L.A n° 3 : Invisibles, Nasser Djemaï
Introduction : Nasser Djemaï est comédien, auteur et metteur en scène. En 2011,il publie « Invisibles » une pièce qui a pour sujet les Chibanis, vieux travailleurs immigrés oubliés et invisibles tant leur force de travail et leur pouvoir d'achat sont nuls aujourd'hui. Dans cette pièce N.D fait le choix, ne pouvant tout traiter, de parler uniquement de ces hommes venus en France sans leur famille car la vie de ces hommes est une « double tragédie » : d'abord, l'arrachement à leur terre et aux leurs pensant fuir une misère pour en trouver une autre, plus froide encore. Ensuite, à l'image du tonneau des Danaïdes ou comme Sisyphe et Tantale condamnés au supplice éternel, le temps a fait de ces hommes de vieux célibataires, sans famille, sans patrie, bien souvent isolés malades et aussi pauvres que lorsqu'ils sont arrivés. ND conduit Invisibles à travers le cheminement d'un personnage : Martin. La mère de Martin, Louise, vient de mourir. Pour respecter ses dernières volontés, le jeune homme part à la recherche d'un inconnu afin de lui remettre un coffret. Lorsqu'il arrive à l'adresse indiquée,il se retrouve face à des Chibanis, dans un foyer d'immigrés à la retraite, mais ne peut plus en sortir. Plongé dans un univers vertigineux, comme ensorcelé, Martin est contraint de rester au contact de ces hommes usés par leur vie de travail en France. Tout au long de son parcours, entre rêve et réalité, le jeune homme est protégé par le spectre de sa mère qui guide ses pas. Un lien se tisse entre des pères qui n'ont jamais pu l'être et un fils qui cherche le sien. Comment ce texte aux frontières de la réalité parvient-il cependant à rendre compte de façon sensible et critique de la réalité vécue par ces hommes « invisibles » ?
Nous verrons en quoi cet extrait est un texte onirique, puis nous observerons que, malgré tout, il s'agit d'un texte réaliste et enfin, nous analyserons la portée critique du texte.
I- Un texte onirique
définition : qui a rapport avec le rêve/ entre rêve et réalité.
1- Les indications scéniques :
Il s'agit d'un univers qui n'est pas physique comme le montre la présence des termes « ombres » et « voix » :« des voix se font à peine sentir »/ « on aperçoit des ombres »/ « une ombre féminine »/ « on entend la voix d'une femme âgée»/. Dimension immatérielle:« des voix se font à peine sentir »
Cet univers est confus difficile à cerner : « Les paroles sont brouillées, seuls quelques mots sont audibles » ainsi le lecteur/spectateur est plongé dans un monde de sons diffus et de corps fantomatiques qui sollicitent la vue « on aperçoit » et l'ouïe et où les voix s'entendent moins qu'elles « se font sentir ».
La didascalie précise que c'est « La voix de Louise » qui prend en charge la réplique, il ne s'agit donc pas d'un personnage incarné, il est, lui aussi fantomatique, le lecteur associe cette voix à celle de l'ombre féminine et à la voix d'une femme âgée évoquée précédemment.
2- Une réplique solennelle
- La tonalité est grave : on relève le vocabulaire du sacré « les Enfers », « royaume invisible des ombres » qui renvoie à un monde antique.On analyse l'utilisation d'un vocabulaire tragique « le destin », « l'exploit » : celui de traverser le fleuve des enfers avec sa mère pour guide « vers l'autre rive », « ma main sur ton épaule te guide ». On observe le recours au périphrases et aux images qui contribuent à déréaliser le propos : « chemin sans retour », « royaume invisible », « chaise d'oubli », le lecteur est plongé dans les Enfers, au royaume des morts. Quand Martin se réveille et qu'il demande où il est Driss lui répond « c'est l'enfer », il compare sa chambre à son tombeau « mon cercueil », quand il parle de la maladie de El-Hadj il précise « C'est le destin »
- La chaise d'oubli : dans la mythologie, celui qui arrivait à rentrer dans le royaume des morts, le royaume d'Hadès pouvait observer et interroger ses ancêtres et revenir dans le monde des vivants, fort de cette sagesse, à condition de ne pas s'asseoir sur la chaise d'oubli. De la même manière Driss dit à Martin : « Y'a pas d'heure ici », il semble être dans un lieu où le temps s'est comme arrêté.
- Mise en place d'une quête : celle du père « ton père », « ta descendance » renforcée par le lexique de la révélation « pour que s'accomplisse », « il te révélera ». On analyse les futurs qui ont valeur d'oracle : « il te révélera », « tu reviendras »
Ainsi Martin vient voir « El-Hadj » qui détient des secrets qu'il pourrait lui révéler, mais l'homme semble avoir perdu la tête ou être lui même dans un espace entre vie et mort, rêve et réalité « il est là, mais sa tête, elle est pas là ». On relève le vocabulaire de la nécessité dans la bouche de Martin : il est déterminé à accomplir une mission « il faut » à trois reprises. La présence de sa mère : « Pourquoi c'est pas Louise elle est là ? »/ « Et Louise ? Louise ? Tu parles pas ta maman, comment ça va ? ». C'est l'évocation de sa mère qui le contraint à rester puisqu'il perd le contrôle de son corps « il s'arrête, vacille ». Comme si le fantôme de sa mère avait à cœur de le maintenir dans cette chambre « viens-là, mon fils »/ « allonge-toi »/ « reste »/ « la porte est fermée ».Tout mouvement semble impossible, Martin doit rester dans ce « cercueil » avec Driss comme protecteur « mon fils »/ « je protège toi »
II Un texte réaliste
1- La dimension prosaïque du texte
Elle offre un contraste saisissant avec la dimension poétique qui baigne le tableau III et la fin du tableau IV.
Cet aspect prosaïque passe par le lieu « un foyer Sonacotra , un foyer pour vieux Chibanis à la retraite », « ma chambre. Cinq mètres carrés », l'espace est clairement circonscrit, la répétition du mot « foyer » nous renvoie à une réalité sociale renforcée par la surface 5m2.
La langue est également réaliste : tournures irrégulières et grammaticalement incorrecte : « Si Allah le veut, quand je passe devant le juge, ils vont payer toute ma retraite »( présent pour le futur), disparition des pronoms relatifs « y'en a un il l'emmerde... » ou des conjonctions « ça fait des années j'attends », « la première fois je suis allé », on retrouve ici une manière de parler qui caractérise le personnage arrivé en France tard pour travailler et qui maîtrise mal la syntaxe. Le vocabulaire est également en contraste avec la dimension onirique du texte « emmerde », « c'est la camelote ». La situation prend ainsi une dimension très concrète : « t'as ronflé, t'as crié, t'as réveillé tout le monde », « tu veux un café ? », la relation entre le jeune homme et le vieux Chibani semble très naturelle.
2- Le réalisme psychologique
On observe comment progressivement Driss se révolte contre sa situation, mais c'est une révolte par procuration : en faisant l'éloge de Charles Bronson il se projette dans cette image, il lui voue une admiration qui va jusqu'à l'identification « ça c'était un homme »/ « il se laisse pas faire lui/il sait se défendre », tout ce passe comme si l'acteur incarnait tout ce que Driss n'est pas mais qu'il voudrait être, ou comme si l'acteur allait, en héros, le sauver : on remarque le vocabulaire de la bagarre « il lui en met une », « c'est pas ces hommes ils discutent parce qu'ils sont pas d'accord/ils sont pas d'accord alors ils discutent avant de se battre/ lui il discute pas », « on va me regarder comme je regardais Charles Bronson ». Les interjections « Ah ! » marquent son enthousiasme. Ainsi Driss apparaît à la fois comme un personnage très naïf qui rêve de l'Amérique telle qu'elle est véhiculée dans les films et comme un homme lucide sur sa situation. A aucun moment le texte ne joue sur le registre pathétique, l'humour est même présent quand Driss critique les médecins « Ils savent pas, ils disent il faut juste parler à lui. C'est un médicament ça ? Parler ?… C'est des blagues ces gens là. Les docteurs maintenant c'est la camelote, c'est trop cher, c'est comme les voitures, c'est la camelote. » Dans cette réplique le personnage tourne en dérision le savoir des médecins et finit par les comparer aux voitures. Le personnage incarne des valeurs de solidarité « Tous les jours, on s'occupe de lui, chacun son tour, normal »/ « t'inquiète pas/je protège toi »
III Un texte critique
1- La dénonciation de la situation de Driss.
Il apparaît comme un personnage qui rêve son retour chez lui : toute sa réplique repose sur une hypothèse, une condition « si Allah le veut, quand je passe devant le juge, ils vont payer toute ma retraite », à partir de là s'enchaîne les étapes du rêve qui dans sa bouche devient presqu'une réalité : « D'abord je vais... », « Et après je vais... » « et là je vais ... », « Après, c'est sûr j'aurai le respect... », « On va me regarder... », « Les gens ils diront... », on note les tournures au futur qui deviennent de plus en plus concrètes, qui gagnent en certitude « c'est sûr » au point qu'on finit même par entendre ce que les gens diront :« Driss Khalifa, ça c'est un nom, ça c'est respect », au fur et à mesure de la réplique on sent le personnage qui se laisse happer par son rêve de retour comme le montre la construction des phrases qui procède par ajouts successifs « là je vais ouvrir plusieurs commerces/Des commerces et un cinéma/j'aime bien Charles Bronson/on dirait je revenais de l'Amérique/comme ça j'apporte un peu de l'Amérique/on va me regarder comme je regardais Charles Bronson ». Dans son imaginaire Driss se fabrique un retour triomphal et héroïque à la manière des héros de cinéma, il se passe le film de son retour au pays en Charles Bronson. Ce rêve est d'autant plus cruel que le personnage lui même n'y croit pas, il définit les 5m2 de sa chambre comme son cercueil.
2- La question de l'argent
N.D montre ici sans pathétique la situation d'un homme coupé de son pays, de sa famille : « Peut-être même mon fils il me regardera », la dernière phrase sonne douloureusement d'abord parce qu'elle aussi dépend du « si » initial qui semble dépendre de la volonté de Dieu ensuite parce que le personnage en doute « peut-être ».
Le possible retour dépend d'une décision du juge qui doit statuer sur le versement d'une retraite qui est due mais pas versée « ils vont me payer toute ma retraite d'un seul coup », ici on perçoit l'injustice de cette situation qui contraste avec le calme de Driss qui reste fataliste.
Il est donc bien question d'une réalité financière : « dettes », « les docteurs, c'est trop cher », le champ lexical de l'économie est également sur-développé dans la réplique de Martin au téléphone avec Mme Lambert « assurance, délégation d'assurance, chuter le coût total du crédit, taux effectif global, ce que vous coûte le crédit au total, achetez », toute cette réplique entre en écho avec la situation de Driss et les termes « projet de vie » sont ici associé à une dimension financière ce qui semble condamner le « projet de vie » de Driss à rester un rêve.