Incendies cours II

II- Une tragédie moderne

II.1: Définition de la tragédie

II.2: Dire et représenter l'indicible

II.3: Sources historiques

II.1: Définition de la tragédie

La tragédie antique

Aux origines, le théâtre grec C’est en Grèce, au VIe siècle av.J.-C., que naît le théâtre, à l’occasion de cérémonies religieuses en l’honneur de Dionysos.

« Le théâtre grec, fête à laquelle participe la cité entière, est un spectacle complet dans lequel le chant, la musique, et la danse occupent une part aussi large que la déclamation. Les représentations théâtrales ont lieu dans la Grèce antique, deux fois par an, pour les fêtes de Dionysos. Les spectacles se déroulent pendant trois jours, sous la forme d’un concours où rivalisent trois auteurs dramatiques qui présentent chacun dans une même journée, trois pièces suivies d’un drame satirique. Les citoyens rassemblés viennent chercher au théâtre l’écho des questions politiques ou métaphysiques qu’ils se posent. Elles sont abordées tantôt par le biais des malheurs qui arrivent à des personnages mythiques, comme les tragédies d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide, tantôt directement comme le fait Aristophane dans ses comédies. » M.-C. Hubert, Le Théâtre

Les dramaturges du XVIIe siècle n’ont pas oublié le rôle prépondérant que tient la tragédie dans la vie de la Cité. La tragédie grecque, selon Aristote dans son traité La Poétique, est « l’imitation d’une action de caractère élevé… qui suscite terreur et pitié et opère la purgation des passions (catharsis) et propres à de telles émotions. » Au Ve siècle avant Jésus-Christ, trois grands tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, ont chacun à leur manière fait évoluer le genre de la tragédie. Ils ont dans leurs pièces fait intervenir de plus en plus de personnages : d’abord, un seul acteur sur scène (le protagoniste), puis Sophocle introduisit un deuxième (le deutéragoniste), puis Euripide un troisième (le tritagoniste). En alternance aux parties dialoguées, les parties dansées et chantées du chœur et les interventions du coryphée, le chef de chœur, dans les épisodes (actes) font du théâtre grec un spectacle complet, entre notre opéra et notre théâtre. Plus précisément, après un prologue servant d’exposition, a lieu l’entrée du chœur (parodos) ; puis les spectateurs assistent à une alternance de d’épisodes dialogués et de chants du chœur ; la tragédie se termine par la sortie du chœur (exodos).

La tragédie classique et ses règles

On évoque souvent les règles de la tragédie classique, mais comment ont-elles été instaurées ?

La première réponse qu’on peut apporter est la suivante : les dramaturges et les théoriciens, dès le XVIe siècle, ont relu la Poétique d’Aristote, texte théorique écrit au IVe siècle avant JésusChrist. Ce texte analyse les règles de composition de la tragédie grecque. Les intellectuels de l’époque moderne ont relu et interprété ce texte fondateur, en l’adaptant aux nécessités de l’époque.

Ainsi, au fil des décennies, les préceptes d’Aristote ont-ils été prolongés et repensés par les écrivains et les penseurs occidentaux. Des principes d’Aristote, la tragédie française retient principalement trois éléments :

1- l’unité d’action ;

2- la supériorité de l’intrigue sur les événements spectaculaires ;

3- la purgation des passions par l’exemple d’une grande douleur.

La tragédie classique française repose sur trois règles dramaturgiques qui dépendent les unes des autres, théorisées par les dramaturges français à partir des années 1630. Elles sont les suivantes :

1- la règle des trois unités n’est pas de mise dans la tragédie grecque ;

2- la règle des bienséances ;

3- la règle de vraisemblance.

1. La règle des trois unités

La règle des trois unités a pour but de créer une cohérence au niveau de l’action et des personnages. Elle obéit donc à des règles précises. L’action doit se dérouler dans un lieu unique (l’antichambre d’un palais dans la tragédie, une maison bourgeoise dans la comédie). L’unité de temps implique que l’action s’inscrive dans une durée qui n’excède pas vingt-quatre heures. Plus la durée de l’action se rapproche du temps de la représentation, plus on estime que la règle est parfaite car la proximité entre le temps de la représentation et le temps de la fiction augmente l’effet de vraisemblance. Comment les dramaturges parviennent-ils à faire entrer l’intrigue dans l’unité spatio-temporelle ?

1- Les personnages se croisent dans un lieu unique mais ouvert (antichambre d’un palais, lieu « neutre »).

2- Tout n’est pas représenté : le dramaturge recourt aux récits, c’est-à-dire à des tirades qui racontent ce qui s’est passé.

3- Le dramaturge recourt à des ellipses : certains événements sont brièvement évoqués, mais permettent de faire avancer l’intrigue.

4- Les dramaturges adaptent les événements historiques aux nécessités de la fiction.

Exemple : Le scandale occasionné par « Le Cid » de Corneille

2. La règle des bienséances

Parallèlement aux règles qui régissent l’action, la dramaturgie classique fait intervenir d’autres restrictions qui concernent l’esthétique de la représentation théâtrale et la morale par la règle des bienséances. Les bienséances désignent tout ce que le dramaturge et le spectateur doivent juger convenable sur la scène : on ne doit pas choquer le public. Les principales conséquences du respect des bienséances portent sur les éléments suivants :

1- Pas de violence en scène

2- Pas de sang répandu

3- Le corps ne doit pas être dénudé, même partiellement

4- Pas de représentation « érotique » du corps (baisers, sexualité, etc.)

5- Pas d’allusion aux choses matérielles (nourriture, argent, etc.)

6- Pas de blasphème ni de sacrilège

7- Pas d’atteinte directe à la personne du Roi

8- Pas d’allusions politiques directes

3. La règle de vraisemblance

Les règles d’unité, de bienséance et de vraisemblance ont des conséquences immédiates sur la composition des pièces, sur le langage et sur la représentation. La notion de vraisemblance dans ce système est centrale, c’est-à-dire qu’elle requiert des actions qui peuvent être admises comme vraies sans être nécessairement réalistes. Il ne s’agit pas d’imiter la réalité (historique ou culturelle) mais de créer toutes les conditions pour que les actions et le comportement des personnages soient crédibles pour le public. C’est pourquoi de nombreux éléments de la dramaturgie classique sont des conventions, c’est-à-dire des éléments admis par le public. Parmi elles, retenons les plus importantes :

1- le récit ;

2- le monologue ;

3- la parole en vers.

Héros et héroïnes de tragédie

Contrairement à la comédie qui met en scène des personnages proches du public (bourgeois, paysans, petite noblesse, corps de métiers, domesticité), la tragédie ne met en scène que des héros de haute lignée, qui parfois appartiennent à la mythologie gréco-latine. On retiendra deux types de héros et d’héroïnes :

1- les héros inspirés de l’histoire grecque ou romaine (rois, reines, princes et princesses) ;

2- les héros inspirés de la mythologie gréco-latine (personnages légendaires).

Ces héros sont conduits à leur perte par les dramaturges pour les besoins de la tragédie. Racine définit ainsi le héros tragique :

« Il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, et tombe d’une félicité et d’un rang très considérable dans une grande misère. » (Œuvres complètes).

Ces personnages se caractérisent donc par leur grandeur, ce qui les oblige, dans n’importe quelle circonstance, à conserver un langage soutenu et ils se doivent de rester dignes face à l’adversité. Ils sont animés par de grandes passions qui souvent opposent leurs désirs personnels (passion amoureuse) à des éléments extérieurs (contrainte politique, fatalité divine, hérédité monstrueuse). Face à ces exigences contradictoires, les héros tragiques se trouvent placés devant ce qu’on appelle un « dilemme » : ils doivent faire un choix entre deux solutions, souvent extrêmes.

Tiré du site : http://www.academie-en-ligne.fr/Ressources/7/FR20/AL7FR20TEPA0212-Sequence-04.pdf

II.2: Dire et représenter l'indicible

« Incendies » est une pièce qui repose sur l'impossibilité à dire

1- « Apprends à lire, à écrire, à compter » : le nom sur la pierre

Mouawad, dés le début chronologique de sa fable met en place un monde de silence où les êtres ne se parlent pas et n'ont pas leur mot à dire. Ainsi, Nawal subit la décision de sa famille portée par sa mère qui lui refuse l'existence de l'enfant qu'elle porte : elle ne doit pas en parler, c'est un secret honteux qu'il s 'agit d'enterrer sous un silence de plomb.

Nazira est celle qui demande à Nawal de briser cette chaîne de silence qui enferme les êtres dans la violence, elle est celle qui encourage Nawal à quitter la vallée et à revenir une fois qu'elle aura acquis le savoir : lire/écrire et compter. Car seul le savoir peut rompre la chaîne de la violence.

L'écriture est une libération : Nawal apprend l'alphabet à Sawda , signe de son émancipation.

On note également que le fait d'écrire et de lire est vécu comme une menace par ceux qui prônent la violence : Nawal et Sawda ont fondé un journal qui est un outil critique, une arme contre le pouvoir violent. Sawda tuera le milicien qui les a identifiées comme des femmes dangereuses car ayant fondé ce journal qui révèle les crimes du pouvoir.

Toutefois, les mots sont semble-t-il sans poids contre la violence (cf Sawda qui s'insurge : « alors on ne fait rien... » et qui refuse de se contenter des mots devant l'horreur de la guerre)

2- Un événement qui laisse sans voix : l'horreur du crime

Le silence de Nawal est, au début, un mystère, une énigme même pour ses proches : pourquoi, un jour s'est-elle tue pour le reste de ses jours ? Cette énigme est révélée à la fin de la pièce : de retour du procès d'Abou Tarek qu'elle a identifié comme son bourreau et contre lequel elle a témoigné, Nawal se fige dans le silence. Au sens propre la révélation qui vient de lui être faite la laisse sans voix : le nez de clown lui permet de réaliser que son bourreau et violeur est non seulement le père des jumeaux mais également son fils chéri qu'elle a eu avec Wahab et qu'elle n'a cessé de chercher en vain. Dés lors elle ne prononcera plus un mot. Elle passera par l'écriture pour « parler » à ses enfants et leur livrer ce qu'elle attend d'eux après sa mort, c'est par lettre encore qu'elle leur « parlera » une fois leur mission accomplie.

3- La mise en scène du silence

Le silence de Nawal est mis en scène : penser aux cassettes enregistrées par Antoine qui restituent ce silence comme une matière éloquente, essayant de capturer une parole possible dans le silence du sommeil de Nawal.

Penser aussi à Jeanne qui écoute le silence de sa mère et qui le fait écouter à Simon.

4- Découvrir et révéler : la quête de Jeanne et Simon

Pour que le silence soit brisé il faut parvenir au terme d'une quête : Jeanne et Simon ont une mission, ils se lancent dans une entreprise d'élucidation.

On remarque que la révélation ne sera possible qu'après un parcours qui procède de révélations successives : chaque personnage détient une part du récit, une des clés de l'énigme. Ainsi la parole se divise dans la bouche des personnages que Jeanne puis Simon vont rencontrer et qui chacun les rapproche de la révélation ultime.

« Il est des vérités qui ne peuvent être révélées qu'à condition d'être découvertes » : C'est aux jumeaux de découvrir leurs racines, devant l'impossibilité de leur dire cette chose là Nawal n'a plus que le silence car toute parole ne serait dés lors qu'une forme de mensonge.

On note que la clé de l'énigme est présente dés le début dans la métaphore mathématique que les jumeaux devront décrypter.

II.3: Sources historiques

Entre « histoire » et « Histoire » :

Wajdi Mouawad a 23 ans losqu'il découvre les auteurs grecs, les textes de Sophocle notamment qui l'ont amené à ce questionnement : « Ce qui me frappe chez Sophocle, c'est son obsession de montrer comment le tragique tombe sur celui qui, aveuglé par lui-même, ne voit pas sa démesure. Cela me poussait à m'interroger sur ce que je ne vois pas de moi, sur ce que notre monde ne voit pas de lui, ce point aveugle qui pourrait, en se révélant, déchirer la trame de ma vie. Que serais-je devenu si j'étais resté au Liban ? Ma famille et moi étions partis avant le massacre de Sabra et Chatila en 1982, commis par les milices chrétiennes auxquelles j'ai rêvé d'appartenir dans mon enfance. Aurais-je été parmi eux ? »

Cette interrogation est le contexte de « Incendies ».

La pièce est une œuvre strictement fictionnelle, il serait vain de vouloir y trouver une scène historique : « Aucune de mes pièces ne comporte le mot « Liban » » Pourtant, il est partout : de l'aveu même du dramaturge, le crayon a été un substitut de l'arme : « Le théâtre, c'est retrouver la milice à laquelle j'ai tant rêvé petit. Que serais-je devenu une arme à la main ? Dans mon cas, lâcher le crayon, c'est reprendre la kalachnikov. »

L'écriture permet donc la libération de la parole : elle essaie de comprendre le sens de la guerre et de revenir par l'histoire/la fiction sur l'Histoire en remontant vers les générations précédentes.

Mouawad évoque à plusieurs occasions deux scènes dont il a été témoin et qu'il qualifie « d'images absolument fondatrices » :

- La chute d'une bombe dans son jardin à la campagne, la surdité de sa mère après le souffle, son père le sauvant des flammes.

- L'attentat contre un autobus de civils palestiniens commis par une milice chrétienne dans la banlieue de Beyrouth, attentat du 13/04/1975 qui marque officiellement le début de la guerre civile.

En lisant la post face d'Incendies on comprend mieux la mise en contexte de la pièce, elle s'articule autour de deux rencontres :

- Josée Lambert est photographe et journaliste, elle rencontre et photographie à leur libération les détenus du Liban Sud. Elle raconte à Mouawad tout un pan de l'histoire de son pays. Elle lui parle notamment de Khiam, qui deviendra Kfar Rayat, prison clandestine codirigée par l'ALS- Armée de Libération du Sud Liban- et par l'armée israëlienne. Dans ce lieu sont emprisonnés, torturés, violés plusieurs milliers de libanais entre 1975 et 2000 par les milices chrétiennes.

En 1995, elle rencontre une mère qui la met sur la trace de cette prison clandestine où est détenue sa fille Souha, arrêtée pour avoir tiré deux balles sur Antoine Lahad, chef de l'ALS.

J.Lambert fait des recherches qui la mènent à Montréal même, sur la piste d'un des bourreaux de Khiam exilé. Elle lui raconte aussi les tortures et viols d'une femme, Diane par un homme assez jeune pour être son fils.

- Randa Chahal Sabbag est une réalisatrice libanaise qui a tourné « Souha, survivre à l'enfer » en 2000, il rencontre Souha Bechara qui l'inspirera notamment dans l'importance de l'imprimerie, le don pour les mathématiques, la ruse pour rentrer au service de sa cible en tant que professeur d'éducation physique pour la femme de Lahad, les 2 balles, l'incarcération et la torture, et l'amitié avec une jeune palestinienne pendant la détention…

L'Histoire est donc, d'une certaine manière, le point de départ de l'histoire/la fiction qui se nourrit des témoignages de ceux qui ont traversé la guerre au Liban ou qui ont été confrontés à la barbarie d'une guerre( épisode de la femme à qui le soldat demande de choisir un de ses enfants relaté par des témoins de la 2nde guerre mondiale).

Contextes et Références

LE LIBAN, quelques dates d’un pays en guerre / 1967 - 1996

1967

Guerre des Six Jours. Affirmation palestinienne au Liban.

1969

Octobre : Première crise sérieuse entre l’Etat et la résistance

palestinienne.

Novembre : Les fedayin arrachent les « accords du Caire », qui légalisent

leur présence dans les camps du sud.

1970-71

Elimination de l’OLP en Jordanie, déplacement des combattants

palestiniens au Liban. Israël multiplie les raids de représailles.

1975

13 avril : La guerre civile éclate.

1976

Janvier : Premières ingérences de la Syrie au Liban.

Juin : Intervention massive des troupes syriennes au Liban contre l’OLP

et le Mouvement national libanais.

1978

14 mars : Israël envahit le Sud-Liban (« opération Litani »).

1981

Juillet : Guerre israélo-palestinienne à la frontière libanaise.

Bombardements israéliens de Beyrouth.

1982

14-18 septembre : Assassinat du nouveau président libanais Bechir

Gemayel. Entrée des Israéliens à Beyrouth-Ouest. Massacres dans les

camps palestiniens de Sabra et Chatila.

21 septembre : Election d’Amine Gemayel à la présidence du Liban.

1983

17 mai : Accord de paix libano-israélien.

Août-septembre : Relance de la guerre civile au Liban. Les Druzes

prennent le contrôle de Chouf.

1985

15 janvier : Annonce d’un retrait « par étapes » des troupes israéliennes

du Liban face à l’amplification de la résistance.

Printemps : Nouveaux massacres à Sabra et Chatila, et dans les autres

camps palestiniens du Liban, du fait des miliciens chiites d’Amal.

Juin : Israël achève son retrait, à l’exception d’une « zone tampon »

contrôlée via l’Armée du Liban sud du général pro-israélien Lahad.

Décembre : Accord tripartite entre Amal, les Forces libanaises et le Parti

socialiste progressiste de Walid Joumblatt, qui semble ouvrir la porte à un

règlement durable.

1987

20-26 février : Retour de l’armée syrienne à Beyrouth-Ouest, dont elle

avait été chassée en 1982.

1989

14 mars : « Guerre de libération » contre la Syrie, déclenchée par le

général Michel Aoun. Avec, pour résultat, une sanglante guerre civile

interchrétienne.

22 octobre : Les députés adoptent les « accords de Taëf » (Arabie

saoudite) pour mettre fin à la guerre civile. Désarmement des milices, à

l’exception du Hezbollah.

1991

22 mai : La République syrienne et la République libanaise signent le

Traité de fraternité et de coopération qui confirme la mainmise de la Syrie

sur le pays.

1996

Avril : Shimon Peres donne le feu vert à l’armée israélienne pour

l’opération dite « Raisins de la colère » contre le Liban.

Sources : Tous droits réservés

CEAD

Fluctuat.net

Loco locass

Théâtre contemporain.net

Cyberpresse.ca

Planteviolence.com

Monde diplomatique

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