Le dormeur du val est un des premiers poèmes de Rimbaud. Il a environ 16 ans lorsqu'il quitte le domicile familial de Charleville. Il écrira 22 textes dans un cahier qu'il confiera à son ami poète Paul Demeny. Pendant cette fugue, il erre en pleine guerre franco-prussienne. L'année suivante il demandera à son ami de détruire ce cahier: le jeune poète en effet a évolué dans sa vision de la poésie et renonce à tout romantisme et culte de la forme. Ce poème adopte la forme classique du sonnet, certes, mais on pressent toutefois une vision neuve de la poésie que Rimbaud développera au fil de ses années de poète.Maître du symbolisme qui fait du poète un voyant qui voit le monde derrière le monde, Rimbaud produit ici un texte qui se range davantage dans la poésie engagée que dans ce courant littéraire.
I - Un poème bucolique: l'omniprésence de la nature
La nature est omniprésente dans le poème, elle occupe intégralement le premier quatrain, et nous la retrouvons jusque dans le dernier tercet, le mot "val" du titre est repris au vers 4. Elle se caractérise par une impression de vie et de bonheur qui sollicite tous les sens. Les nombreuses notations visuelles décrivent avec précision le lieu ; comme dans un tableau, il y a un arrière-plan mis en place dans le premier quatrain : un « petit val » -reprise du titre-, décrit aussi comme un « trou de verdure », c’est à dire une vallée étroite qui donne l’impression d’un endroit abrité, une montagne, dans la direction de laquelle on peut voir le soleil – « de la montagne fière » est un complément circonstanciel de lieu –, une rivière ; un premier plan avec le dormeur, et les éléments surtout végétaux qui sont à échelle humaine : herbes, cresson, glaïeuls. Le poète opére ainsi un rapprochement qui s'achèvera sur un gros plan dans le dernier tercet
Impression de luminosité avec "les haillons d'argent" vers 2 ; renforcée au vers 3 et vers 13 par le soleil et dont la luminosité est reprise au vers 4 "mousse de rayons" et vers 8 " lumière qui pleut" : métaphore qui donne une matérialité à la lumière.
La nature très colorée : on relève le jeu des couleurs : nombreuses notations de couleurs où domine le vert :herbes -2 fois-, trou de verdure, son lit vert, frais cresson bleu, on note que ce sont des couleurs froides qui connotent la fraîcheur bienfaisante du lieu . les autres couleurs présentes sont des nuances de blanc "haillons d'argent", "rayon" renvoyant à l’idée de lumière.
Le sonnet travaille en effet sur des jeux de lumière : le soleil cité deux fois (v.3, 13) ; idée reprise par le verbe « luit » (v.4) ; la métaphore « haillons d’argent » décrit des lambeaux de lumière (les haillons sont des vêtements déchirés) ; autre métaphore : « mousse de rayons » : la lumière est si compacte, qu’elle semble liquide ; troisième métaphore, exploitant pour la troisième fois l’association entre la lumière et un élément liquide : « où la lumière pleut ». L’importance de ce champ lexical de la lumière est nettement marquée par le triple travail métaphorique, et par la mise en relief systématique par la versification (mise en rejet de « d’argent » et « luit » (v.3 et 4) ; localisation à la rime et en fin de quatrains pour « mousse de rayons » (v.4) et « la lumière pleut » (v.8). Les deux quatrains s'achèvent donc sur des notations convergentes et parallèles, qui sont des notations de lumière. On relève le travail poétique de Rimbaud qui crée des concrétions d'images associant des éléments fondamentaux comme l'eau, le feu ou des éléments végétaux :syllepse sur le terme "mousse' qui renvoie au fait de mousser mais également au lichen qui pousse sur le sol des forêt, on notera la création verbale "mousser de qqch" qui est syntaxiquement incorrecte et provoque un écart et donc un effet poétique
Le poème sollicite également les sens: la vue (cf couleurs et lumière) mais aussi l'odorat :sur le plan olfactif, "parfums" vers 12, impression de bien-être et bonheur ; sur le plan tactile, impression de fraîcheur, liquidité, vers 6 "et la nuque baignant dans le frais cresson bleu", sur le plan auditif la rivière "chante"
De plus cette nature est présentée comme douée de sentiments, au vers 11 elle est personnifiée et présentée comme très maternelle "berce" . On observe donc les phénomènes de personnification : trois personnifications (« rivière chante », « accrochant follement », «montagne fière ») décrivent la nature environnante comme une nature en fête ; la rivière notamment semble une fée dotée du pouvoir magique d’habiller d’argent les herbes qui l’environnent : l’oxymore « haillons / d’argent », appuyé par le rejet du vers 3, semble être là pour exprimer ce pouvoir de métamorphoser la pauvreté en richesse. On pourrait interpréter le décalage constant de la phrase et du vers, notamment dans le premier quatrain, comme une façon pour l’auteur de mimer l’exubérance joyeuse des éléments naturels par les deux enjambements des vers 2 et 3. Enfin au vers 11 la « Nature » est magnifiée d’une majuscule, personnifiée par l’apostrophe, et implicitement comparée à une divinité maternelle.
C'est enfin une nature qui mêle l'eau, la terre, l'air, le feu, une nature structurée par les lignes verticales de la montagne et des rayons qui "pleuvent" et par celles, horizontales de la rivière qui coule: ainsi le cadre englobe l'homme.
II - La présence de l'homme
En effet, l'homme est intégré dans le cadre.On remarque que le jeune homme est "dans" la nature. Nous le voyons aux vers 6,8,9,13, avec le mot "dans", il est imbriqué dans cette nature. On notera avec quelle insistance Rimbaud utilise la préposition « dans » chaque fois qu’il évoque la situation du soldat mort : il dort « dans le frais cresson bleu », « dans l’herbe », « dans son lit vert », « dans les glaïeuls », « dans le soleil ». Il semble que le personnage s’enfonce dans son « trou de verdure », que sa mort soit une sorte de dissolution au sein de la nature. Nous savons à qui nous avons affaire, c'est un soldat. Le jeune homme est jeune comme la nature. Il est présenté dans un état d'abandon total : "bouche ouverte" vers 5,"tête nue " sa nuque baignant" vers 6, " dort" vers 7, inactivité encore répétée au vers 9 et 13 : insistance avec le titre du sonnet. Au vers 7, il est "étendu", intensifie l'impression de confort ; vers 8 " un lit vert".
On relève le Champ lexical du corps et l'organisation de la description : en suivant le champ lexical du corps, on pourra observer comment s’organise la description du personnage. Le personnage est introduit dans le deuxième quatrain avec la mention de son identité (un soldat) et de son âge (jeune). Puis la description commence par le haut du corps : « bouche, tête, nuque » (2° quatrain), descend jusqu’aux « pieds » (1° tercet) et remonte jusqu’au cœur : « poitrine » (2°tercet) pour découvrir sa blessure : « deux trous rouges au côté droit ». Comme si le regard parcourait ce corps pour trouver son secret.
Champ lexical du sommeil et du calme (+ anaphores, + mises en relief par la versification) : le corps est allongé : cette information est répétée avec insistance (« la nuque baignant dans le frais cresson bleu » ; « il est étendu dans l’herbe » ; « dans son lit vert »). La 3° pers du verbe « dormir » est répétée trois fois, toujours en position privilégiée (en rejet en début de vers : v.7 ; en rejet après la césure : v.9, en début de vers : v.13). Le thème du sommeil est repris par « il fait un somme » (v.10). Enfin, le rejet de « tranquille » se rapportant au nom « poitrine » (v.13-14) met spectaculairement en relief la même idée. La description de la bouche (« bouche ouverte », « souriant ») indique aussi la sérénité heureuse du « dormeur » (mot du titre). Tous ces indices visent à tromper le lecteur sur le sens réel de la scène, ils lui suggèrent une fausse piste.
Les expressions inquiétantes. Mais simultanément, on remarque que la plupart des termes décrivant le jeune homme sont ambivalents, c’est à dire qu’ils peuvent signifier aussi bien le repos que la maladie et la mort : « bouche ouverte », « pâle » ; « lit » ; « malade » Plusieurs détails suggèrent l’inconfort ou l’absence de sensations : « baignant dans le frais cresson bleu » ; « il a froid » ; « les parfums ne font pas frissonner sa narine » (qui ne sent plus ?) ; «sa poitrine tranquille » (qui ne respire plus ?). Enfin le terme "soldat"qui définit le jeune homme nous alerte sur sa situation en l'associant au champ lexical de la guerre.
III - Un double sens élucidé dans la chute
On identifie les raisons de la surprise. Pour celui qui lit le texte pour la première fois, le dernier vers ne peut manquer de produire un puissant effet de surprise. En effet, comme nous l’avons montré précédemment, les indications rassurantes ont été répétées avec une telle insistance, depuis le titre jusqu’à l’adjectif « tranquille », au début du vers 14, que le lecteur le plus attentif néglige presque nécessairement les indices contraires. Ces signaux alarmants sont perçus, bien sûr, suffisamment pour semer le doute, mais pas suffisamment pour permettre d’anticiper sur la révélation finale : « Il a deux trous rouges au côté droit ». La mort est également mise en relief par la versification. L’effet provoqué par cette dernière phrase est d’autant plus saisissant que Rimbaud a eu l’idée de placer en rejet l’adjectif « tranquille », réduisant à neuf syllabes la dernière unité grammaticale du texte. La coupe forte occasionnée par le rejet produit une rupture qui détache cette courte phrase. C’est ce qu’on appelle une chute. L’art de la chute consiste à terminer un texte par une formule brève, inattendue, apportant un éclairage nouveau sur le sens du poème. Cette technique est traditionnelle dans le sonnet.
La nécessité d’une seconde lecture. Le changement de perspective opéré par le dernier vers est si radical qu’il implique nécessairement une seconde lecture du texte. En effet, cette fin valide toutes les inquiétudes qu’avaient pu faire naître certaines expressions et invalide l’interprétation optimiste de la scène. Prenant conscience d’avoir été abusé par une adroite stratégie d’écriture le lecteur est porté à refaire le chemin pour étudier la progression du texte et comprendre comment le piège a fonctionné: la mort est en fait omniprésente : vers 1 le mot "trou" fait écho avec le vers 14. L'adverbe "follement" vers 2 signifie l'agitation de la rivière. Nous avons un côté glorieux avec l'argent, mais en réalité les "haillons" vers 3, reflètent quelque chose de détruit. La "bouche ouverte" est une caractérisation de la mort du soldat ; sa tête est nue car son casque a roulé par terre ; "la nuque baignant" vers 6 signifie qu'elle baignait dans le sang. "Etendu" signifie un corps sans vie et le "lit" du vers 8 devient un lit de mort. Les glaïeuls évoquent les fleurs que l'on posent sur une tombe => il a les pieds dans les glaïeuls. Plus rien ne bouge, "la narine" et "la poitrine "ne réagissent plus. Il ne respire plus, il est donc mort. Violence des allitérations dentales+ "r": il dort dans /poitrine tranquille/ deux trous rouges/ côté droit" . Nous comprenons à ce moment que le sommeil du dormeur était une image de mort.
Jusqu'au dernier moment le poète maintient une certaine ambiguïté. Avec les tercets se produit une nette évolution : les indices alarmants prennent le dessus. Le pas est franchi au vers 10 avec l’expression « Souriant comme / Sourirait un enfant malade ». Pour la première fois, un indice ouvertement inquiétant est offert au lecteur. En outre, son arrivée est dramatisée par l’effet de contre-rejet et d’enjambement qui permet de retarder l’arrivée de l’élément-clé : « enfant malade ». Au vers suivant, nous apprenons que l’enfant a froid (malgré la chaleur du soleil). Puis, dans le second tercet, qu’il ne respire plus les parfums. Enfin, il nous est décrit dans l’attitude qu’il est d’usage de donner aux cadavres : « la main sur sa poitrine ». Comment pouvons-nous avoir manqué ces informations à la première lecture ? C’est que Rimbaud a pris soin de les compenser par des indices contraires : il répète que son soldat « fait un somme » (v.10), « dort » (v.13), « souriant » (v.9), « tranquille » (v.14). Cela suffit à maintenir jusqu’au bout une certaine marge d’hésitation.
L’efficacité d’une condamnation indirecte de la guerre. Une autre vertu du procédé de composition choisi par Rimbaud réside dans la sobriété, la simplicité de ce réquisitoire indirect contre la guerre. L'effet de surprise ménagé dans le texte provoque l'adhésion du lecteur pris par l'émotion. Ce n’est pas ici par la polémique ou la dénonciation qu’il tente de convaincre son lecteur mais par l’évocation lyrique de ce que la guerre met en péril : le droit de vivre, le droit de jouir de ce que la nature nous offre : la chaleur du soleil, les parfums (si joliment évoqués par l’allitération en /f/ du vers 12 au moment même où le poème en évoque la privation), et tous les plaisirs des sens. Autrement dit, ces images de bonheur que le poème nous propose ne sont pas seulement des fausses pistes destinées à mettre en relief un dénouement spectaculaire, ce sont aussi des arguments contre la guerre.