Les Blancs ont bien évidemment tout de suite vu qu'ils conserveraient un assez net avantage
(de l'ordre de la valeur d'un pion selon Stockfish 6 - 5 minutes d'analyse
)
s'ils obtempéraient à l'avis d'expulsion signifié par la Tour à leur Dame.
Wojciech MORANDA - Bartosz SOCKO
Polish Championship Ekstraliga, Wroclaw, 08.05.2011
1r2r1k1/pQ3ppp/8/q2p4/2nN4/1PR1P1P1/5P1P/2R3K1 w - - 0 22
(Position atteinte après 21... Tab8)
Un joueur d'Échecs, dès lors qu'il dispose de suffisamment de temps à la pendule - et c'était à ce moment de la partie le cas pour Wojciech Moranda -, peut se mettre à analyser davantage les potentialités de la position.
Nous avons vu dans d'autres leçons certaines des considérations qui balisent le processus d'analyse aux Échecs, comme par exemple :
Pour Moranda, l'examen des pièces en l'air
des deux camps, à ce moment-ci de sa partie, pouvait - qui sait? - valoir son pesant d'or.
Le tableau des pièces en l'air (hanging pieces)
Une pièce est en l'air
(1) quand elle est située sur une case où elle n'est pas protégée ("couverte") par une pièce appartenant à son propre camp.
Cet inventaire est vite fait : les Tours des deux camps se protègent entre elles, les Cavaliers sont gardés par un pion et les Rois veillent et comptent sur l'abri offert par les pions des roques.
Le pion b3 est couvert par le Cd4 et la Tc3 ; les pions a7 et d5 sont tenus par la Da5.
Les seules pièces qui sont susceptibles d'être considérées comme en l'air après l'application du critère (1) sont les deux Dames.
Dans cette position, il n'y a donc que deux pièces suspectes d'être en l'air : Db7 et Da5
Une pièce est également en l'air
(2) si elle n'a pas accès à une case d'où on pourrait l'attaquer
Typiquement, les règles du jeu d'Échecs créent en effet une série d'asymétries d'accès aux cases liées à la marche des figures
.
En effet,
Il est en effet évident qu'une attaque de la part d'une pièce qui est située sur une case à laquelle on n'a pas soi-même accès constitue une faiblesse défensive.
A contrario, une Dame qui serait menacée par un Fou (ou comme dans le Diagramme 8 par une Tour) qui "marche" comme elle peut toujours envisager de la prendre (sacrifice
) afin d'annihiler l'attaque et/ou d'en retirer un avantage décisif (combinaison
).
Quelles sont les cases inaccessibles pour nos deux pièces (suspectes d'être) en l'air, et d'où une pièce adverse pourrait venir les attaquer ?
La Dame blanche en b7 ne doit se méfier spécifiquement (parce qu'elle ne pourrait pas se faire justice elle-même en prenant l'agresseur) que de la case d6 à laquelle le Cc4 pourrait avoir prochainement accès ; mais ce n'est pas aux Noirs de jouer ...
La Dame noire en a5 est, elle, susceptible d'être attaquable en un coup par Cd4-c6.
En outre, ce Cavalier, une fois en c6 mènerait une attaque double
ou fourchette sur la Da5 et la Tb8.
Dès lors, la conclusion de son examen attentif des pièces en l'air s'imposa à Moranda comme une évidence : 22. Dxb8
Diagramme 9 : position après 22. Dxb8
C'est en effet un pseudo-sacrifice
: la fourchette en c6 prendra à la gorge une Dame noire qui, en l'air, n'a eu le temps de ne rien prendre, alors que la Dame blanche s'est déjà amplement servie en mangeant la Tb8 et que le Cavalier viendra rafler la deuxième Tour.
Comme, la menace est 23. Db8xe8# (mat du couloir), les Noirs doivent jouer (coup forcé) 22... Txb8 (Diagramme 10 ci-dessous à gauche) et il suit 23. Cc6 (Diagramme 11 ci-dessous à droite)
Diag. 10
Diag. 11
Puis, il suit : 23... Db5 24. Cxb8 (Diagramme 12 ci-dessous à gauche) et enfin 24.... Dxb8 (Diagramme 13 ci-dessous à droite)
Diag. 12 Diag. 13
Le point commun des Diagrammes 8 à 13, mais aussi du Diagramme 3 (position après 20. b3), c'est que le pion b3 a continuellement menacé de prendre le Cavalier c4. Arrive donc le moment tant attendu par les Blancs où leur menace du 20ème coup est suivie d'effet.
Diagramme 14 : position après 25. bxc4
Socko s'aperçoit alors qu'il ne peut pas reprendre du pion.
Diagramme 15 : situation si les Noirs échangeaient les pions centraux
En effet, sur 25... dxc4?? 26. Txc4 (Diagramme 15), la menace persistante du mat du couloir
qui préexistait sur les Diagrammes 5, 8 et 9 permettrait aux Blancs de gagner la Dame contre une seule de leurs Tours.
En vérité, c'est donc bien la menace de mat du couloir, qui, planant pendant une demi-douzaine de coups, a permis aux Blancs de se procurer une avantage décisif.
Décisif en effet, car Bartosz Socko joua 25... Dd6 (+3.39 Stockfish 6 30"
; mais 26... h5 + 3.34
et 26... Rf8 + 3.34
sont équivalents),
puis la partie se termina rapidement après 26. cxd5 h5 (1-0 en 36 coups), car la Dame s'avéra incapable d'arrêter les deux pions blancs centraux d5 et e3 soutenus par les deux Tours liées.
Est-il si difficile de repérer une fourchette ?
Apparemment : non - c'est même une technique d'entraînement de la part des plus grands joueurs que de mémoriser des schémas de positions dans lesquelles une combinaison caractéristique (telle que la fourchette, par exemple) est susceptible de se reproduire mutatis mutandis et d'être recyclée dans leurs propres parties.
Le 14 mars 2015, invité à l'Indian Today Conclave, l'ex-Champion du Monde Viswanathan ANAND en a fait une brillante démonstration, en expliquant à un public stupéfait pourquoi il se rappelait encore l'une des innombrables parties du match ayant opposé Alexander ALEKHINE (France) à Machgielis EUWE (Pays-bas) en 1937, titre mondial en jeu.
L'extrait à visionner commence 8 minutes 40 après le début de la conférence - et le plus extraordinaire advint lorsque le Tigre de Madras (Anand est en effet originaire de Chennai) signala incidemment que la position avec une fourchette du Cf7 sur le Rh8 et la De5 avait totalement échappé à Alekhine, mais qu'elle lui était devenue un objet d'étude incontournable depuis le début de sa propre carrière en Inde, à la fin des années '80. Puis lorsqu'il montra que dans une partie entre Tigran PETROSSIAN (U.R.S.S.) et Boris SPASSKY (U.R.S.S.), également pour le titre mondial en 1966, se reproduisit exactement le même schéma (avec toutefois la Dame en g5 au lieu de e5), et encore une fois dans son propre match de Championnat du Monde contre le Hongrois Peter LEKO en 2008 !!
Contrairement à Alekhine, c'est en effet instantanément que Petrossian et Anand jouèrent le coup (Dxh8+) qui leur procurait le gain.
Et si on se faisait la main ?