6ème Ronde du Tournoi Tata Steel de Wijk aan Zee, 16 janvier 2015
C'est depuis 1938 que l'industrie sidérurgique néerlandaise parraine l'organisation d'un grand tournoi international d'Échecs.
Celui-ci fut organisé à Beverwijk, de 1938 à 1961, puis à Wijk aan Zee à partir de 1969.
Depuis 2014, le Tata Steel Masters a lieu dans trois villes : Rotterdam, La Haye et Wijk aan Zee.
Baptisé à l'origine "Hoogovenstoernooi (= tournoi des hauts-fourneaux), son nom s'est par la suite adapta à celui des propriétaires successifs des lieux : Corus, puis Tata.
Parmi les Champions du Monde l'ayant remporté figurent Machgielis EUWE (Pays-Bas), les Soviétiques Tigran PETROSSIAN, Mikhaïl BOTVINNIK et Anatoli KARPOV, Viswanathan ANAND (Inde), les Russes Vladimir KRAMNIK et Garri KASPAROV, et bien évidemment l'actuel tenant du titre, le Norvégien Magnus CARLSEN.
Au palmarès viennent s'ajouter plusieurs prétendants malheureux au titre mondial : Viktor KORTCHNOÏ, qui connut le succès au Hoogovens en 1971 sous le drapeau soviétique, puis en 1987 sous pavillon suisse, Jan TIMMAN (Pays-bas), Nigel SHORT (Angleterre) et enfin Boris GELFAND, encore citoyen du Belarus à l'époque de sa victoire, vingt ans avant qu'il ne vienne frôler le titre mondial.
Il ne faut pas non plus oublier de mentionner plusieurs joueurs qui ont dominé leur époque, comme le Danois Bent LARSEN ou encore l'Arménien Levon ARONIAN, ce dernier ayant d'ailleurs remporté l'édition du Tata Steel Masters en 2014.
Après cinq rondes (sur 13), le classement du 77th Tata Steel Masters était le suivant :
Ce classement partiel était inattendu, mais s'expliquait par le fait que le Champion du Monde norvégien avait été battu à la 3ème Ronde par l'outsider Wojtaszek. Cependant, les choses allaient se rétablir pour lui à la suite de six victoires consécutives à partir de la 4ème ronde aux dépens, successivement, de Van Wely, Aronian, Caruana, de la Championne du Monde Hou, et enfin de Jobava et Radjabov.
MVL (Maxime Vachier-Lagrave) allait remonter à la deuxième place (à un demi-point de Carlsen), alors que Ivantchouk lâcherait nettement prise et que Wojtaszek en reviendrait à un très honorable (9ème sur 14) milieu de classement.
Anish Giri avait commencé le tournoi de manière discrète par quatre nulles, afin de faire tomber la pression mise sur lui par ses compatriotes, lesquels n'attendaient rien de moins de lui que de faire de bout en bout la course en tête. À la cinquième ronde, disputée à Rotterdam, il avait certes battu la lanterne rouge, mais Jobava avait raté le gain, avant de lui laisser le point entier
en commettant une erreur tactique.
À l'aube de la sixième ronde, il se devait donc de conserver une attitude relativement attentiste, car il pressentait que le classement allait sans doute reprendre une apparence plus normale suite au prévisible Magnus' comeback et que, dans cette perspective, il convenait avant tout de se maintenir dans le peloton de tête.
En même temps, peu confiant dans la qualité de son jeu suite à sa presque défaite face à Jobava, il lui fallait se réconforter en jouant si possible une ouverture relativement sûre. Il devait en effet jouer avec les pièces noires contre le solide Azéri Teimour RADJABOV.
Né à Bakou le 12 mars 1987, Teimour Radjabov connut lui aussi des succès précoces, car il devint Champion du Monde des moins de 12 ans, puis Champion d'Europe des moins de 18 ans.
Puis il rentra dans le rang, sa seule grande victoire datant du Tournoi disputé en 2005 dans la cité espagnole de Dos Hermanas.
Depuis quelques années, il se hisse régulièrement sur les podiums des tournois internationaux, au point d'être temporairement devenu quatrième joueur mondial en novembre 2012, avec un Classement Elo
de 2793.
En ce mois de janvier 2015, il en était revenu à un estimable 2734 Elo.
Après une exécution ultra-rapide et dans l'ordre classique de la Variante Taïmanov (1.e4 c5 2.Cf3 e6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cc6 5.Cc3 Dc7 6.Fe3 a6 7.Df3 Ce5 8.Dg3 h5), nous en sommes donc revenus à la tabiya testée moins de trois mois auparavant face à Sergeï Karjakin.
Diagramme 06 (rappel)
Bien évidemment, il ne pouvait alors plus s'agir d'une surprise. Radjabov avait pris connaissance de la partie de Tachkent et s'était sans doute rendu compte que, tout bien pesé, le souci qui avait suscité la réponse de Karjakin n'était pas nécessairement primordial dans cette position.
En effet,
En effet, ainsi que vu précédemment (QUESTION 1), le retard de développement
des Noirs est tel que le Roi devra séjourner encore longtemps (sinon même pendant toute la partie) au centre de l'échiquier, alors que les Blancs disposent d'un moyen économique de mettre leur Roi à l'abri.
Par le grand roque, les Blancs préciseraient leurs menaces à l'égard du Roi en déployant une Tour sur une colonne centrale semi-ouverte.
C'est le volet commençant par 9. O-O-O de ses longues analyses à domicile en compagnie de son Metal Friend que Giri a par conséquent été amené à se risquer à mettre en pratique à l'occasion de la deuxième sortie de sa nouveauté théorique.
La continuation conçue par Anish Giri fut marquée du sceau de la simplicité - signe de classicisme. Elle consiste en l'exécution de deux idées.
Idée #1 : marginaliser la Dame par 9... h4
( Position après 9. O-O-O h4 )
Outre la diagonale h2-b8 toujours embouteillée par ce Cavalier central
qui, depuis le 7ème coup, n'a toujours pas été chassé, la Dame doit encore momentanément subir la loi du Ce5, puisque celui-ci bat (= contrôle) toujours les cases f3 et g4, en interdisant l'accès à la Dame.
Il ne reste à la Dame que trois cases, dont deux sont à déconseiller. En effet,
positionnellement
à proscrire, car, au-delà de la position précaire de la Dame qui suscitera de nouvelles attaques, c'est la poussée f2-f4 pour assurer une occupation efficace du centre que ce coup rend problématique ;GMI
comme Radjabov a joué quasiment a tempo
, alors que, pour le coup précédent, il s'était accordé dix-huit minutes pour soupeser le pour et le contre d'un grand roque à ce stade de la partie.La Dame, pourtant la pièce nettement la plus puissante du jeu d'Échecs, ne peut venir se poster impunément en avant de ses propres pièces. Car elle y est constamment attaquée et doit piteusement battre en retraite - et dérober la Dame fait perdre beaucoup de temps à ses sujets.
( Position après 10. Dh3 )
On ne peut pas dire que la Dame soit en position de force, alors même qu'elle a pris le parti de jouer à trois reprises lors des quatre derniers coups : d1-f3 ; f3-g3 ; g3-h3.
Elle mord sur du granit à cause des pions h4 et e6.
Du point de vue des Noirs, le clouage du Ce5 vis-à-vis de la Dc7 instauré par 8. Dg3 a disparu.
En outre, les Noirs dominent pour l'instant sans partage les cases b4 et c5.
La perspective de subir une pression sur le pion f7 (ce qui était l'un des objectifs stratégiques de 7. Df3) semble devenue lointaine.
Enfin, le Cavalier e5 conserve sa fonction de tour de contrôle vis-à-vis des cases c4 et g4.
Idée #2 : affermir le contrôle de la case c4
Giri joue ensuite 10... b5
( Position après 10... b5 )
Comme également vu précédemment (QUESTION 2), la menace principale qui guette les Noirs dans cette variante, c'est que le Ce5 se fasse chasser vers une case d'où son influence ultérieure serait minorée.
Au moyen du marche-pied que constitue 10... b5, la case c4, tout aussi bonne sinon meilleure pour lui, est à présent assurée au Cavalier.
Mais le principal acquis de 10... b5 est la mise en route des forces noires vers le roque adverse.
Des coups tels que (dans le désordre)
1. a6-a5
2. Ta8-b8
3. b5-b4
seraient extrêmement préoccupants pour le Roi blanc, car ils tendraient à montrer qu'avec des moyens simples (pousser deux pions soutenus par une Tour) sa sécurité serait remise en cause, et ce, quelques coups à peine après le choix du grand roque.
Un Roi faussement en sécurité, ce serait toute la philosophie de la réaction de Radjabov (9. O-O-O) qui, du coup, s'en trouverait réfutée.
Ayant bien compris qu'il ne pouvait plus se permettre de demeurer passif, Teimour opéra une indispensable réaction au centre
par 11. f4.
La réplique instantanée (l'avantage de la préparation maison se matérialisant de plus en plus au niveau de la pendule) de Giri fut 11... Cc4.
Faisons le point.
Cet endroit constitue la tabiya de la variante commençant par 8... h5 9. O-O-O
, car c'est la position à la croisée des chemins à partir de laquelle c'est désormais aux Blancs de se tracer un chemin raisonnable, et de faire ainsi évoluer la Théorie des Ouvertures
.
À une nouveauté théorique (noire dans ce cas, via 8... h5) répondent, telles des répliques après un tremblement de terrre, des essais de nouveautés théoriques +1, +2, ... +n coups plus loin dans l'ouverture qui sont des réactions de la part du camp adverse (ici, les Blancs).
Comme dans la théorie de Darwin sur l'évolution des espèces, la théorie des Échecs évolue ainsi au fil du temps en ne conservant que les bons rameaux - ou du moins les rameaux susceptibles de survivre dans leur nouvel environnement.
Cela jusqu'au jour où un chercheur s'aperçoit qu'une ligne qui semblait désaffectée, ou qui avait été oubliée faute de pratique assidue dans les tournois réservés à l'élite, est tout à fait jouable moyennant une petite touche nouvelle.
Le plus bel exemple fut la Variante Berlinoise de la Défense Espagnole (ou Défense Ruy Lopez) : 1. e4 e5 2. Cf3 Cc6 3. Fb5 Cf6, que Vladimir KRAMNIK remit en vogue pour résister avec les Noirs et ravir le titre PCA à Garri Kasparov en 2000. Et depuis cette année-là, ainsi que Carlsen et Anand le démontrèrent au cours de leurs deux Championnats du Monde de Chennai (Inde) en 2013 et de Sotchi (Russie) en novembre 2014, on ne parle plus que du cauchemar pour les Blancs de l'insubmersible Berlin Wall
à son propos.
Mais nul doute que la légende se nourrira un jour de la belle histoire de la seconde Chute du Mur de Berlin dès l'apparition d'une réfutation tout à fait convaincante de cette ligne.
r1b1kbnr/2qp1pp1/p3p3/1p6/2nNPP1p/2N1B2Q/PPP3PP/2KR1B1R w kq - 0 12
( Position après 11... Cc4 )
Écartons d'entrée la tentation qui consiste à vouloir chasser le Cavalier par 12. b3 en se disant qu'après 12... Cxe3 13. Dxe3, la Dame reviendrait en jeu. En fait, 12. b3? est perdant, à cause de 12... Da5! ; après 13. bxc4 Dxc3, le roque est en ruines ... trois coups après avoir été effectué.
De plus, une attaque de mat commençant par Ff8-a3+ est dans l'air.
pion arriéré
d7.Tours en liaison
.Il s'est avéré que c'est cette dernière possibilité (12. Fxc4) qu'a sélectionnée Radjabov dans la partie qui nous occupe.
coup naturel
de développement tel que Fc8-b7.Ceci étant, les Noirs conservent deux sources de vulnérabilité qui font en sorte qu'ils doivent continuer à lutter pour atteindre l'égalité
:
glacis défensif
constitué par les pions d7/e6/f7 ; que celui-ci vienne à s'ébrécher par échange(s) de pions ou que les pièces blanches se mettent à converger vers d7 et/ou f7, et de lourdes menaces se préciseraient.Le verdict de la partie Radjabov - Giri
La partie fut nulle au bout de 26 coups seulement.
Spectaculaire fut en particulier le double sacrifice de Tours, d'une part sur le pion f7, d'autre part sur le Cavalier à peine sorti en f6.
Mais ces combinaisons n'avaient en fait pour but que d'obtenir une nulle par échec perpétuel
au profit d'un Radjabov que ses longues périodes de réflexion avaient rapproché dangereusement du Zeitnot
.
Les atouts des Blancs
Les atouts des Noirs
La cadence du tournoi imposait que les 40 premiers coups soient joués en moins de 120 minutes.
Voici les coups joués, avec entre parenthèses les temps de réflexion.
1. e4 c5 2. Cf3 e6 3. d4 cxd4 4. Cxd4 Cc6 5. Cc3 Dc7 6. Fe3 a6 7. Df3 Ce5 8. Dg3 h5 9. O-O-O (18') 9... h4 10. Qh3 b5 (8')
11. f4 (9') 11... Cc4 12. Fxc4 Qxc4 13. f5 (11') 13... Fb7 (13') 14. Thf1 (21') 14... Tc8 (9') 15. fxe6 (22') 15... dxe6 (3')
16. Txf7 (2') 16... Rxf7 (8') 17. b3 Fa3+ 18. Rb1 Dxc3 19. Dxe6+ Rf8 20. Tf1+ Cf6 21. Txf6+ gxf6 22. Dxf6+ Rg8
23. Dg6+ Rf8 24. Df6+ Rg8 25. Dg6+ Rf8 26. Df6+ 1/2-1/2
temps restant au moment de l'arrêt des pendules :
Radjabov 0:24.42 - Giri : 1:17:06
On le voit : c'est grâce à la mémorisation de sa préparation maison que Giri a pu passer une après-midi tranquille face au coriace Radjabov.
Il ne consacra en effet que 53 minutes de réflexion dans une partie où il se défendait avec les Noirs.
( Fin de la leçon )