Proposition de corrigé dissertation théâtre
Sujet : Dans quelle mesure la mise en scène renforce-t-elle l'émotion suscitée par le texte théâtral ?
Molière écrivait déjà que le théâtre était avant tout fait pour être vu pourtant, si ses textes ont traversé les siècles, ses mises en scène se sont perdues attestant le caractère éphémère de ce spectacle vivant, « spectacle total » incluant le texte mais l'inscrivant parmi d'autres signes dans le processus de création qu'on appelle mise en scène. Car la mise en scène est bien une création, Antoine Vitez affirmait : « une mise en scène n'est jamais neutre. Toujours, il s'agit d'un choix », le choix du metteur en scène qui offre dans une œuvre sa lecture de la pièce. Texte et mise en scène sont donc intimement liés et destinés à un lecteur qui devient spectateur et dés lors, accède à une émotion « augmentée » . C'est en tous cas ce que suggère la question à laquelle nous sommes confrontés « Dans quelle mesure la mise en scène renforce-t-elle l'émotion suscitée par le texte théâtral ? ». Ainsi nous nous demanderons si le rôle de la mise en scène est de « renforcer l'émotion », ce qui suggère que cette émotion est déjà présente dans le texte et qu'elle est la même que celle que le spectateur pourra ressentir, mais amplifiée. D'autre part « renforcer l'émotion » suppose que la mise en scène est « subordonnée » au texte, est-ce bien toujours le cas ? Enfin susciter l'émotion est-ce là le rôle ultime du théâtre et de la représentation ? C'est ce point que nous traiterons en dernier lieu.
On considère souvent le texte de théâtre comme un « texte à trous » que la mise en scène viendrait combler, auquel elle donnerait tout son sens. Pourtant le texte, nous dit-on suscite déjà une émotion. Ainsi à la lecture les textes nous offrent en tant que lecteur la possibilité d'explorer toute une gamme d'émotions. La tragédie, selon Aristote se devait de provoquer « terreur et pitié ». Quand on lit Œdipe Roi de Sophocle on est pris dans cette « machine infernale » qui finira par broyer le héros. On ressent de la terreur à voir peu à peu comment le parricide et l'inceste ont pris place dans la vie d’œdipe, d'autant plus que le chœur a pour rôle d'accompagner cette découverte que le spectateur fait avant le héros. La pitié s'empare également du lecteur qui assiste impuissant à la tragique issue de la pièce. Mais déjà à cette époque le théâtre était fait pour être vu et entendu comme en témoigne l'étymologie du mot qui signifie « lieu d'où l'on regarde ».
Admettons pourtant, dans un premier temps, que le texte à lui seul est source d'émotions pour le lecteur qui rit aux déboires d'Harpagon ou aux tours de Scapin, pleure sur la mort du héros ou de l'héroïne qu'il s'appelle Hippolyte ou Phèdre ou encore sur la séparation de Titus et Bérénice . Les textes de Racine sont en eux mêmes des poèmes, la langue en est travaillée : il s'agit de textes versifiés en alexandrins très exigeants en termes d'écriture et qui marquent l'imagination et la mémoire du lecteur. Ainsi Phèdre reste un texte magnifique dans l'expression de sa passion amoureuse pour le fils de son époux, Hippolyte qu'elle retrouve après avoir manigancé son exil :
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur :
J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire
Indépendamment de toute représentation, les vers de Bérénice frappent également l'imagination du lecteur :
Bérénice (à Titus)
Je n'écoute plus rien, et pour jamais adieu.
Pour jamais! Ah! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?
Racine écrivait d'ailleurs sans même se soucier de savoir comment son texte serait mis en scène, il était avant tout poète. L'émotion esthétique est présente à la lecture et l'on perçoit la détresse de l'héroïne qui lutte contre sa passion pour le fils de son époux ou celle de l'amoureuse qui doit se séparer de son amant pour des raisons politiques. Le lecteur est ainsi confronté à la violence des passions qui tourmentent le personnage. Le texte « Iphigénie en Tauride de Goethe est sans doute un beau texte, mais il contient très peu d'actions, il est avant tout théâtre de parole : dés lors la mise en scène se fonde moins sur le drame que sur l'émotion contenue dans le texte. D'ailleurs au XIX siècle les romantiques s'orienteront vers des textes réputés « injouables », Hugo dans « Hernani » propose un texte qui décompte une soixantaine de rôles, des batailles, des chevaux… Comment représenter un tel drame au plateau ? Alfred de Musset ira même jusqu'à renoncer à la représentation, le « théâtre dans un fauteuil » est avant tout une lecture, une émotion face au texte, indépendante de la représentation.
La recherche de l'émotion dans le texte est du reste renforcée par la possibilité d'interrompre, de ralentir la lecture pour savourer les passages qui nous bouleversent ou nous amusent là où la représentation nous entraîne dans un rythme qui n'est pas le nôtre et sur lequel il nous faut nous caler en tant que spectateurs. Ajoutons que dans le cadre de la représentation les conditions de réception ne dépendent pas de nous, comment apprécier, ou même suivre, un spectacle quand la salle est bruyante ? Ces conditions peuvent à elles seules gâcher l'émotion du texte comme du spectacle.
Enfin la lecture d'un texte nous ouvre tout un imaginaire, nous fabriquons notre propre représentation qui parfois se heurte avec déception aux choix de mise en scène. Ainsi dans la mise en scène du conte musical « Hansel et Gretel » par la compagnie Justiniana on peut être dérouté par le fait que le personnage de la sorcière soit incarné par un homme, dans le spectacle « Victor F. » de Laurent Gutmann la représentation de la créature de Frankenstein, une tête géante de présentateur de jeu télévisé au sourire figé, peut déstabiliser et même repousser le spectateur qui ne parvient pas toujours à adhérer aux choix effectués par le metteur en scène.
Nous voyons bien que le texte est source d'émotion et pourrait même se suffire à lui même, il serait ainsi une œuvre achevée qui trouve dans en lui-même sa propre finalité.
Dés lors, si l'émotion est présente à la lecture, pourquoi se déplacer au théâtre ? Peut-être est-ce parce que , dans une certaine mesure, la mise en scène renforce l'émotion suscitée par le texte. Ces émotions présentes dans le travail du dramaturge sont exacerbées par le travail au plateau qui les décuple. Sans doute cela est-il d'autant plus vrai quand il y a identité entre le dramaturge et le metteur en scène : quand W. Mouawad monte Incendies, il s'agit de son propre texte, il y a donc nécessairement une continuité entre l'écriture et la mise en scène. Cette dimension est encore accentuée par l'écriture de plateau qui fait que le texte s'élabore à mesure que la mise en scène progresse et qu'il s'agit moins d'écrire un texte que d'écrire un spectacle. C'est ce que dit Joël Pommerat qui dans une interview précise « La scénographie, c’est-à-dire l’espace dans lequel une fiction va pouvoir se déployer, appartient chez moi intégralement au domaine de l’écriture. Ce n’est pas annexe. L’espace de la représentation, celui dans lequel les figures ou personnages vont évoluer ou vivre, c’est la page blanche au commencement d’un projet. Depuis que j’ai commencé à faire des spectacles (au début des années 1990), je me suis toujours défini comme « écrivant des spectacles » et non pas comme « écrivant des textes ». En tant que qu’écrivain de spectacles, j’ai toujours commencé par définir (et j’y tiens) pragmatiquement des grands principes de scénographie. Principes assez simples fondés sur le modèle de la boîte noire. Ce modèle permet de recréer, dans des architectures théâtrales très marquées, des espaces neutres au sens d’ouverts, propices à la création et à l’imaginaire, des espaces « vides » au sens brookien du terme. » (…) « (…) la rencontre avec Eric Soyer a été tout à fait déterminante pour l’évolution de mon travail. Eric a accepté dès le début de notre collaboration de travailler sur le modèle d’un long et parfois laborieux work in progress. Un travail de répétitions et de création où la lumière est constamment présente et évolue sans cesse, heure après heure, jour après jour (pendant 3 ou 4 mois), jusqu’à faire sens entièrement avec le jeu des acteurs, avec le texte en construction et évidemment avec l’espace scénographique (généralement vide). La lumière ne se « rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture mais elle la constitue, au même titre que tous les autres éléments tels que le son et le mouvement, les corps, les costumes. ». Quand Joël Pommerat réécrit le célèbre conte Cendrillon, il le revisite entièrement et ne le crée pas à partir du texte, puisque le texte s'écrit en même temps que le spectacle. Wajdi Mouawad procède de la même manière, le travail de Wajdi Mouawad émane très concrètement du plateau, et de son contexte collectif et non de la solitude d’un bureau. Le texte provient de la scène et non du livre. Les pièces de Wajdi Mouawad sont écrites pendant qu’elles sont mises en scène. C’est une « œuvre inventée ensemble » par l’écrivain/metteur en scène et toute son équipe allant des comédiens aux techniciens. Wajdi Mouawad a une histoire en tête. À partir de cela, il travaille directement avec ses comédiens. En leur annonçant l’idée de départ il leur pose alors des questions : « qu’est ce qui cloche ? Comment faire pour que cela fonctionne, pour qu’on y croie ? » Il leur raconte des choses, leur parle de l’histoire, de lui-même, et les questionne sur leur positionnement : « y a-t-il un espace, un lieu pour lequel vous seriez prêt à tuer quelqu’un, si jamais il y mettait le feu ? Qu’est ce que vous avez envie de faire au théâtre que vous n’avez jamais fait ? » Il questionne le désir des acteurs et leurs réponses nourrissent l’idée de départ. L’histoire alors signifie pour tous quelque chose et il devient primordial pour chacun de la raconter. La base est donc un synopsis assez précis d’où surgissent les personnages, les scènes et dialogues directement en rapport avec les envies, désirs et questionnements qui animeront les comédiens. Chacun regarde dans sa direction. Et cela se fait en fonction d’un regard qui va servir d’axe à l’ensemble des regards : celui de l’auteur et metteur en scène. Avec cela se crée un travail sur un spectacle ou la mise en scène et l’écriture se répondent et ses relaient. La figure et le travail de l’acteur sont alors modifiés : de simple interprète il devient créateur. Le dramaturge précise : « Ce n'est pas une mise en scène au service d'un texte mais toute une équipe au service d'un spectacle. Et c'est très important car le spectateur vient voir un spectacle ». Nasser Djemaï se sert aussi des outils de l'improvisation pour « débloquer » des scènes, des situations au plateau, c'est le cas pour Invisibles, ou Vertiges qui s'écrivent en collaboration avec les comédiens. On voit donc que, contrairement à ce que suggère le sujet, la mise en scène ne se résume pas à « renforcer l'émotion d'un texte » qui « préexisterait »au travail du metteur en scène, le lien texte/plateau peut être beaucoup plus riche et complexe. Pourtant Wajdi Mouawad, Pommerat ou Djemaï ont une véritable passion pour l’écriture et les textes en eux mêmes sont pétris d'émotions.
Toutefois , même si le metteur en scène n'est pas l'auteur/dramaturge, il est vrai que la représentation permet de donner corps et voix au texte, de l'inscrire dans un décor, d'en souligner les ressorts par la musique et la lumière qui non pas seulement une fonction esthétique mais une fonction dramaturgique. Ainsi, le dispositif scénique élaboré pour la mise en scène de « La Dispute » de Marivaux par J.Vincey a-t-il bien pour but de faire ressortir le texte de Marivaux et de renforcer l'émotion des spectateurs en les faisant participer au dispositif : "Dans l’œuvre de Marivaux, deux couples sont soumis à une expérience durant laquelle on assiste à leurs premiers émois, à leurs premiers ébats... Je voulais que les spectateurs soient partie prenante de la pièce, dans un rapport intime, car tous nous avons traversé ces premiers émois, ces premiers ébats", explique le metteur en scène. Dans la mise en scène vue à Belfort, le dispositif n'est pas celui des miroirs sans tain derrière lesquels les spectateurs observent les personnages, là nous étions disposés en cercle, comme une arène, et les personnages entraient et sortaient entre les rangées de spectateurs pour regagner les coulisses à vue, s'asseyaient parmi les spectateurs… Cette proximité provoque nécessairement une émotion forte car le spectateur se sent lui même observé et impliqué dans le spectacle ce qui lui permet de « se mettre à la place » de ces jeunes gens eux mêmes observés dans le cadre d'une étrange expérience sur les origines de l'infidélité. La mise en scène de Hansel et Gretel joue aussi sur des registres qui impliquent le spectateur : déambulation dans la nuit pour aller en forêt du lieu d'une scène à un autre, regroupement autour de grands feux : les sensations de la vue, de l'ouïe mais aussi du toucher sont sollicitées renforçant le caractère complet du spectacle. Dans « L'encens et le goudron », Violette le Carne met en scène tout un monde d'odeurs . Ce voyage onirique dans les souvenirs mélange la musique, le théâtre, la vidéo et les senteurs. Discret au fond de la scène, Emmanuel Martini tient le rôle de « perfume jockey », une sorte de DJ des odeurs. « J'amène une ambiance olfactive comme proposition de mise en scène », explique-t-il pour définir son métier atypique. Tout au long de la représentation, il diffuse des effluves aux spectateurs, grâce à plusieurs ventilateurs. Huit senteurs bien distinctes se dégagent pendant le spectacle, parmi lesquelles l'herbe coupée, l'orange et l'encens. Tout le propos de « l'Encens et le Goudron » est de montrer comment les odeurs peuvent raviver le langage, la mémoire et les émotions chez des patients sortis depuis peu du coma.
Le théâtre, dans la mise en scène recouvre une dimension totale, le texte est incarné et, dés lors se déploie dans un espace où tous les signes travaillent à en faire ressortir le sens. Ainsi quand on lit le monologue de Richard III dans la scène d'exposition, sans doute est-on touché par la langue de Shakespeare mais la mise en scène permet aussi de lui donner tout son relief : le personnage sort d'une trappe au sol dans une lumière grise soulignée par les fumigènes, son costume le fait ressembler à la fois à un oiseau charognard et à un monstre tordu dans son corps comme dans son âme, le maquillage en noir et blanc renforce cette lecture ainsi que la musique comme tirée d'un concert électro-punk-rock, costumes à paillettes, lumières, laser, Richard III par Thomas Jolly est un spectacle total .
Le jeu du comédien y contribue également : chaque intonation, geste, déplacement ou mimique suggère l'état émotionnel du personnage : colère, dégoût, surprise. Dans Richard III, Thomas Jolly incarne le « monstre », cet homme qui pour obtenir le trône décimera sa propre famille, dés l'entrée la posture repliée du corps, la façon de pencher la tête, d'avancer difficilement comme si effectivement une de ses jambes était plus courte qu l'autre, tout dans le jeu suggère un personnage embarrassé par sa laideur et en même temps dominé par la colère et le désir de domination. Ainsi le comédien joue-t-il l'émotion ou la ressent-il même selon ce que Stanislavski préconise : un jeu sincère fondé sur le « ressenti » du comédien qui fait revivre ses émotions pour les mettre au service de son jeu. Du coup, le spectateur peut-être davantage « contaminé » par cette émotion qu'il ne le serait à la seule lecture du texte.
Car la mise en scène n'a pas seulement pour rôle de faire ressortir l'émotion présente dans le texte mais de le questionner, d'en faire émerger le sens, ou l'un des sens.
Voyons à présent les fonctions de la mise en scène, puisque comme le disait Ionesco « le texte, au théâtre c'est encore ce qu'il y a de moins important, ils n'entendent qu'un mot sur deux ». Admettons donc que l'on va au théâtre pour voir un spectacle et que ce spectacle est le produit d'un travail et d'une vision artistique. En effet, chaque metteur en scène livrera sa lecture de la pièce dans une esthétique qui lui sera propre : à la lecture de Richard III, la question se pose de savoir si le personnage est monstrueux ou s'il doit être considéré comme une sorte de « métaphore » de son époque. A la lecture de la pièce « Le misanthrope » de Molière, la question se pose de savoir si Alceste est un personnage sincère et amoureux ou un tyran monstrueux : tous les textes peuvent être polysémiques et développer plusieurs sens possibles, le metteur en scène en choisira certains et en exclura d'autres en fonction de sa lecture du texte. De plus l'esthétique de Thomas Jolly, exubérante et spectaculaire n'est pas la même que celle de Jacques Vincey ou d'autres metteurs en scène : chacun a son « style », son mode d'expression. Donc la mise en scène est moins là pour « renforcer l'émotion du texte » que pour proposer une vision du texte qui est elle-même une œuvre d'art
Cette vision du texte repose-t-elle uniquement sur l'émotion suscitée par le texte ? Le texte théâtral et la représentation ne sont-ils là que pour susciter des émotions ? Il semble réducteur de limiter le champ du théâtre à celui des seules émotions : le théâtre a aussi pour objet de faire réfléchir, d'éduquer. Ainsi le propos de Molière dans ses comédies est-il de « corriger les mœurs par le rire » en suivant le précepte du classicisme selon lequel il faut à la fois « instruire et plaire ». En observant les travers, les défauts des personnages, le public est invité à se « corriger » : le personnage de l'avare qu'est Harpagon nous conduit à interroger notre éventuel penchant à l'avarice qui devient un vice risible dont on souhaitera se débarrasser, la misanthropie d'Alceste le rend lui aussi ridicule et le spectateur le voit comme une sorte de contre modèle. A l'inverse, les figures héroïques nous proposent une image magnifiée de ce que nous pourrions être et nous amènent à nous surpasser, à nous améliorer.
De plus, le théâtre est également un objet de réflexion sur notre société. Quand Georgia Doll écrit « Miss Europa va en Afrique » elle s'inspire d'un fait divers : l'assassinat par des CRS d'un immigré forcé de retourner dans son pays d'origine. La pièce est l'occasion de nous interroger sur les valeurs de notre société et ses dérives. Il en va de même dans « Une étoile pour Noël, ou l'ignominie de la bonté » où Nasser Djémaï en s'inspirant de sa propre expérience nous amènent à réfléchir sur ce que l'on entend par « intégration » puisque peu à peu le personnage de Nabil va abdiquer tout ce qui fait son identité pour se conformer au moule dans lequel la grand-mère de son ami Jean-Claude veut le couler : changement de nom, Nabil devient Noël, changement de couleur de cheveux, refus de porter la bague de ses ancêtres au profit de celle d'une famille qui n'est pas la sienne. Le même auteur dans « Invisibles » se penche sur l'histoire des Chibanis, ces vieux immigrés devenus invisibles et séparés de leur famille. On voit bien que le théâtre est en lien avec les problématiques de son époque, E. Sorriano dans « Un qui veut traverser » se penche sur le sort de ceux qu'on appelle désormais les migrants… Molière à son époque questionnait son public et bravait la censure en touchant à des questions religieuses et politiques dans Dom Juan ou Tartuffe.
Au delà des phénomènes de société, le théâtre nous interroge sur des problématiques intemporelles comme la guerre dans Incendies : ce peut être la guerre du Liban, certes puisque W. Mouawad est d'origine libanaise, mais comme l'auteur le souligne le dramaturge, le théâtre transcende la réalité : « Alors, ce qui me ferait battre le cœur c’est de savoir que ce spectacle restera, à travers vos yeux, ancré avant tout dans la poésie, détaché de toute situation politique, mais ancré dans la politique de la douleur humaine, cette poésie intime qui nous unit. » Il s'agit donc bien de lire la pièce non comme seulement une dénonciation mais aussi et surtout comme une forme de poème nourri de la douleur humaine.
Les mises en scène de textes plus ou moins anciens nous amènent aussi à réfléchir à notre propre époque à travers des procédés de modernisation. Elles sont l'occasion d'interroger le public sur l'évolution de la société . En mettant en présence deux hommes et deux femmes élevés à l'écart de leurs semblables et de la société, un prince se fait fort de découvrir lequel des deux sexes a été, le premier, infidèle dans ses rapports amoureux. "La Dispute, c'est une expérience ratée", constate le metteur en scène : aucune réponse ne pourra être apportée au terme de la confrontation. Dans sa mise en scène de « La dispute », Jacques Vincey actualise le propos de la pièce de Marivaux à travers deux dispositifs scéniques: les spectateurs du premier, les témoins de "La Dispute", parqués par deux dans des cabines obscures, suivent les dialogues des cobayes grâce aux écouteurs mis à leur disposition. Voyant sans être vus, ils observent le laboratoire où les comédiens sont confrontés à leur reflet démultiplié. On pense bien sûr aux cabines de strip-tease, mais aussi aux émissions de télé-réalité mettant des individus et des couples à l'épreuve du désir sous l’œil des caméras et des téléspectateurs. Dans le deuxième dispositif, l'arène suggère aussi cette idée d'être observé de toutes parts, sans repli possible : d'ailleurs les loges et les coulisses sont à vue..."Ces émissions de télé-réalité, ces faux-semblants réels, ou ces réalités fictives, qu'on le veuille ou non, nous y sommes confrontés", reconnaît Jacques Vincey : "la question c'est l'époque où la pièce a été écrite, et l'époque à laquelle on vit... De savoir à quel point notre éducation influe sur nos impulsions". Car Marivaux, bien de son époque, triche en mettant en présence ses jeunes cobayes censés être "à l'état de nature" lorsqu'ils sont mis en présence les uns des autres. "Cet objet s'appelle un homme", expose le tuteur à l'une de ses pupilles après la première rencontre... Et la tutrice de renchérir : "Je ne m'étonne point qu'il vous aime et que vous l'aimiez, vous êtes faits l'un pour l'autre". "La détermination culturelle, raciale et sexuelle vient inévitablement fausser le résultat de l'expérimentation", constate Jacques Vincey. Cette problématique du passage d'une économie sexuelle du XVIIIe siècle à celle du XXIe siècle est habilement résolue par le metteur en scène qui mélange les genres masculin et féminin pour faire réagir et réfléchir le spectateur. De la même manière les miroirs sont remplacés par des portables qui sont un clin d’œil à la mode des selfies et à une approche narcissique des relations humaines et amoureuses.
Le théâtre peut donc demander à mobiliser non l'émotion mais la distance critique : il s'agit non pas d'être contaminé par l'émotion du personnage incarné par l'acteur mais de conserver une distance critique qui nous laisse lucide et objectif. C'est ce que Brecht théorisera sous le terme de « distanciation ».
Enfin, le théâtre est également une expérience sociale qui conduit des individus qui ne se connaissent pas à se réunir, le temps du spectacle, autour d'un objet commun : le spectacle vivant et de contribuer à son existence. Cette forme de communion implique un rôle actif du spectateur : disponible et généreux, il est indispensable à l'émergence du spectacle. Ainsi, la déambulation nocturne en forêt dans Hansel et Gretel met en présence de façon forte des individu de tous âges et de tous horizons qui ne se seraient pas côtoyés en d'autres circonstances…
Comme nous avons pu le voir la mise en scène peut contribuer à renforcer l'émotion du texte, toutefois les relations entre le texte et la scène sont bien plus riches et complexes que celles qui consistent à imaginer que la mise en scène est au seul service du texte. La mise en scène est également œuvre d'art, une forme esthétique et cette forme n'a pas seulement pour objectif de générer de l'émotion, elle nous conduit à une expérience intellectuelle et humaine.