare

Dans cette mémoire de gare

Qui ne fait plus que regarder les trains passer

Sans plus les séduire au point qu’ils s’arrêtent…

Je suis dans cet espace de transition

Dans cette promesse de voyage

Le mien, celui-là,

Intérieur.

Martine

28 novembre 2021

Je n’ose pas te dire ; mais je dois.

J’ai appris à me débrouiller au cours de couture en t’imaginant, en te modulant petit travail de couturière ; j’ai appris à t’apprécier.

Mais voilà, j’ai décidé de surseoir cette tâche ; enfin non, je dois m’avouer, mon incompétence ; j’arrête !

Continuer ce serait diluer mon temps en quelque chose qui manque de panache car le travail n’est pas impeccable.

Cher tissu, j’ai décidé de ne plus être en contact, en relation avec toi ; car tu mérites mieux.

Je pars dans les brocantes humer des confections d’appoint qui te remplaceront.

C’est un échec car je parle trop et je ne m’amincis pas dans l’excellence, la finition de ce travail.

Comment veux-tu que je réagisse autrement ?

Le professeur de couture nous a donné rendez-vous pour une médiation et voir comment solutionner.

Je ne sais pas quoi te dire car je souffre de mon incompétence, de ma lenteur, de mon manque de discipline et surtout de créativité.

Cher tissu, j’aurais aimé non seulement te coudre mais également te tisser pour resplendir et me prouver que je vaux quelque chose.

Mais voilà, je suis trop pathétique pour être concrète. Je te range dans cette boîte en carton en attendant de voir si tu seras au rendez-vous de la médiation et quelle en sera l’issue.

Je t’ai aimé à ma façon, apprécié mais je préfère t’abandonner avant que je ne sois obligée de souffrir de ton abandon !

Angela

20 minutes d'écriture - forme imposée

Tous droits et copyright réservés à Angela DAVI, copie partielle autorisée uniquement à des fins pédagogiques

Dans le grand open space gris, les pauvres diables attendent leur salaire.


L’open space, c’est le salaire du diable.

Delphine

3 mots obligatoires, une seule phrase

Teneur, teneuse : n. anc. : personne dont le métier est d’assurer le maintien, voire le recul, de la société. Du latin : tener em place => tenir en place.

=> expr : « ton père a laissé traîner ses chaussettes, quel teneur ! »

Delphine

Métier inédit

La scierie avait connu des coups durs, comme on dit. Des accidents, des grèves, des vagues de licenciements et des morts, bien sûr.

Mais aujourd’hui, c’était pire, qu’ils disaient, tous ceux qui n’avaient connu ni les grèves, ni les licenciements, ni les morts.

Les autres, ceux qui étaient passés à travers tout, se taisaient. Et cela confirmait aux jeunes que cette fois-ci, c’était pire, pire que tout. Ils hurlaient, dès sept heures du matin, devant les bureaux.

Le silence des anciens augure le silence des machines.

Ils hurlaient pour remplir le silence.

Au fond, personne ne savait ce qui était pire.

La fraude des patrons, eux qui se disaient compréhensifs, disponibles, à l’écoute ?

La pandémie qui avait précarisé et, disons-le, envoyé à la misère tout un tas de gens ?

Ils en parlaient sur la pause midi. Le cousin d’untel était tombé au C.P.A.S., la fille d’une telle était revenue vivre chez ses parents. X avait arrêté sa formation, pour aider sa mère. Y n’était plus payé par le chômage depuis quatre mois.

Peut-être que le fait que la scierie était la dernière usine à 100 kilomètres à la ronde rendait la situation pire, pire que tout. Et les ouvriers se sentaient comme des irréductibles gaulois : seuls résistants face à l’envahisseur.

Ils n’aimaient pas particulièrement leur travail, non, ils étaient fatigués et mal traités et mal payés mais qu’allaient-ils pouvoir faire d’autre, si la scierie s’éteignait ?

Alors ils criaient, pour éloigner le silence qui bientôt s’abattrait sur eux.

Un matin, ni patron ni personne des bureaux ne vint leur dire de se taire. Le matin suivant, non plus.

Et tous les matins suivants, ce fut pareil.

Ils se comprirent perdants. On ne les ferait plus taire. On ne les ferait plus rien du tout ; c’était fini.

Le silence gagna les cœurs et les plus hardis, ou les plus désespérés, tentèrent de s’organiser, sur leur fatigue, des moments de paroles.

Des solutions, un accompagnement, le chômage, une réorientation, pré-pension, ensemble, les compétences. Voilà, ce qu’ils disaient, à bout de souffle.

Et puis, un matin, les machines s’arrêtèrent toutes en même temps. Le vacarme cessa. Tous furent soulagés.

Delphine

30 minutes d'écriture - chute imposée

Elle a deux bras, deux jambes, des doigts, des oreilles, des cheveux. On pourrait dire qu’elle nous ressemble.

Elle a deux poumons, un estomac, un intestin et un coeur. Immense, son coeur.

Car elle a le temps de s’y consacrer.

Elle professe son métier trois jours par semaine.

Le reste du temps, elle a le temps.

Elle cultive le jardin partagé de son quartier et ses relations. Elle accompagne sa mère, qui est en train de mourir. Elle va au musée, fait des siestes et du bénévolat. Elle peint et nage tous les matins, si elle le souhaite.

Elle occupe son temps à être heureuse, ce qui n’est pas de tout repos, mais procure un calme, une largeur exceptionnels.

Lorsqu’elle ne se sent pas heureuse, elle est malheureuse. Et elle passe sa journée au lit, avec une tisane et des marshmallows.


En un sens, cette travailleuse de 2121 vit comme une retraitée aisée de 2021, les regrets en moins.

Sauf qu’en 2121, la légèreté, l’insouciance et la liberté ne sont plus conditionnées par une classe sociale, non, c’est une norme.

C’est ce à quoi le gouvernement s’engage.

Chaque citoyen ne doit plus travailler pour se loger et se nourrir.

Chaque citoyen travaille à son bonheur, au sein de sa communauté.

Delphine

20 minutes d'écriture sur le travail du futur

C’est l’aube

Le ciel est encore rose

L’atmosphère dégage une brume palpable voilant la ville.

Cette étrangeté nous invite à la découverte..

Victor m’y emmène aujourd’hui

Sa classe, son regard, son talent visionnaire et onirique à la foi m’ont toujours fascinée, et sa barbe aussi …

Je vais te montrer quelques belles choses dit-il.

Donne-moi la main, nous partons ..

Une promenade dans l’espace et le temps….

De lieux en lieux

Quel vacarme ici, Victor ! je ne t’entends plus !

Regarde, dit-il, juste cela, regarde, contemple cette matière en fusion qui va devenir sous l’expertise de ces hommes les piliers de la Maison, de leur Maison, de la Maison du Peuple !

Mon art leur sert, j’en suis tellement content !

Dis Victor, pourquoi ces courbes ?

La nature dit-il, rentre aussi dans la manufacture . Ce sont ses formes que je donne aux pierres et aux colonnes.

Victor, sont-ils contents ces valeureux ouvriers ?

Ici dans leur Maison, ils discutent, revendiquent, solidarisent, s’amusent aussi, heureusement ..

S’ils savaient que bientôt les iconoclastes rendront ceci à néant …

Viens il faut bouger ! Passons du bruit au son.

Au son ? où va-t-on ?

Ferme les yeux et écoute, c’est si doux, cristallin..

Vois ce meuble et ses touches en ivoire, son ventre métallique chante sous les doigts virtuoses et bourgeois… le virtuose est aussi celui qui a sculpté ce bois, qui a donné pression et tension aux cordes qui nous enchantent. La mélodie s’estompe... nous devons partir.

Attends petite, me dit Victor…

Ses yeux sont prisonniers

D’une Belle à la fenêtre, d’une élégance bleue inouïe…

Je le vois la regarder, je perçois la lumière dans ses yeux lorsqu’ils parcourent cette robe magnifique !

Inondé de cette aura bleue, il est comme pétrifié.

Avant le coucher du soleil, tu m’emmènes encore saluer ce mécano de fer, qui bouge comme une danseuse eux multiples bras, tisseurs, tresseurs et retordeurs.

Les mains de chair ont cédé la place aux mains de fer. Tout va plus vite, trop vite me dis-je..

Mais moi je continue à voir, à l’arrière de ces machines, les femmes dont on a prolongé les membres par des tubulures métalliques,

Travailler dans l’inconfort pour la promesse de confort d’une autre classe…

Produire à la sueur de leur front le plaisir d’une autre classe

Le peuple de ta Maison, Victor.

Martine

40 minutes d'écriture - texte inspiré par quelques objets se trouvant dans l'exposition permanente du Musée bruxellois des industries et du travail

Entre chien et loup, un demi-chien demi-loup qui hurle à l’aube de rentrer se coucher.

Tout, tout, tout pour ne pas voir encore un jour poindre par delà les forêts. Car le jour, il n’est plus rien, rien qu’un chien parmi les chiens.

Il grogne : non, allumeur, ne t’approche pas.

Il aboie : pour qui te prends-tu, allumeur ?

Tout, tout, tout, pour ne pas précipiter, annoncer, cristalliser la venue de l’aube.

L’allumeur et sa fronde de gamin grondent : vas-t-en, bâtard !

Le demi-chien demi-loup se sait perdu. Dans un instant, le dernier souffle du réverbère appellera le jour.

Un dernier grognement passe ses crocs émoussés.

L’allumeur fait ce qu’il fait le mieux, le réverbère meurt et le chien quitte ses rêves, sa peau de loup pour rejoindre l’errance quotidienne.

Il glapit, quémande, un peu, rien qu’un peu à manger.

Et l’allumeur l’envoie balader, lui qui n’est plus rien, rien qu’un chien parmi d’autres.

Delphine