Magnus CARLSEN (Norvège) - Evgeny TOMACHEVSKI (Russie)
Dans la Leçon 2 consacrée aux améliorations théoriques dans les ouvertures introduites à l'aide de l'ordinateur, deux parties d'Anish GIRI (respectivement contre l'Azéri Teimour RADJABOV et le Croate Ivan SARIC) avaient permis de présenter l'un des tournois les plus importants du circuit mondial, qui se dispute traditionnellement en début d'année dans la cité balnéaire de Wijk aan Zee.
Comme l'année précédente, le Champion du Monde a commencé la compétition sur un mode mineur, en alignant quatre parties nulles d'affilée. Puis, il signa sa première victoire en battant avec les Noirs le routinier septuple champion des Pays-bas Loek VAN WELY, qui depuis vingt ans réussit la prouesse de demeurer au-dessus de la barre des 2600 Elo
.
En 2016, les organisateurs ont néanmoins tenu à ce que deux des treize rondes se disputent dans d'autres villes des Pays-bas, à savoir à Amsterdam et à Utrecht.
Allait-il rééditer sa série de six victoires d'affilée de l'année précédente ? Telle était la question que se posaient les commentateurs à l'orée de la sixième ronde.
Très talentueux au demeurant, Evgeny TOMACHEVSKI est davantage considéré comme l'un des piliers de l'équipe russe, celui qui est à même d'assurer au minimum la partie nulle contre les adversaires les plus huppés et de vaincre pratiquement à coup sûr les joueurs un peu moins cotés. Une valeur sûre, un routinier en quelque sorte. Cette solidité lui avait d'ailleurs permis de remporter invaincu le tournoi du Grand Prix de Tbilissi en février 2015 (avec 1 1/2 point d'avance au bout de 11 rondes - excusez du peu !), puis la Superfinale du Championnat de Russie en août 2015 à Tchita.
Quoique plus âgé de trois ans, Tomachevski n'avait jamais rencontré Magnus CARLSEN en partie disputée à cadence normale : une partie en Blitz et une partie en semi-rapide au Mémorial Tahl à Moscou en 2012, une partie au World Rapid de Dubai en 2014 et une autre au World Rapid de Berlin en 2015, avec un résultat de +0 =2 -2
. Pour la petite histoire, Carlsen avait joué 1. c4 et 1. e4 avec les Blancs, et Tomachevski avait respectivement choisi la Partie Anglaise
(1... e5) et la Défense Caro-Kann
(1... c6) pour y faire face.
1. d4 Voilà ! Oublions d'entrée d'effectuer des recherches parmi les parties rapides.
1... Cf6 2. Cf3 e6 3. Ff4 b6 Sous le signe de la temporisation : les Noirs se refusent à prendre pied au centre tant que les intentions adverses ne sont pas connues.
4. e3 Fb7 5. h3 Mais le Norvégien se construit patiemment sa zone d'influence.
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Son surnom parmi ses pairs russes est d'ailleurs "Le Professeur".
Comment donc allait se comporter Carlsen face à un joueur qui semblait avoir adopté ces derniers temps une approche du jeu assez similaire à la sienne ?
Position après 5. h3
Les Fous transpercent déjà l'Aile Dame noire et le dernier coup vient de réduire à la seule case e4 l'espoir d'irruption de pièces légères au centre au seul Cf6-e4.
Et après 5... Fe7 6. Fd3 c'est également la case e4 qui est contestée.
6... O-O 7. O-O c5 8. c3 Cc6 9. Cbd2
À nouveau le Système Colle ! Mais avec cette fois le Champion du Monde aux manettes.
Comparons le set-up adopté par Tomachevski par rapport à celui choisi dans la partie du mois de décembre 2015.
(à gauche : position après 11. Fd3 dans la partie Kramnik-Sjugirov ; à droite : position après 9. Cbd2 dans la partie Carlsen-Tomachevski)
L'approche d'Evgeny est sensiblement plus prudente : son pion d est resté sans les starting blocks et aucune colonne (contre trois colonnes pour Kramnik-Sjugirov) ne s'est ouverte. Certes, le Roi est à l'abri - et non dans le courant d'air de la colonne e -, mais force est de constater que Carlsen avec les Blancs n'a ici rien à craindre et il se pourrait qu'il puisse se mettre à prochainement construire quelque menace.
Le Russe se dit donc qu'il doit combler son retard de développement et proposer l'échange des Fous de cases noires : 9... d5 10. De2 Fd6
9. Tfe1 (+0.09 Stockfish 6 120"
) Toujours ce tranquille renforcement des forces avant d'envisager la moindre rupture ; un autre plan aurait été d'accepter l'échange par 9. Fxd6 Dxd6 et de prendre tout de suite pied au centre par 10. e4 (+0.15
), mais les Noirs disposeraient sans doute alors de plusieurs possibilités d'échanges leur permettant de relâcher la tension.
Cette montée dans les tours constitue un élément de la guerre psychologique qui s'est instaurée depuis le début de la partie. Le signe le plus tangible de celle-ci est que Tomachevski consacre de nombreuses minutes à chacun de ses coups. Or, 11... Ce7 12. Tad1 Cg6 ne sont, il faut bien l'avouer, pas vraiment des coups qui modifient fondamentalement les contours de la position ou qui impliquent des calculs de variantes.
Son retard à la pendule est de près de 3/4 d'heure : il ne reste plus à Evgeny qu'une quarantaine de minutes pour atteindre le contrôle de temps du quarantième coup ; du point de vue de Magnus, la substance de la partie n'a pas encore vraiment nécessité de choix stratégique. Lisons cet extrait du compte rendu du site Chess 24
Traduction de ce qu'a dit Carlsen à l'interview : "Je pense que Cg6 est déjà une erreur conceptuelle - du moins, c'est une imprécision.
Ma position est plus facile à jouer et je pense qu'il aurait sûrement pu mieux se défendre après cela, mais déjà [à partir de la position
du diagramme] le jeu des Blancs est plus agréable."
Vif, il dégage la position en fonction de son intérêt, celui d'occuper la case e5 par son Cavalier : 13. Fxg6 hxg6 14. Fxd6 Cxd6 15. Ce5, puis adopte l'attitude tranquille de se croiser les bras, car, visiblement, il y a lieu pour lui d'attendre et de voir.
Du point de vue de l'ordinateur, la position n'est que très marginalement (+ 0.21 Stockfish 6 30"
/ + 0.24 Stockfish 6 120"
) favorable aux Blancs, mais c'est sans doute la passivité de sa position qui afflige le plus le Russe, et peut-être aussi le fait qu'il imagine qu'il n'y ait pas de pire situation que de se retrouver dans une position atone face au Mozart des Échecs ; même l'ordinateur ne considère que les peu exaltants Ta8-c8 (+ 0.19
), Dd6-c7 (+ 0.22
), Dd6-d8 (+ 0.23
) ou même Tf8-e8, Rg8-h7 ou Tf8-c8 (tous à + 0.26
)
Alors notre challenger essaie de surprendre par 15... g5 mais, quasiment du tac au tac, il se voit répliqué 16. f4 gxf4 17. Tf1. Du coup, il se retrouve à nouveau plongé dans un océan de perplexité.
r4rk1/pb3pp1/1p1qpn2/2ppN3/3P1p2/2P1P2P/PP1NQ1P1/3R1RK1 b - - 1 17
Position après 17. Tf1
Car si les Noirs disposent d'un pion de plus, leur roque est soudain en plein courant d'air.
En revanche,
Que jouer pour éviter l'asphyxie ?
17... fxe3 et tenter de s'accrocher au pion de plus au risque de manœuvrer longtemps dans un espace confiné ?
Rendre le pion par 17... f3 18. Txf3 et tenter de déloger le Ce5 par 18... Cd7 pour - à nouveau - subir ?
À l'heure de ce nouveau choix, alors même que les minutes commencent à s'égrèner dangereusement, c'est l'élimination du Cavalier avancé qui apparaît comme le plus urgent. Du coup, ce qui devait arriver arrive, et le boomerang norvégien revient toujours plus vite ... 17... Cd7 18. Dh5
Alerte ! La Dame est entrée dans la forteresse ! Marche arrière, toute !
18... Cf6 19. Dh4 C'est la catastrophe. La Dame semble là pour longtemps, et même le Cf6 ne peut plus se mouvoir : il faut que les Dames s'échangent au plus vite ! => 19... Dd8 (sur 19... fxe3 , Carlsen révéla à l'interview qu'il avait envisagé le cinglant 20. Txf6) 20. Txf4 Ce4 (position atteinte dans le diagramme, ci-dessous à gauche)
Notez y déjà que les Blancs ont atteint leur objectif, celui d'accumuler leur force vers la colonne h. Même la Tour d1 peut amener des renforts. Quant au Cavalier e5, il trône toujours, impérial au milieu de l'échiquier. Le Cavalier noir a quant à lui perdu 3 tempi
(17... Cd7 18... Cf6 et 20... Ce4) ; quant à la flèche bleue, son sens vous apparaîtra après les échanges qui se mettent à pleuvoir.
21. Cxe4 Dxh4 22. Txh4 dxe4 23. dxc5 bxc5 24. Td7 (diagramme, ci-dessous à droite)
Outre monter à l'assaut via f1, la Tour d1 pouvait aussi défoncer les lignes adverses en demeurant sur la colonne d.
À présent, la position noire s'écroule : le Fb7 est en prise
et les pions c5 et e4 (ou c5 et e6, si les Noirs jouaient f7-f5) semblent autant d'oiseaux pour le chat.
Rappelons le commentaire qui avait été fait précédemment :
Cette montée dans les tours constitue un élément de la guerre psychologique qui s'est instaurée depuis le début de la partie. Le signe le plus tangible de celle-ci est que Tomachevski consacre de nombreuses minutes à chacun de ses coups. Or, 11... Ce7 12. Tad1 Cg6 ne sont, il faut bien l'avouer, pas vraiment des coups qui modifient fondamentalement les contours de la position ou qui impliquent des calculs de variantes.
L'art de Magnus Carlsen ne serait-il justement pas de jouer des coups qui, sans avoir l'air d'y toucher, placent son camp dans une situation suffisamment favorable que pour causer un déséquilibre une douzaine de coups plus tard, une fois les lignes dégagées ?
Apparemment en effet, cela ressemble à de l'art, car le coup 12. Tad1 a été joué par le prodige après une réflexion quelque peu appuyée certes (5'03") mais tout de même assez brève au vu des deux heures dont il disposait pour gérer ses quarante premiers coups ; de fait, la réflexion la plus longue de Carlsen fut à peine plus grande : 6'27" avant de procéder à l'échange 13. Fxg6. Les mauvaises langues diront toutefois qu'il avait profité des vingt-et-une minutes du coup précédent de Tomachevski (l'assez prévisible 11... Ce7) pour anticiper bon nombre des circonvolutions stratégiques qu'allait connaître la partie.
Le fait est néanmoins qu'après 30 secondes, l'ordinateur préfère la simplification immédiate 12. Fxd6 (+ 0.32
) à 12. Tad1 (+ 0.18
) ; il en va de même après deux minutes (+ 0.17
contre + 0.08
) ... et même plus nettement encore après un temps de réflexion égal à celui que s'est accordé Carlsen (5'03" : + 0.33
contre + 0.12
), le coup 12. Tad1 ayant été rejeté au quatrième rang après 12. Fxd6, 12. Fc2 (avec cette idée de muter ce Fou sur la diagonale a4/e8) et 12. Ce5. Il est donc possible que l'ordinateur n'aurait pas saisi non plus la profondeur de la pensée du Champion du Monde à un stade aussi préliminaire de la partie.
Il est à rappeler enfin que, dans son interview post mortem, Carlsen avait discerné dans le plan de déplacer le Cavalier de c6 en g6, [if not] a conceptual mistake - at least an inaccuracy
, et que son douzième coup se trouve en plein milieu (en travers) de l'exécution de ce plan ...
Tout ceci posé, peut-on dès lors définir ce douzième coup des Blancs comme autre chose que l'un de ces rares traits de génie dont semble si coutumier l'ami Magnus ?
24... Tab8 25. b3
Le troc du pion a noir contre le pion b n'étant même plus possible, les Noirs s'efforcent de prévenir une attaque de majorité
(de 3 pions contre 2) à l'Aile Dame par 25... a5.
Mais, comme on le pressentait, l'oiseau pour le chat c5 périt déjà : 26. Tc7 a4 Se pourrait-il donc que les Noirs préfèrent que ce soit a4 qui tombe au champ d'honneur ? - "Bien, bien ! Ce n'est que du bonheur...", doit se dire Carlsen.
27. bxa4 Fa8 (27... Fd5 n'y changerait pas grand' chose) 28. a5 Tb7 29. Txc5 Ta7 30. Cc4
Les Blancs ont déjà deux pions de plus, qui sont d'ailleurs des pions passés éloignés
par rapport au Roi noir.
Et la situation à la pendule est ce qu'elle est.
C'est plié : 1-0.
"Another one for the textbooks. A model game of positional domination" (Commentaire en direct de Yasser SEIRAWAN)
(Traduction : "Encore une [partie] à ranger dans les florilèges : une partie modèle de domination positionnelle."