Apparu en 1957 et organisé tous les deux ans depuis 2001, le Championnat d'Europe des Nations ("European Team Chess Championship") permet à des sélections nationales de confronter quatre à quatre sur neuf rondes leurs meilleurs joueurs à ceux d'autres pays du vieux continent. Lors de l'édition 2013 à Varsovie, le podium avait couronné l'Azerbaïdjan, devant la France et la Russie chez les Messieurs et l'Ukraine, devant la Russie et la Pologne chez les Dames.
Cette fois, dans la ville marquée à jamais par le "Match du Siècle" et en contrebas de la table où s'affrontèrent Robert J. FISCHER (États-Unis) et Boris SPASSKY (Union Soviétique) du 11 juillet au 31 août 1972, c'est la Russie qui, après une longue éclipse au sommet de la hiérarchie continentale, s'est montrée intraitable, aussi bien chez les Messieurs (avec Peter Svidler, Alexander Grischuk, Evgeny Tomashevsky, Ian Nepomniachtchi et Dmitry Jakovenko, devant l'Arménie et la Hongrie) que chez les Dames (avec Alexandra Kosteniuk, Kateryna Lagno, Valentina Gunina, Alexandra Goryachkina et Anastasia Bodnaruk), quant à elles loin devant l'Ukraine et la Géorgie.
Dans les deux compétitions, les équipes russes se détachèrent en effet rapidement, de sorte que leur suprématie ne fut jamais réellement contestée. Par contre, la lutte pour les places de podium fut acharnée de bout en bout.
Entraînée par la jeune retraitée - ... des Échecs - Judit POLGAR, l'équipe Hongroise se para finalement de bronze, logiquement récompensée de la pugnacité de ses jeunes talents, en particulier celle de son Echiquier #2
, Richard RAPPORT et de ses ouvertures romantiques - voire carrément exotiques comme ce 1. f4 (Début Bird
) asséné face au Français Laurent FRESSINET à la troisième Ronde -, et aussi celle de son Echiquier #4
, Csaba BALOGH.
Une bonne raison en vérité pour que ce dernier, âgé de 28 ans, soit à l'honneur de la partie du mois de novembre 2015.
À la sixième ronde, la Hongrie était appariée avec la Norvège. Certes, le Champion du Monde Magnus CARLSEN qui avait connu un début de tournoi catastrophique, perdant un nombre conséquent (pour lui) de points Elo
à la suite de deux défaites avec les Blancs contre Levon ARONIAN (Arménie, après une Berlinoise de 44 coups) et contre Yannick PELLETIER (Suisse, en 59 coups), allait sans doute se présenter le couteau entre les dents contre l'ex-prétendant au trône PCA
en 2004, Peter LEKO. Mais Judit espérait néanmoins une victoire de son équipe, compte tenu du différentiel Elo
plutôt favorable sur les trois autres échiquiers.
Judit Polgar pouvait donc raisonnablement espérer de ses Boys qu'ils obtiennent des résultats conformes aux attentes, soit une victoire de la Hongrie par 2,5 points à 1,5 avec peut-être même un demi-point de bonus si Leko parvenait à contenir le Champion du Monde.
Frode Olav Olsen URKEDAL (photo ci-dessus à gauche) est né le 14 mai 1993. Maître International
depuis janvier 2011, il a accédé à la sélection norvégienne dès 2012 à la suite de sa victoire dans le Championnat de Norvège. Depuis lors, s'il tient aisément son rang au sein du Top 5 norvégien, il demeure à distance respectable de l'ami et secondant #1 du prodige Carlsen, à savoir Jon Ludwig HAMMER.
1. d4 d5 2. c4 c6
Ce coup caractérise la Défense Slave du Gambit de la Dame. La question est de savoir si les Noirs vont finir par "accepter" le pion (d5xc4) en laissant le centre aux appétits des Blancs, ou s'ils préféreront consolider leur pion central d par des coups tels que e7-e6 (Semi Slav Defense
) et Cb8-d7 et Ff8-d6, aboutissant ainsi à un Système Colle de couleurs inversées.
3. Cf3 Cf6 4. Cc3 dxc4 ... une véritable Défense Slave, donc.
5. a4 vise à empêcher b7-b5 qui permettrait de conserver le pion de plus. 5... e6 D16: QGD Slav Soultanbeieff Variation
.
Quoique de facture assez classique du point de vue de la construction de la position noire, cette variante de la Défense Slave du Gambit de la Dame est assez moyennement pratiquée de nos jours. Ainsi, elle ne fut jouée que trois fois à Reykjavik. Elle porte le nom de Victor Ivanovitch Soultanbeieff (1895-1972), qui trouva asile à Liège en 1921 et qui fut cinq fois Champion de Belgique (1932, 1934, 1943, 1957 et 1961) avant de s'illustrer comme arbitre international à partir de 1964.
rnbqkb1r/pp3ppp/2p1pn2/8/P1pP4/2N2N2/1P2PPPP/R1BQKB1R w KQkq - 0 6
(Diagramme 1 - Position après 5... e6)
Les inconvénients pour les Noirs de ce choix d'ouverture sont de deux ordres : d'une part, le Fou c8 s'il n'y est pris rapidement garde pourrait subir un enfermement analogue à celui inscrit dans les gènes de la Défense Française (1. e4 e6) ; d'autre part, libre choix est laissé aux Blancs qui disposent déjà de l'avantage du trait entre la reconquête sans risque du pion c4 avec un jeu solide ultérieur au moyen de 5. e3, et une occupation agressive du centre via 5. e4.
Que les Blancs optent pour e2-e3 ou e2-e4, les Noirs risquent assez rapidement d'éprouver des difficultés à contrôler la cinquième rangée. Or, celle-ci se situe dans leur propre camp. Il importe donc de contrecarrer énergiquement toutes les initiatives blanches qui viseraient à prendre pied sur cette cinquième traverse, sous peine de subir en milieu de partie un important déficit d'espace.
5. e4 Fb4 6. e5 Cd5
Un excellent coup : à chaque pièce blanche en 5ème doit en effet répondre l'irruption d'une figure noire susceptible de se projeter au plus profond des lignes blanches. Ici, le Fb4 contrôle a5 et c5 tout en clouant le Cc3 ; quant au Cd5, il vient titiller la case e3 et le Cc3 sans lui-même pouvoir être délogé par un pion adverse.
Pour ces raisons, l'ordinateur n'accorde déjà plus, après seulement six coups, qu'un avantage marginal aux Blancs : +0.16 Stockfish 6 10'
7. Fd2 b5 8. axb5 Fxc3 9. bxc3 cxb5
11. Cg5 Que voici un coup marqué d'intentions très offensives !
Pourtant, ce début d'attaque est très loin de constituer une surprise théorique. En effet, on retrouve 106 parties antérieures présentant une position identique après le onzième coup des Blancs. La plupart du temps (57 parties), les Noirs ignorent superbement la posture altière des Blancs en poursuivant leur développement par 11... Cc6 ou par 11... Fb7.
Parfois, ils cherchent à punir immédiatement l'impudent par 11... h6 (22 parties), mais, ce faisant, ils entrent sans doute sans le vouloir dans le plan adverse, car n'ébrèchent-ils pas leur roque sans véritable justification ?
Csaba Balogh opta lui aussi pour un coup de développement, mais force est de constater que son coup n'avait été joué que deux fois auparavant, dont une partie assez peu significative, car disputée aux World Mind Games 2014 de Pékin à une cadence semi-rapide.
11... Cd7
(Diagramme 2 - Position après 11... Cd7)
Ce qui est sûr, c'est qu'on ne peut pas immédiatement saisir l'idée qui pourrait se cacher derrière ce coup, sauf à penser ...
qu'il n'y en a pas, qui sait ?
Car, de fait, cette apparente absence d'idée stratégique ou tactique concrète pourrait bien constituer "l'idée" de 11... Cd7. En effet,
jeu positionnel
en fonction des circonstances ;pion faible
c3 ;sanctuaire
d5.Beaucoup de flexibilité, donc. Voyons comment le jeune Frode continua.
12. Dh5 confirme la ruée vers le roque inaugurée par le volontaire Cf3-g5 du coup précédent. 12... De7
13. h4 ... et encore un coup de bélier ! L'ordinateur préfère de loin un coup tel que 13. Fe2 (+0.61 Stockfish 6 30"
) qui pourvoit avant tout à compléter le développement des forces blanches, coup qui fut d'ailleurs instinctivement choisi par Teimour Radjabov (Azerbaïdjan) contre Vassily Ivantchouk (Ukraine) dans leur partie semi-rapide des World Mind Games de Pékin en 2014 dont déjà question ci-dessus (0-1, 32.)
13... Fb7 14. Th3
Au diable, le roque ! Pour tout qui en douterait encore, les Blancs sont prêts à aller jusqu'au bout, le couteau entre les dents. Pour la première fois, Stockfish 6 estime cependant que cette attitude est excessive et que les Blancs ne peuvent se prévaloir du moindre avantage - que du contraire ... -0.36
après 30 secondes d'analyse, porté à -0.45
au bout de 10 minutes.
Comme Th3-f3 créerait une pression trop forte sur f7, Balogh se résout à 14... h6
15. Ce4 (revenir en f3 serait reconnaître que 11. Cg5 était inutilement impétueux)
r3k2r/pb1nqpp1/4p2p/1p1nP2Q/2pPN2P/2P4R/3B1PP1/R3KB2 b Qkq - 1 15
(Diagramme 3 - Position après 15. Ce4)
Ce qui frappe dans cette position, c'est le nombre de pièces dépourvues de protection : quatre chez les Noirs et trois chez les Blancs.
Plus important : la Dh5 comme le Ce4 sont ces fameuses pièces blanches qui s'étaient projetées vers l'avant aux 11ème et 12ème coup.
Il est désormais possible, au moyen d'une attaque double
de leur faire battre en retraite (pour ce qui est de la Dame), ainsi que de les échanger (pour ce qui est du Cavalier) : il suit donc 15... Cf4.
Certes, ce Cavalier vient se jeter en prise
pour attaquer la Dame, mais il permet surtout au Fb7, jusque là en stand-by au prix d'un seul tempo
(Fc8-b7), de "fusiller" le Ce4, Cavalier qui avait précédemment utilisé 3 tempi
(Cg1-f3-g5-e4) ; du coup, l'attaque blanche s'étiole et l'avantage de développement des Noirs devient évident.
16. Fxf4 Fxe4 17. Dg4
Les pièces blanches sont malhabiles : en h5, la Dame ne faisait plus rien de bon - en g4, elle ne fait guère rien de plus il est vrai ... ; le positionnement du Fou f4 n'a guère de sens - il faudrait qu'il revienne en c1 et a3 pour dominer une diagonale significative ; et puis, que fait la Tour en a1, alors que a5 et a6 seraient des cases bien plus actives pour elle ?
Les Noirs jouent donc leur dernier coup de défense : 17... f5
Les possibilités des Échecs ont beau être infinies, ce n'est qu'à partir d'ici que la partie Urkedal - Balogh devient originale. Une partie jouée entre le Slovaque Miroslav MASLIK (Elo 2333
) et le Hongrois Zoltan VARGA (Elo 2460
) venait de se jouer à la quatrième ronde du championnat de Slovaquie par équipes et avait, moyennant quelques permutations de coups, abouti à précisément la même position après le 17ème coup des Noirs. Il est cependant extrêmement peu vraisemblable que Csaba Balogh, dans le même temps occupé par sa participation au Magistral Ciutat de Barcelona (où sa photo ci-dessus a été prise), ait pu avoir pris connaissance et, si oui, s'être souvenu de toutes les finesses de l'obscure partie Maslik - Varga.
en passant
(18. exf6), de sorte que les Noirs purent se construire une position hyper solide et repousser les forces blanches qui essayèrent bien de pousser leur pion g, mais un peu tard et à contre-temps : 18... Cxf6 19. g4 Fd5 20. g5 Ce4 21. Te3 Tf8 (= position du diagramme central - -2.05 Stockfish 6 30"
) ; néanmoins, Varga gâcha la position et perdit en 39 coups.tempo
de plus : 18. Dh5+ De7 19. Dd1, ce qui permit au Hongrois de refermer les trous de sa position sur l'Aile Dame par 19... Cb6 (exit toute contre-mesure sur la sixième rangée) 20. Ta5 a6 (et c'en est fini du pion faible
b5) - la position du diagramme de droite est ainsi atteinte, une position nettement (-1.48 Stockfish 6 10'
) à l'avantage des Noirs.Repoussés, les Blancs tentèrent de faire pression de l'autre côté de l'échiquier par 21. Da1, histoire peut-être d'immobiliser deux figures (Ta8+Db7 ou Ta8+Fb7) à la défense du pion passé
(mais toujours arriéré) a6.
Il apparaît évident que les Noirs ont dû avoir conscience à ce stade de la partie qu'ils disposaient d'une grande avance de développement, qu'ils avaient définitivement bloqué les deux points d'invasion (a6 et f6 - Cf. Diagramme 2) mais qu'ils ne disposaient encore eux-mêmes d'aucun passage pour infiltrer la position adverse.
Alors, Balogh se dit que son pion de plus ne serait jamais réellement exploitable. Par contre, si la colonne a venait à s'ouvrir, le Cb6 et le surpuissant Fe4, soutenus par au moins une pièce lourde coulissant le long de la colonne a, pourraient faire bien des dégâts. Enfin, n'est-il pas fondamental, avant de se lancer à l'attaque, de veiller à mettre avant tout son propre Roi à l'abri ? ... Un Roi en sécurité, ce serait tout l'inverse de l'approche suivie à partir du onzième coup par son adversaire, en quelque sorte.
21... O-O 22. Tg3 Rh7 Génial !
Le Roi s'est dégagé de la colonne contrôlée par la Tour, pour se placer sur une diagonale qui est efficacement cadenassée par le pion f5.
Les Noirs n'ont cure que leur pion a6 est sur le point de tomber. Mieux ! Ils s'en réjouissent, car ils ont "vu" que la colonne béante leur appartiendrait au bout de quelques coups à peine ...
23. Txa6 Db7 24. Txa8 Txa8 25. Db2 Ta5 26. Fe2 Da7
8/q5pk/1n2p2p/rp2Pp2/2pPbB1P/2P3R1/1Q2BPP1/4K3 w - - 4 27
(Position après 26... Da7)
Les Noirs obtiennent des perspectives avantageuses de cette position, qui dépassent largement le pion qu'ils ont restitué à leur adversaire.
sanctuaire
d5 et le passage par a5 pour, dans les deux cas, s'en prendre au pion c3 ;tempi
.Enfin, depuis plus d'une douzaine de coups (remember : 14. Th3 Au diable, le roque !
), le Roi blanc ne se trouve pas en lieu sûr. Il devient urgent de couper toutes les voies d'accès menant au Roi blanc. L'ordinateur, tout en considérant la position comme perdante, ne voit que 27. Fc1 pour colmater temporairement les brèches.
Au lieu de cela, Frode Urkedal cloua tout de suite son propre cercueil 27. f3, car en voulant déloger le Fou, il le poussait en réalité vers une case encore meilleure : 27... Fd3 ; le dernier abri possible ressemblant +/- à un roque (par exemple, le Roi qui va se blottir en g1 derrière les pions f2 et g2, et le Fou qui revient fermer la porte en f1) disparaissait du même coup.
28. Fd1
Le Norvégien s'est rendu compte qu'après 18. Fxd3 cxd3, tout est perdant :
(a) 19. Fc1 Cc4 est écrasant ;
(b) 19. Db3 Cd5 finit par faire déborder les digues ;
(c) si la Dame et le Fou ne bougent pas, Ta5-a1+ suivi de Ta1-a2 réalise l'alignement mortel de la Tour, de la Dame et du Roi.
28... Cd5 29. Fc1 b4 30 Df2 ... et, s'apercevant de l'inanité de poursuivre, les Blancs abandonnèrent sans attendre la suite, qui aurait pu être 30... bxc3 31. Txg7+ Dxg7 32. g4 Ta1 33. Fb2 cxb2 34. Dxb2 Tb1 35. Da3 fxg4 36. f4 Ce3 37. Rd2 Cxd1 38. f5 Fxf5 39. Dc5 c3+ 40. Re2 c2 41. Rd2 c1=D+ 42. Dxc1 Txc1 (-17.63 Stockfish 6 10'
) ou 30... Ta1 31. Txg7+ Dxg7 32. Fb2 Ta2 33. cxb4 c3 34. Fc1 Txf2 35. Rxf2 Da7 36. b5 Da1 37. Fa3 Dxa3 38. Rg3 Dc1 (-18.55 Stockfish_14053109_32bit 5'
)
0-1
Court-circuit. L'attaque téméraire a été patiemment repoussée sans que Balogh ne perde jamais de vue la lutte pour la prédominance sur la cinquième rangée et, au-delà d'elle, l'impératif de contre-jeu noir sous la forme d'une pénétration en profondeur du camp de l'assaillant.
Pour la petite histoire, voici le résultat final du match Hongrie-Norvège.
Il n'a fait que confirmer, échiquier par échiquier, les pronostics d'avant-match établis à l'appui des classements Elo
, puisque tous les outsiders ont dû s'incliner au bout du compte face à ceux qui, sur papier, leur étaient supérieurs.
Au terme du Championnat d'Europe des Nations 2015, la Norvège se contenta d'une modeste 21ème place avec ses 4 victoires, 4 défaites
et 1 match nul. Quant à la Hongrie, son accession à la marche la plus basse du podium fut obtenue à l'aide d'un meilleur départage par rapport à l'équipe de France, notamment en raison de l'excellente performance de son Echiquier #4
, un certain ... Csaba Balogh (+2 =3 -0
contre une moyenne Elo
de 2581).
C'est que souvent en effet, les performances collectives d'une équipe dépendent de la prestation de ses maillons réputés les moins forts.