Tournoi de Monte Carlo, 1ère Ronde, 10.02.1903
C'est avec le Praeceptor Germaniae Siegbert TARRASCH que s'ouvre un Âge d'Or pour le jeu d'Échecs.
Praeceptor Germaniae est une expression qui rend hommage à ses capacités de dégager bon nombre des principes gouvernant le jeu, mais aussi et surtout de les avoir vulgarisés auprès de ses contemporains.
Praeceptor était aussi un terme franchement ironique destiné à moquer sa prétention à toujours vouloir imposer ses recettes, à ne guère tolérer la contradiction et à réfuter avec un mélange d'opiniâtreté et de dédain toutes les conceptions par trop différentes des siennes.
C'est dans sa ville natale de Breslau (aujourd'hui : Wroclaw) en Silésie que Tarrasch remporta son premier grand succès international en 1889, avant de s'imposer à Manchester (1890), puis à Dresde (1892) et à Leipzig (1894)
Il devint ainsi l'un des principaux rivaux pour son compatriote Emmanuel LASKER, Champion du Monde de 1894 à 1921 ; en 1908, il réalisa enfin son rêve de réunir une bourse pour l'organisation d'un match, titre mondial en jeu. En ce temps là en effet, faute de fédération internationale, c'était au prétendant d'attirer le tenant du titre au moyen d'un financement alléchant.
Bien dans la tradition des tournois prestigieux de la Belle Époque tels que ceux organisés dans les cités balnéaires (Hastings, Ostende), dans les villes d'eaux (Baden Baden, Karlsbad, Marienbad) et les capitales des quatre empires (Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg et Vienne), l'édition de 1903 du Tournoi de Monte Carlo fut marquée par l'apogée de la trajectoire de Siegbert Tarrasch.
Il y arriva en effet détaché devant un brillant échantillon formé majoritairement d'un contingent provenant tout comme lui d'Europe centrale.
Malgré une victoire dans la première partie, Tarrasch ne fit jamais illusion dans ce match disputé à Düsseldorf, puis à Berlin.
Il subit en effet 8 défaites, ne parvenant à renouer que par deux fois avec la victoire, cinq autres parties s'achevant par la nullité.
1. Siegbert TARRASCH 20 Pts (sur 26)
2. Geza MAROCZY 19 Pts
3. Harry N. PILLSBURY 18,5 Pts
4. Carl SCHLECHTER 17 Pts
5. Richard TEICHMANN 16,5 Pts
6. Georg MARCO 15,5 Pts
7. Heinrich WOLF 14 Pts
8. Jacques MIESES 13 Pts
9. Frank J. MARSHALL 12 Pts
10. James MASON
et Jean TAUBENHAUS 10,5 Pts
12. Adolf ALBIN 8 Pts
13. Arturo REGGIO 7,5 Pts
14. Charles MOREAU 0 Pt
Dans cette compétition de longue haleine, car tous les adversaires devaient se rencontrer avec les Blancs et avec les Noirs, Tarrasch ne connut que trois défaites (Teichmann, Schlechter et Marco) et six nulles (Pillsbury, Maroczy (2x), Teichmann, Mason et Schlechter)
Quoique satisfait d'être ressorti vainqueur de son “mini match” avec le futur vainqueur de ce Tournoi de Monte Carlo, la carrière de Richard TEICHMANN n'a connu qu'assez peu de bons moments.
Professeur de langues modernes, il enseigna de nombreuses années à Berlin et en Angleterre. Ensuite, il fut victime de graves troubles oculaires qui lui firent perdre l'usage de son oeil droit. Dès lors, sa pratique des tournois demeura irrégulière et ses résultats d'ensemble s'en ressentirent.
Sa seule victoire internationale fut le Tournoi de Karlsbad de 1911.
En match, il obtint un excellent 3-3 (+2=2-2
) en 1921 face à l'émigré russe Alexander ALEKHINE, qui deviendrait Champion du Monde en 1927.
La compréhension du jeu de Richard Teichmann était supérieure à la moyenne, notamment dans le jeu positionnel
, c'est-à-dire quant il avait l'occasion de découvrir les cases optimales pour fournir une activité maximale à ses pièces en milieu de partie.
… Mais n'anticipons pas !
C'est cette nette opposition de styles entre Tarrasch et Teichmann qui va nous permettre d'illustrer les subtils changements qui font en sorte que, d'un moment à l'autre, les Fous ou les Cavaliers peuvent acquérir une prépondérance les uns vis-à-vis des autres, ou perdre pied sans signe avant-coureur démonstratif.
Adage du Précepteur : la paire de Fous toujours tu conserveras
Un début de partie serein :
1. e4 c6 2. c4 e6 3. d4 d5 4. Cc3 Fb4 5. exd5 exd5 6. Cf3 Cf6 7. Fd3 O-O 8. O-O Fg4 9. Fg5 dxc4 10. Fxc4
rn1q1rk1/pp3ppp/2p2n2/6B1/1bBP2b1/2N2N2/PP3PPP/R2Q1RK1 b - - 0 10
Comme Tarrasch, il fut affublé d'un surnom révélateur : “Richard The Fifth”, tant ses prestations en tournois semblaient, comme à Monte Carlo en 1903 d'ailleurs, l'abonner à une sempiternelle cinquième place.
Diagramme 1
Figurez-vous que, par pure provocation en entame de ce long tournoi sans doute, c'est dans cette position sans relief particulier que Teichmann saisit la première occasion de mettre le feu aux poudres en échangeant coup sur coup ses deux précieux Fous contre les Cavaliers adverses :
10… Fxf3 11. gxf3
À ce moment précis de la partie également, Teichmann anticipe que, pour rien au monde, Tarrasch ne se décidera à sacrifier son précieux pion central d4 pour un contrôle des colonnes centrales par les Tours et un léger avantage positionnel
via 11. Dxf3 Dxd4 12. Fxf6 Dxf6 13. Tfd1.
Car pour Teichman, c'est clair : les sacrifices spéculatifs
, ce ne sera jamais la marque de fabrique de la Maison Tarrasch !
11… Fxc3 12. bxc3
Diagramme 2
Le tableau offert par la position du Diagramme 2 est assez net :
tempo
; le seul pion qui a accédé au centre est blanc, et il domine sans partage les cases c5 et e5.Il se dégage de cet examen préliminaire de la position :
équateur
(= ligne imaginaire séparant les 4ème et 5ème rangées) ; encore ce Cavalier est-il momentanément cloué par le Fg5 ;Toutefois, la position n'est pas sans nuage pour les Blancs.
En effet, si leurs Cavaliers sont plutôt handicapants pour les Noirs, ce désavantage ne sera ressenti que pour fort peu de temps.
Il suffit par exemple d'interroger le Fg5 (= faire se demander aux Blancs s'ils leur est préférable de replier leur Fou ou de l'échanger contre le Cavalier) par 12… h6 (+0.12 Stockfish 6.0 [30"]
), ou de déployer tranquillement le deuxième Cavalier par 12… Cbd7 (+0.23
) avant de dérober la Dame au clouage, ou encore de placer directement la Dame sur une case où elle ne gênera personne 12… Dd6 (+0.35
) ; ce sera cette dernière possibilité qui sera préférée par Teichmann dans la partie.
De toute façon, les Noirs peuvent se dire que leur position demeurera resserrée par rapport à celle des Blancs, mais les inconvénients de cet état de fait sont tout sauf irrémédiables.
Par contre, la structure des pions montre d'importantes faiblesses structurelles
du côté des Blancs :
pions liés
qui sont à la fois aisément défendables en milieu de jeu et susceptibles de devenir exploitables en finale, via la création de pions passés, candidats à la promotion ;trous
en f4 et h3, sans oublier cette colonne g que la reprise par le pion au lieu de la Dame au 11ème coup a ouverte aux quatre vents ;fianchetto
) sont certes en général de moins bon défenseurs, mais il serait sans doute assez prudent d'envisager en recycler un à des tâches de surveillance du roque.
Bref, à ce stade de la partie, la position est clairement à l'avantage des Blancs et leurs Fous sont nettement prépondérants.
Mais les faiblesses structurelles de nombre de ses pions et le délabrement de son roque plaident pour un jeu énergique de la part de Tarrasch.
Le fait est que ce type de comportement n'est pas nécessairement son point fort ...
Adage du joueur positionnel : aucune perte de temps ne te permettra
Et la partie de se poursuivre par 12… Dd6 13. Rh1
Était meilleur 13. Dd2, car ce coup permet au Fou, soit faire perdre un nouveau tempo
à la Dame par 14. Ff4, soit de consacrer 2 tempi
(g5-h4-g3) pour déloger la Dame tout en se postant en sentinelle vis-à-vis de son propre roque.
L'avantage annexe de 13. Dd2, c'est d'autoriser les deux Tours blanches à se mouvoir ensuite tout à fait librement en milieu de partie, puisque la Dame accepte de se charger de la tâche ancillaire de veiller sur le pion éloigné a2.
13… Cbd7 14. Tg1 (on peut se poser la question : mais que va faire là cette Tour alors que le Fou est encore en g5 ?)
14… Cb6 15. Fd3 (15. Fb3 soutiendrait c3-c4 tout en s'appuyant sur a2 et en veillant sur la case a4 ; 15. Ff1 viendrait défendre le roque)
15… Tfe8 (Mais qui donc aurait pu croire que les Noirs auraient été les premiers à s'emparer de la colonne e ?)
Diagramme 3 (position après 15... Tfe8)
L'ouverture est terminée.
Superposons les Diagramme 2 et 3 afin d'analyser comment chaque camp a terminé de déployer ses effectifs.
(bleu : après 12.bxc3 ; rouge : après 15…Tfe8 ; pièces noires : après 15…Tfe8)
Difficile de discerner quoi que ce soit d'utile dans ce qu'ont fait les Blancs :
(bleu : après 12.bxc3 ; rouge : après 15…Tfe8 ; pièces blanches : après 15…Tfe8)
A contrario, les Noirs ont centralisé trois pièces, mis en liaison leurs Tours et pris le contrôle de la colonne e.
Ainsi développées, toutes ces pièces ne se contentent plus d'un horizon en deçà de l'équateur
; elles commencent à jeter un oeil sur le camp adverse également, et en particulier (colonne e8-e1 ; diagonale b8-h2) du côté l'Aile Roi
.
Si la paire de Fous reste une garantie d'activité appréciable pour les Blancs, la coordination des pièces noires commence à la compenser.
Par ailleurs, on a beau superposer les deux diagrammes, on ne peut détecter aucun mouvement de pion depuis les échanges FxC.
Dès lors, on ne peut s'empêcher de craindre pour Tarrasch que ce soit la santé respective des chaînes de pions qui n'arbitre la rencontre.
( Fin de la leçon )