2015-09-20

Coupe du Monde 2015. Quatrième Tour. Partie 1.

Shakhriyar MAMEDYAROV (Azerbaïdjan) - Fabiano CARUANA (États-Unis)

Depuis 2005, la FIDE a systématiquement intégré dans le Cycle du Championnat du Monde un tournoi à élimination directe, sur le mode des tournois de tennis.

Cependant, vu le nombre de manches et de jeux qui la composent et même d'échanges à remporter pour décrocher ne serait-ce qu'un seul de ses jeux, une rencontre de tennis se joue rarement sur un seul point, de sorte que, statistiquement, les surprises y sont assez rares.

Par contre, il suffit parfois d'une seule erreur pour ruiner une partie d'Échecs, et ce, même dans une position très avantageuse patiemment construite.

La formule de la Coupe du Monde a donc ses détracteurs. Pourtant, comme au tennis, le palmarès a, jusqu'à présent toujours permis l'émergence d'excellents joueurs.

Et, de fait, le tableau des huitièmes de finale de l'édition 2015 de la Coupe du Monde a présenté une affiche pour le moins alléchante, les seules disparitions prématurées marquantes ayant été celles de de Boris Gelfand, challenger du titre mondial en 2012 (1er Tour), de Levon Aronian, confortable vainqueur de la Sinquefield Cup à Saint Louis en août 2015 (2ème Tour) et de Vladimir Kramnik (3ème Tour), à chaque fois à la suite de départages à cadences semi-rapides.

Plus que le principe de l'élimination directe, c'est davantage la qualité de jeu qui est souvent mise en cause, certains adversaires optant pour de brèves parties nulles dans les deux rencontres à cadence "longue" afin de tout miser sur leur dextérité en blitz. Or, comme le soulignent les puristes, les parties rapides, ce n'est plus alors vraiment le même sport ...

Les perles sont plutôt rares dans ce genre de tournoi et les grossières erreurs nombreuses, comme allait le démontrer à l'envi la finale 2015 que se disputeraient Peter Svidler et Sergeï Karjakin (+4 =0 -6) : raison de plus pour sélectionner une pépite dès lors qu'elle se présente, comme en ce beau dimanche 20 septembre 2015 à Bakou devant un public azéri tout acquis aux exploits de son local matador dans une partie à cadence normale.

1. d4 Cf6 2. c4 g6 3. Fg5

Ce coup s'écarte des chemins traditionnels de l'Est-Indienne, en ce sens qu'il incite à un jeu du chat et de la souris entre le Fou et le Cavalier, rien n'empêchant toutefois les Noirs de se contenter d'un développement normal par 3... Fg7 pour conserver intactes leurs possibilités de prendre pied au centre.

3... Ce4 4. Ff4 c5 5. Dc2 Da5+ 6. Cd2 f5

Tout en restant formellement dans une E60 King's Indian Defence, le coup 6... f5 fait furieusement penser au système dit de Leningrad de la Défense Hollandaise (1. d4 f5 2. c4 Cf3 3. g3 g6 4. Fg2 Fg7 5. Cf3), du moins en ce qui concerne la formation noire ; par contre, les Blancs ont pris quelques tempi de retard.

À la grande surprise des commentateurs de cette partie, une telle position, quoique ne survenant qu'après douze demi-coups à peine, ne s'était produite précédemment qu'à trois reprises.

• Au Tournoi de Reykjavik, 1991, une partie de haut niveau entre l'Anglais Jonathan SPEELMAN (Elo 2630) et l'Estonien Jaan EHLVEST (Elo 2605) avait continué par 7. Cf3 ("[This move] does not give White any theoretical advantage" - Daniel King) cxd4 8. Cxd4 Fg7 9. Cb3 Da4 10. Cxe4 fxe4 11. g3 Cc6 12. Fg2 +0.39 Stockfish 6 10' (1-0, 26.) ;
• au moins relevé Open de Val Thorens de 1995, l'Ouzbek Alexeï BARSOV (Elo 2445) préféra, comme Mamedyarov, 7. f3 face au MI (Elo 2380) local François VAREILLE (nulle, 35.) ;
• enfin, plus récemment (2011), l'Ukrainien Sergeï OVSEJEVITSCH (Elo 2582) testa 7. e3 contre le MI (Elo 2411) Norvégien Torsten BAE à l'Open Hilton de Bâle, et obtint une position égale après 7... Fg7 8. Cf3 Cc6 9. d5 e5 10. Fg3 Cb4 11. Db1 d6 +0.00 Stockfish 6 10' ; son adversaire aurait cependant dû obtenir une position supérieure via 11... Cxg3 -0.45 (1-0, 48.)

Rien de bien tranchant du point de vue de la théorie des ouvertures, par conséquent, mais un jeu où les Blancs doivent sans cesse chercher à gagner de l'espace au centre avant que les chaînes de pions ne s'encastrent et limitent leur marge de manœuvre.

7. f3 Cf6 8. d5 d6 9. e4

Le point de vue de Daniel King est qu'à ce stade, le développement des Noirs est plus rapide et aisé que celui des Blancs. Pourtant, c'est ici que le 4ème Elo mondial (2808) devenu récemment citoyen Américain adopta une stratégie qui le conduisit assez rapidement à une impasse sur l'Aile Dame.

9... Ca6

r1b1kb1r/pp2p2p/n2p1np1/q1pP1p2/2P1PB2/5P2/PPQN2PP/R3KBNR w KQkq - 1 10

Comme on s'en apercevra rapidement, ce Cavalier ne jouera plus de rôle significatif dans la partie. Sans doute la conception des Noirs était-elle de viser la case b4, avec des menaces sur a2, c2 et d3, ... mais dans cette configuration, quel apport concret pourrait bien être celui d'une Dame nichée sur la case a5 ?

Et précipiter le Cavalier dans le camp adverse sans l'avoir pourvu d'un soutien d'un Fou ne mène-t-il pas à rien ?

10. Ce2 fxe4 11. fxe4 Fg7 12. Cc3 O-O 13. Fe2 Ch5

r1b2rk1/pp2p1bp/n2p2p1/q1pP3n/2P1PB2/2N5/PPQNB1PP/R3K2R w KQ - 5 14

Une deuxième option stratégique discutable de la part de Fabiano Caruana : certes, le dégagement de la colonne f tire parti du fait que les Blancs n'ont toujours par effectué le roque, mais le positionnement du deuxième Cavalier noir à la bande ne contribue-t-il pas à le marginaliser lui aussi ?

Et après l'attaque du pion arriéré e7 par 14. Fg5 survient le troisième choix critiquable des Noirs : plutôt que de

• menacer d'échanger le pion faible e7 contre un pion du roque g2 au moyen de 14... Cf4 (+0.04 Stockfish 6 30")
• (d'autant qu'après 15. Fxf4, 15... Txf4 affermit la suprématie des forces noires à l'Est) ;
• prendre pied au centre et interdire le petit roque adverse par 14... Fd4 (+0.27) ;
• chercher à miner la structure de pions blanche par 14... e6 (+0.31) ;
• mettre les Tours rapidement en liaison au prix d'un pion par 14... Fd7 (+0.33),

Caruana perd un tempo précieux à faire rebrousser chemin à sa Dame par 14... Dd8

Alors - bien sûr - la Tour règne-t-elle sans partage sur la colonne f, mais la Dame a été mobilisée pour préserver le pion débile e7.

Le retour sans gloire de la plus puissante pièce sur la rangée du fond exclut du même coup la Tour a8 des hostilités.

Pire : les Noirs ont ainsi définitivement renoncé à jouer un rôle sur l'Aile Dame, et rien n'entrave plus la liberté de mouvement des Blancs à l'Aile Dame, ni ne gêne l'exécution du grand roque. On ne voit plus dans ces conditions ce que l'ouverture de la colonne f comporte comme menace pour la sécurité du monarque du joueur caucasien.

Mais avant tout, Shakhriyar souhaite se donner deux garanties supplémentaires de développement serein de ses troupes :

1. il détruit les derniers défenseurs du roque adverse : 15. Fxh5 gxh5 ;
2. il ferme la colonne f avec 16. Cf3 (notons au passage l'esthétisme de la manœuvre : le Cc3 est venu de g1 [et non de b1] et le Cf3 de b1 ; ces deux tempi perdus ne se sont pas avérés néfastes)

De sorte qu'après 16... h6 17. Fe3 Fg4, il a le choix entre roquer long tranquillement (18. O-O-O) et roquer court pour venir porter la contradiction aux Noirs sur leur seul véritable fief, à savoir sur la colonne f.

18. O-O est devenu un coup excellent, même sous la menace toujours présente de la Tour f8.

Il est évident que les Blancs émergent ainsi de l'ouverture avec une position supérieure.

r2q1rk1/pp2p1b1/n2p3p/2pP3p/2P1P1b1/2N1BN2/PPQ3PP/R4RK1 b - - 3 18

La défense du Roi noir s'annonce en effet extrêmement problématique, faute de défenseurs, à cause de la présence d'une formation {Dc2, Fe3} qui a déjà quasiment acquis la force de frappe de Fous Horrwitz et parce qu'il il ne faut pas trop compter sur la Tour a8 ni sur le Cavalier a6 pour venir efficacement à la rescousse.

La meilleure chance pour les Noirs, à en croire les calculs approfondis (10 minutes) de l'ordinateur, c'est d'essayer de refermer au plus vite la boîte de Pandore que constitue la colonne f par des échanges massifs sur la case f3 ; cependant, la position qui résulte de cette liquidation semble rester très favorable pour les Blancs : 18... e5 19. h3 Fxf3 20. Txf3 Txf3 21. gxf3 Df6 22. Dg2 Tf8 23. Tf1 Rh7 24. Rh2 Cc7 24. Tg1 Tf7 25. a3 b6 26. b4 Rh8 27. Tf1 Ca6 28. b5 Cc7 29. Qg3 Tf8 30. Tg1 h4. (+1.00)

Caruana, décidément assez peu guidé ce jour-là par l'instinct du danger, préféra ici 18... e6, mû peut-être par l'espoir de se débarrasser de la plus visible des faiblesses de sa position, mais aussi de faciliter en cas de besoin le transfert accéléré de ses pièces d'une aile vers l'autre.

À partir d'ici, c'est avec des moyens simples que Mamedyarov va concrétiser son avantage, et son implacable marche en avant arrachera des clameurs au public venu en nombre dans le Grand Ballroom de l'hôtel Fairmont, dans la tour nord des spectaculaires Flame Towers de Bakou.

19. Dd2 (menace 19. Fxh6) 19... Rh7

20. Tad1 (renforce la protection du pion d5, plutôt que d'abimer la structure de pions) 20... e5

21. Tf2 Cc7 22. Tdf1 Tb8 (les Tours se doublent sur la colonne f, alors que les Noirs ont perdu 2 tempi à préparer une poussée b7-b5 qui ... ne viendra jamais)

23. h3 (chasse le Fou) 23... Fd7

24. Ce2 (comme rien ne se passe sur l'Aile Dame, le Cavalier se prépare à venir en g3, puis en f5 ou en h5) 24... h4 (espère conjurer la venue du Cavalier en g3)

25. Rh2 (mais ce coup de Roi permet g2-g3 au coup suivant) 25... b6 (25... b5 est sans doute un peu meilleur)

26. g3

1r1q1r2/p1nb2bk/1p1p3p/2pPp3/2P1P2p/4BNPP/PP1QNR1K/5R2 b - - 0 26

Un grand potentiel détonnant s'est accumulé dans la zone d1-f3, et celui-ci est tout entièrement dirigé vers un Roi noir pratiquement livré à lui-même.

Ici, Caruana commit sa dernière erreur en jouant avec passivité 26... hxg3 (au lieu de 26... b5) puis, après 27. Cxg3, s'effaça avec résignation de la seule colonne où il était actif : 27... Tg8

Mais un coup tel que 26... b5 se serait tout autant avéré sans rapport avec les exigences de la position. De fait, seul le retour à toutes jambes de la Tour b8 et du Cavalier c7 vers l'Aile Roi eût pu maintenir un semblant de lutte.

"Some minutes ago, we had a look at the game Mamedyarov-Caruana. But now, it seems that something went terribly wrong for Caruana." (commentaire de "Miro" ( = Evgeny Miroshnichenko

) pendant la retransmission en direct) [Traduction : "Il y a quelques minutes, nous avions jeté un coup d'œil sur la partie Mamedyarov-Caruana. Mais maintenant, il semble que cela ait très mal tourné pour Caruana."]

De fait, la fin de la partie ne sera plus qu'une succession de passes, et la lutte tournera inexorablement en faveur du torero.

28. Ch5 (ouvre la colonne g et se prépare à gagner le pion h6) 28... Ce8 (28... Fxh3 29 Tg1 +3.86 Stockfish 6 30")

29. Cxg7 Cxg7 30. Fxh6

Le spectacle est au rendez-vous : le Néerlandasi Dirk Jan Ten Geuzendam, rédacteur en chef de la revue "New in Chess", et "Miro" sont aux premières loges : "It seems now that there are numerous ways to win this game."

(Traduction : "Il semble qu'à présent, il y a de nombreuses façons de gagner cette partie.")

30... Ch5 (ce Cavalier a fait le périple Cb8-a6-c7-e8xg7-h5 sans jamais servir à rien)

31. Cg5+ (premier échec donné par les Blancs et ouverture magistrale de la colonne f) 31... Rg6 (si 31... Rxh5, alors 32. Cf7+ gagne la Dd8)

32. Tg1 (la colonne g est tout aussi béante) 32... De7 33. Cf7+ (échec à la découverte) 33... Rh7

34. Fg5 De8 (et que dire de la Dame ! Son parcours Dd8-a5-d8-e7-e8 fut tout aussi peu productif que celui du Cb8)

35. De2 (menace 36. Dxh5 - pour la petite histoire, l'ordinateur détecte ici instantanément un mat en 7 coups) 35... Cxg7

36. Tf6 (mat en 6 : 36.... Th8 37. Th6+ Rg8 38. Txh8+ Rxf7 39. Tf1+ Ff5 40. Txf5+ Cxf5 41. Dh5+ Rg7 42. Dh7#) 36... Tf8

37. Th6+ (mat en 4 : 37... Rg8 38. Ff6 Dxf7 39. Dh5 Dg6 40. Th8+ Rf7 41. Dxg6#) 37... Rg8 38. Ff6 Txf7

39. Dh5 et c'est mat en 1, car il n'y a rien à faire contre 40. Th8 mat.

1-0 ¡Olé!

Évaluations fournies par Stockfish 6 30"

Le lendemain, Mamedyarov annula la deuxième partie avec les Noirs.

Il perdit ensuite son quart de finale 4-2 au départage contre le futur vainqueur, le russe Sergeï KARJAKIN.