7ème Ronde du Tournoi de Tachkent, 28 octobre 2014
Le Grand Prix 2014-2015 est une série de quatre tournois de très haut niveau organisés par la Fédération Internationale des Échecs (FIDE) ; outre un confortable prize money qui assure la professionnalisation de ce sport, le Grand Prix FIDE attribue deux places en vue du Tournoi des Candidats 2016, lequel est censé désigner le Challenger du Champion du Monde, le Norvégien Magnus CARLSEN.
La première levée du Grand Prix FIDE 2014-2015, à laquelle Anish Giri n'avait pas pris part, avait eu lieu à Bakou (Azerbaïdjan) du 1er au 15 octobre 2014 avec la victoire ex aequo de Fabiano CARUANA (Italie) et Boris GELFAND (Israël).
Tachkent constituait la deuxième étape, dans la foulée, puisque la Galerie des Beaux Arts de la capitale de l'Ouzbékistan accueillit l'élite mondiale du 21 octobre au 3 novembre 2014.
Lors des six premières rondes, Giri avait conclu autant de parties nulles.
Sans être irrémédiablement distancé, le fait est que ses chances de revenir en tête du classement étaient plutôt minces : Dmitry ANDREIKIN (Russie), futur vainqueur du tournoi, et Hikaru NAKAMURA (États-Unis) caracolaient déjà avec + 2
, alors que Shakhriyar MAMEDYAROV (Azerbaïdjan) et Maxime VACHIER-LAGRAVE (France) en étaient à + 1.
Face à Sergeï KARJAKIN (Russie), qui était encore plus largué que lui à - 1
, la septième ronde était peut-être la dernière occasion à saisir par Anish Giri pour espérer malgré tout se rapprocher du peloton de tête. Pour autant que son adversaire lui joue 1. e4, il y avait là une opportunité en or de tester sa nouveauté théorique dans la Variante Taïmanov face à un joueur ayant à l'époque un Classement Elo
pratiquement identique au sien.
Le fait est que Sergeï commença la partie par le coup caméléon 1. Cf3 ; dès lors, pour espérer retomber dans un schéma de Défense Sicilienne, Giri devait répondre par 1... c5.
Et - chance! - le Russe opta pour 2. e4, ce qui permit aux deux joueurs de dérouler la Variante Taïmanov jusqu'au point d'expérimentation souhaité par le jeune Néerlandais : 2... e6 3. d4 cxd4 4. Cxd4 Cc6 5. Cc3 Dc7 6. Fe3 a6 7. Df3 Ce5 8. Dg3 h5 (N)
Diagramme 6 (rappel)
Né en Crimée (Simferopol) peu avant la disparition de l'Union Soviétique (12.01.1990), Sergeï KARJAKIN (photo ci-dessous) fit ses classes de manière spectaculaire sous les couleurs ukrainiennes, au point de devenir à 11 ans et 11 mois le plus jeune GMI
du monde.
Le 25 juin 2009, il prit la nationalité russe, peu après avoir remporté son premier Super Tournoi, le Corus Toernooi 2009 dans la station balnéaire de Wijk aan Zee (Pays-bas).
Joueur de tout grand calibre (en effet, il venait de terminer deuxième derrrière Viswathan ANAND (Inde) du Tournoi des Candidats 2014), Karjakin perçut d'instinct que la poussée h5 comportait la menace d'un nouveau gain de tempo
sur sa Dame par h5-h4. Or, empêcher cela par un coup tel que 9. h4 ne lui plaisait guère.
En effet, après le coup de blocage 9. h4 (tels deux béliers
les pions h se heurtent mais s'annihilent mutuellement), la position désormais malheureuse de la Dame en avant du pion g3 aurait créé une case faible
pour les Blancs en g4, avec la circonstance aggravante que g4 devienne après 9... Cf6 une case forte
pour les Noirs.
Toujours du point de vue des Blancs, avec des pions disposés en e4-f3-g2-h4 ou en e4-f4-g2-h4, les possibilités de levier
(= de propositions d'échanges de pions) permettant d'ouvrir les colonnes de l'Aile Roi deviendraient inexistantes. Or, dans la Variante Taïmanov, si la colonne c appartient aux Noirs, c'est toute l'Aile Roi qui, en théorie, doit devenir le terrain de jeu priviligié des initiatives blanches.
Dès lors, ne pouvant pas mécaniquement empêcher un éventuel h5-h4 qui l'obligerait jouer sa Dame pour la troisième fois en quatre coups (après 7.Df3 et 8.Dg3), Karjakin préfèra lui procurer une case de fuite
. Il joua donc 9. f3.
tempo
par 9. f4 ; s'ils se ravisaient et voulaient chassertempi
pour exécuter une seule et même idée ;point de vue positionnel
, le Ff1 et la Th1 n'ont pas vraiment accès à court terme à une bonne case de développement ;En résumé, le coup de Karjakin n'était ni le plus rapide (9. f4 conservait tous les avantages de 9. f3), ni le plus efficace de son point de vue.
En revanche c'était un coup qui était censé lui procurer un déroulement de partie paisible et sans nouvelle surprise.
La crainte d'un joueur tel que Karjakin face à une situation de jeu totalement nouvelle, c'est de se montrer trop agressif en ayant la vanité de vouloir démontrer sur l'échiquier sa capacité à réfuter les conceptions de jeu de ses adversaires. Le risque est se heurter ainsi à d'autres complications tactiques
, inattendues pour lui-même, mais forcément déjà décortiquées à l'envi à la maison par son adversaire.
Il y a en effet de fortes probabilités que pour faire face au coup plus évident 9. f4, Giri aurait disposé d'une panoplie de coups encore moins prévisibles, ... mais parfaitement domptés par le Metal Friend au bout de longues heures de cogitations.
Karjakin a donc voulu assurer l'essentiel : (a) sécurité pour sa Dame (b) structure de pions sans faiblesse.
Reportant la discussion théorique à un stade ultérieur de la partie, Karjakin souhaitait sans doute pouvoir démontrer à terme que 8... h5 avait également concédé une case faible
(g5), ainsi que le choix encore à faire par les Noirs entre deux maux :
pion faible
(g7) ; faible, parce qu'il doit demeurer sous la protection du Ff8 tant que la Dame peut rester sur la colonne g ;case faible
(f6, en plus de g5) si les Noirs soulagent la pression par g7-g6.La partie continua par : 9... b5 10. O-O-O d6 11. f4 Cg4 12. e5 dxe5 13. fxe5 Cxe3 14. Dxe3 Fd7 15. Fe2 g6
r3kbnr/2qb1p2/p3p1p1/1p2P2p/3N4/2N1Q3/PPP1B1PP/2KR3R w q - 0 16
Par leur traitement prudent, les Blancs ont pu conserver leurs atouts traditionnels dans la Variante Taïmanov :
Cependant, les Noirs conservent toujours tout leur potentiel pour égaliser, du moins à condition :
La lutte s'annonçait dès lors plutôt longue, ce qui répondait à la fois au but de Karjakin (= ne pas sortir de l'ouverture avec une position prématurément saccagée par une pointe tactique
(= combinaison) de son adversaire mieux préparé), mais aussi à celui de Giri, à savoir ne pas être démoralisé par une rapide démolition
de son innovation théorique dès sa première mise en application.
Anish pouvait néanmoins être déçu de ne pas avoir pu tester ce qu'il avait préparé contre des réponses plus acérées que 9. f3.
What a pity, to introduce a novelty and to lose anyway. As a poor woman said, who refused to prepare her sick husband some chicken soup: 'My husband will die anyway and then I will be left with neither a husband nor a chicken!'
(Gennadi SOSONKO, "Sosonko's corner: a personal view on the chess opening" in "New in Chess Yearbook" n° 60, page 13/236, Interchess BV, Alkmaar, 2001)
La partie se solda par une défaite pour Anish Giri en 42 coups, mais elle résulta d'une bévue commise au 28ème coup dans une position jusqu'alors assez équilibrée.