Historiquement parlant, c’est l’Ouverture appelée Gambit du Roi qui a, pour la première fois, lancé un grand débat de conscience chez les tenants des Noirs entre la fluidité de leur position et la conservation d’un avantage matériel hardiment concédé par l’adversaire.
Suivons une partie jouée en 1788 à Londres entre le diplomate Hans Moritz VON BRÜHL et l’un des compositeurs d’opéras les plus célébres de son temps, le Français François-André Danican PHILIDOR, mais surtout connu pour être le meilleur joueur d’Échecs de son époque.
1. e4 e5 2. f4
Comment, avec les Noirs, ne pas céder à la tentation de s’emparer de ce pion puis de s’accrocher à lui ?
2… exf4 3. Cf3 g5 4. Fc4
Soudain, on perçoit mieux quelle était la triple idée qui se cachait derrière la provocation de ce sacrifice du pion f :
Il doit certainement être possible pour les Blancs de capitaliser sur leur avance de développement.
C’est que 2 tempi (e5xf4 et g7-g5) ont été gâchés par les Noirs dans les 3 premiers coups de la partie : difficile en vérité de se mettre davantage en contravention par rapport aux principes de l’Ouverture enseignés à tous les débutants !
À moins que…
Est-ce que, en vérité, toutes ces contreparties blanches sont suffisantes ? Est-ce que tout ceci vaut bien un pion ?
Que doivent faire les Noirs pour ne pas être submergés par l’activité des pièces adverses s’ils se décident à conserver leur pion de plus ?
Et s’ils doivent se résoudre à restituer ce pion, à quel moment devraient-ils le faire pour rétablir l’égalité en termes de mobilité ?
Grand débat en vérité, et qui, donc, faisait déjà rage à la veille de la Révolution Française.
Et l’intensité de la polémique n’allait pas se démentir pendant plus d’un siècle.
Ainsi, aussi bien au moment du premier grand tournoi “professionnel” de Londres 1851 qu’en 1886 lorsque Wilhelm STEINITZ fut reconnu comme le premier Champion du Monde, le Gambit du Roi était la deuxième ouverture la plus fréquemment pratiquée dans le monde.
Comment se poursuivit la partie Von Brühl-Philidor ?
La moindre des choses est de s’emparer de la grande diagonale de cases noires.
4… Fg7
De son côté, Von Brühl dégarnit la colonne h, car il est entendu que son adversaire se cramponnera à son pion de plus.
5. h4 h6 6. hxg5 hxg5 7. Txh8 Fxh8
Notons au passage que les Noirs ont à nouveau perdu un tempo dans leur souci de contrôler la diagonale a1/h8 : Ff8-g7 et Fg7xh8.
Puis les Blancs occupent comme prévu le centre : 8. d4
Analysons les ‘+’ et les ‘-‘ de chaque camp à ce stade de la partie.
Qu’ont obtenu les Noirs en plus du pion gagné dès le deuxième coup ?
Qu’ont obtenu les Blancs en compensation du pion concédé ?
Quelles sont les faiblesses des Noirs dues aux diverses pertes de temps ?
Rappelons que pour l’ordinateur, une position avec un pion de plus pour les Noirs sans aucune compensation pour les Blancs serait évaluée -1.00
et une position où les Blancs ont suffisamment de compensations pour le pion sacrifié serait >= -0.00
Quelles sont les faiblesses que doivent absolument corriger les Blancs ?
En résumé :
les jeux sont ouverts, et comme le montre l’ordinateur avec son évaluation de -0.20 à peine pour 8… g4, le pion de plus n’est pas un avantage décisif pour les Noirs. La partie Von Brühl - Philidor se poursuivit jusqu’au 44ème coup, quand avec un déficit matériel de deux pions et un Fou, le diplomate allemand rendit finalement les armes.
Mis à part Boris SPASSKY qui le pratiqua avec les Blancs contre une forte opposition sans subir aucune défaite, le Gambit du Roi est fortement tombé en désuétude. Du moins parmi les meilleurs joueurs du monde, tant une rencontre entre deux Elo > 2600 est rarissime.
En voici néanmoins un exemple, qui montre qu’une partie exhumée d’un passé bicentenaire peut encore leur servir de balise même dans des circonstances extrêmes.
Le Championnat d’Europe individuel (EICC) permet, outre l’attribution de médailles et de primes, de qualifier entre 20 et 25 joueurs pour le cycle du Championnat du Monde. En 2010 dans la ville croate de Rijeka, obtenir 8 points sur 11 a permis à dix joueurs d’ainsi se dégager du lot, avec un jeune Russe à peine alors âgé de 20 ans, Ian NEPOMNIACHTCHI, pour s’offrir le luxe d’une médaille d’or en solitaire (9,0/11).
Par contre, pour les dernières places qualificatives, rien de moins que quarante joueurs restaient en lice avec leurs 7,5 points obtenus lors des onze rondes au format “classique” (40 coups à jouer en 90 minutes avec 30” ajoutées pour chaque coup joué, puis 1 heure pour terminer la partie) ; pour départager cette masse en une seule journée, les organisateurs ont donc fait disputer des matches de 2 parties à cadence semi-rapide (15’ pour toute la partie + 10” par coup joué), et, si cela ne suffisait pas, des matches de 2 parties “Blitz“ (5’ par joueur par partie avec 2” d’incrementation par coup).
C’est dans ce contexte de stress intense que fut disputée la 3ème partie du match de départage entre le Russe Vadim ZVIAGINTSEV (ci-dessus, à gauche), détenteur d'un Elo 2643, et l’Arménien Vladimir AKOPIAN (Elo 2688) ; à titre d’illustration de la force des joueurs, il faut savoir que Akopian a été avec Levon ARONIAN le pilier de l’équipe d’Arménie, médaillée d’or aux Olympiades d’Échecs de Turin (2006), Dresde (2008) et Istanbul (2012), Akopian ne connaissant lui-même aucune défaite lors de ces trois tournois majeurs.
En Blitz apparaissent les qualités foncières de chaque joueur, puisque c’est en un coup d’œil que s’apprécient les contours d’une position. Sauf peut-être pendant les premiers coups où la mémorisation théorique antérieure peut +/- mécaniquement être restituée.
1. e4 e5 2. f4 exf4 3. Cxf4 g5 4. Fc4 Fg7 Jusqu’ici, ils ont suivi la partie de 1788.
5. d4
Pourquoi en effet vouloir comme Von Brühl à tout crin dégager la colonne h ?
Pourquoi également ne pas roquer à l’Aile Roi et s’abriter derrière les pions g2 et h2 ?
5… d6
Et puis, pourquoi pas non plus, côté noir, venir disputer le contrôle du centre ?
Les cases c5 et e5 ne sont-elles justement pas de la même couleur que le Fou déjà déployé en g7 ?
Quant aux cases blanches, tellement abandonnées par Philidor, ne sont-elles pas couvertes sans perte de tempo par le Fc8 ?
Et le coup g5-g4 de la partie de 1788, il peut se faire également en 2010, avec le même résultat : gagner un tempo sur le Cavalier.
La partie continua par 6. O-O Cc6 : Roi à l’abri et Cavalier en mouvement ; on ne perd plus de temps au XXIème Siècle, décidément !
7. c3 h6 … et on consolide les points présumés les plus faibles, de part et d’autre.
8. Da4 Fd7 9. Db3 L’objectif de la Dame était de forcer le Fc8 à se mettre sur une moins bonne case, puis de viser b7 ; le tout avec le message subliminal : “Attention, Vladimir ! Si tu roques côté Dame, mes troupes s’y trouvent déjà…“
Et arrive ici le clou, inimaginable en 1788 : les Noirs rendent le pion !!!
9… Ca5 Le pion f7 ne leur sert, tous comptes faits, à rien, vu la solidité de la chaîne h6-g5-f4.
r2qk1nr/pppb1pb1/3p3p/n5p1/2BPPp2/1QP2N2/PP4PP/RNB2RK1 w kq - 4 10
10. Fxf7+ Rf8 11. Da3 Rxf7. 12. Dxa5
Puis, les Noirs profitent de la fin de la séquence pour s'en venir attaquer bravement le centre : 12… c5
C’était psychologiquement finement joué par les Noirs. Rappelons en effet que la cadence est hyper-rapide et que Zviagintsev n’a pas l’embarras du choix :
Après 13. Da3 que choisira le Russe, la position est jugée très légèrement en faveur des Noirs (-0.32 Stockfish 6 10’) par l’ordinateur. Mais il faut rappeler que le matériel est quant à lui redevenu égal, les Blancs ayant “recraché” le pion empoisonné.
En conclusion, il s’avère que le traitement de cette Ouverture en 2010 allège sensiblement le souci de sécurité pour les deux Rois. Cependant, tout comme au XVIIIème Siècle, la position qui en résulte se prête encore à de nombreuses possibilités tactiques pour la suite de la partie.
Pour la petite histoire, Akopian gagnera cette partie en 41 coups, avant de ... perdre la 4ème partie de départage, puis de remporter la 5ème et se qualifier ainsi pour la suite du cycle du Championnat du Monde. En Coupe du Monde dans la loitaine ville sibérienne de Khanty-Mansiysk en 2011, il ne put se présenter en raison du retard de son avion et fut déclaré forfait - tout ça pour ça, donc...
Le feu sur l’échiquier : tel est le fruit de l’empoisonnement du Gambit du Roi.