Elements d'introduction sur le site de Radio France culture
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-la-vie-moderne/un-qui-veut-traverser-15
1er Episode
Lecture Jacques Bonnaffé
Achevée en juin 2012, Un qui veut traverser se fait le porte-parole de tous ces clandestins qui cherchent à franchir des frontières en s’embarquant sur des barcasses et en risquant leur vie. Entre ceux qui veulent traverser et ceux qui ne veulent pas, dans l’anonymat de ces paroles, dans le brouhaha de cette rumeur qui hante la vie secrète des plages nocturnes, hors des témoignages balnéaires, dans la violence des transactions, un dialogue se dessine et des personnages font surface, fantômes à demi transparents sur une mer infranchissable.La fuite, l’errance, la traversée étaient déjà présents dans la relecture d’une parabole biblique (L’enfant Prodigue) , ou dans une pièce sur les nouvelles formes d’exclusion sociale, (X-Y-Z vagabonds ),, y compris enfantines, (L’autre Côté ), pièces publiées chez l’Harmattan. Avec Un qui veut traverser , il s’agit d’évoquer le combat des populations « déplacées ». Dans ce chantier qui est toujours en cours (deuxième partie : Le parlement des forêts , résidence d'écriture avec le Rwanda Art Initiative à Kigali) le pari repose en partie sur l’ambition de transmettre des expériences intimes sans caractérisation individuelle de personnages, en privilégiant la dimension anonyme et collective des acteurs de ce combat.
L.A n°4 : Un qui veut traverser
I- Le récit d'une épopée
1) Un combat
Champ lexical « rempart/soldats/bataille/soldats/rafales/drapeaux flottant/victoire/conquis »
La notion de combat navigue ici entre défaite et victoire : le 1er paragraphe annonce la mort à venir, de manière métaphorique « un qui serre avec peine entre ses cuisses son dernier rempart »/ « un que la mer va reprendre »/ « un qui est prêt à se fondre dans l'univers », « un qui, dans la nuit disparaît, sans laisser de traces ».
Le dernier paragraphe insistent à l'inverse sur la réussite de l'entreprise « drapeaux flottants de leur victoire » « conquis ». A la noyade, fait écho l'arrivée sur la plage, à l'élément maritime « vague », « flotteur », « le fond », » la mer » répond l'élément terrestre « sable », « rivage », « sol », « terre ».
Soriano met en scène une épopée comme l'atteste les verbes d'action « j'ai traversé/je portais/je m'agrippais/j'écrasais/je tombais » ou, dans le second paragraphe « marchent/fléchissent/ne peuvent plus avancer/titubent/s'affalent/s'abattent/tiennent debout » l'abondance des actions inscrit les migrants dans un combat perpétuel et difficile comme l'attestent les complément « avec peine », « comme ils peuvent », ou le sens des verbes « fléchir », « tituber » qui témoignent d'une entreprise difficile, la négation « ne peuvent plus/ne bougeant plus » insiste également sur cette même difficulté encore renforcée par le contraste entre l'horizontalité et la verticalité : « s'affalent sur/s'abattent sur/ne bougeant plus sur » et « tiennent debout, mâts de chair et d'os plantés, drapeaux flottant de leur victoire », mouvements ascendants et descendants.
2) La présence du corps
Ce combat engage des corps : « cuisses »/taille/jambes/bras(2x)/mains/corps(2x)/chair/os » donnant le sentiment que les migrants sont représentés par métonymies successives, désignés comme des mains, des bras des corps sans identité définies. Le seul nom évoqué est symbolique puisqu'il s'agit de Moïse personnage qui « ouvre la mer » et qui ici « ouvre la marche » guidant tout un peuple vers le rivage, encouragé par des voix qui parviennent de l'obscurité « par là...help »
3) L'énergie de la langue
L'épopée est également présente dans l'écriture même qui fonctionne sans pause puisque l'ensemble du texte est constitué d'une seule et même phrase. Seules les virgules marquent des respirations. Le texte procède par ajouts successifs comme en témoignent les reprises « un qui se voit/un qui entend »et les anaphores « un qui »/ »j'ai traversé »/ « de ceux »/ « je suis »/ « il y a ». Ces phénomènes de répétitions et d'échos inscrivent le texte dans une sorte de litanie où il est difficile de reprendre son souffle et où le seul arrêt possible consiste dans l'arrivée finale.
II- Des trajectoires multiples
1) Des êtres génériques
Le texte de Soriano ne se présente pas de manière traditionnelle : pas de didascalie pour signaler le nom des personnages, ici tous sont anonymes et se caractérisent par des destinées différentes, ceux qui meurent et ceux qui parviennent à traverser. Dans le premier paragraphe Soriano se penche plus précisément sur un personnage : on sait de lui qu'il voulait être géographe, on entend même sa voix « un paysage ne ment pas, ajoutait-il », la focalisation interne nous permet d'entrer dans ce personnage plus individualisé que ceux du dernier paragraphe. On entend ses pensées « un qui ce dit »+ présence du « je ». Mais ce « je » pourrais être celui de n'importe quel migrant.
On relève l'abondance de métaphores qui viennent définir le personnage « je suis » : « une pluie d'hommes/une flaque/une goutte de chair/une marée d'hommes » métaphore filée de l'élément liquide/ « une forêt d'hommes qui attend »+ « odeur...requins/appât/repas/festin/déjeuner/carnage » métaphore filée de la nourriture désignant le migrant comme une proie pour les puissants « requins/président/voyou/rapace ». Cette multiplicité des identités confirme l'absence d'identité comme si le migrant n'était jamais qu'un parmi des milliers d'autres et disparaissait en tant qu'individu.
2) Autocorrections et réécritures
Tous les paragraphes du texte commencent par « non », comme si l'auteur corrigeait sans fin l'itinéraire de chacun de ces aventuriers qui peut évoluer de mille manières différentes et était ,du coup, in-racontable.
La scène du rêve du géographe est en ce sens symptomatique il « se voit », « il entend ses pas» donnant à son arrivée dans une ville européenne qu'il n'atteindra jamais un caractère concret : une rue/les vitrines/un square/un magasin/un café/une boisson/un volant » on note l'accumulation d'actions anodines qui font partie du quotidien de beaucoup d'européens et qui ici sont rêvées, le recours au pronom indéfini « un » rend plus pathétique cette énumération d'actions qui sont privées de réalité,à la fois précises et indéfinies.
3) La mort mise en scène
Scène nocturne : « un qui dans la nuit disparaît »/ »la nuit gagnant »/ »dans le noir gagnant »
fin tragique : « un qui a vu passer au loin la barque, mais un qui n'a rien su faire » ironie liée à la proximité du sauvetage qui n'aura pas lieu. La mort est annoncée dés le début du paragraphe, absence de suspens. On relève le glissement des temporalités : on part d'une observation au présent « serre/regarde » on remonte vers un passé proche « un qui a vu passer/n ' a rien su faire », vers un futur proche « va reprendre » ce travail sur la temporalité culmine dans le fait de traiter le personnage successivement au présent et à l'imparfait, comme si sa disparition était déjà consommée : « un qui voulait/pensait/ajoutait » définissant le caractère inéluctable de la mort. Le participe présent « se laissant glisser » accentue encore cette impression d'une mort imminente. Présence du champs lexical de la mort et de la violence.
Intervew Soriano
Lors d’un travail préparatoire sur une précédente pièce pour lequel je m’intéressais aux « vagabonds », à ceux qui ne trouvent pas leur place et se sentent étrangers au monde, j’avais ébauché quelques lignes mettant en scène, chaque fois, un clandestin et un passeur. J’ai ensuite continué ce travail - une tentative de mieux comprendre, par l’imaginaire, ce qui se joue dans ce choix insensé : quelle force anime le voyageur, et quelles stratégies met en oeuvre le passeur, à la fois pour dissuader, orienter, exploiter le désir de l’autre. Je suis parti d’un décor transposable partout, une plage d’où l’on part.
Parallèlement au travail purement littéraire, j’ai commencé à me documenter sur le sujet. Notamment avec les ouvrages des journalistes Serge Daniel et Fabrizio Gatti, qui ont suivi les filières de l’émigration clandestine, de l’Afrique subsaharienne à Lampedusa, au large de la Sicile. De nombreux articles de presse m’ont fourni des détails précieux. Bien souvent la rêverie initiale a trouvé des confirmations inattendues dans le réel, notamment sur certaines pratiques, certains passages obligés pour les clandestins. Petit à petit, j’entrai de plein pied dans le parcours infernal vécu par les candidats à « l’aventure » (nom donné par les clandestins eux-mêmes à leur voyage). Je découvrais le business de l’émigration, les rouages internationaux, le rôle des Etats, etc., sans pour autant m’écarter de mon impulsion de départ : essayer de décrire un acte humain en tant qu’observateur imaginaire, au plus près des faits.
La forme prise par la pièce s’oriente clairement vers un récit, une sorte de didascalie générale qui indique ce que font et disent les personnages. Les dialogues, à deux, à trois et parfois plus, occupent une place importante mais sont pris dans le fil du récit.
Le personnage principal est « un qui veut traverser », sans identité précise, hors ce désir. Il représente à lui seul la masse des clandestins et vit en quelque sorte plusieurs vies. Il pourra ainsi mourir et renaître. On peut parler d’identité collective, d’être générique. Il sera aussi bien ouvrier d’usine, géographe, journaliste, sans que ces caractéristiques ne prennent une importance considérable. Les noms propres (Moïse, Mara-Mara, etc.) concernent toujours les personnages qui orientent l’histoire, des êtres « extérieurs » à celui ou celle qui avance vers son but. Puis, au fil du récit, ce personnage principal se démultiplie selon différentes trajectoires. Voilà ce que sont en réalités les héros de ce récit : des trajectoires.
On retrouve ce personnage dans différentes situations, pas forcément successives dans le temps. Mais comme si le récit se recommençait sans cesse, envisageait des possibilités. Les sauts d’une possibilité à une autre permettent à la fois des sauts dans le temps et dans l’espace. Comme s’il s’agissait d’un montage de séquences au cinéma, on passe du rivage à la pleine mer dans un va-et-vient qui n’a d’autre justification que les caprices du récit.
Je pense à ces fresques ou à certains bas-reliefs, où l’artiste dessine des foules humaines pour représenter des batailles, des expéditions, des pèlerinages. Les identités se perdent au profit d’un paysage humain en mouvement.
Traverser
Voici ce qu’écrit Paul Virilio en 2009 pour l'exposition Terre natale, ailleurs commence ici.
« Le XXIème sera le siècle des grandes migrations. Toute la situation du monde va être perturbée par la crise de localisation. Les sociétés anciennes étaient inscrites dans un territoire, la terre natale. Aujourd'hui elles dérivent pour des raisons de délocalisation de l'emploi, pour des raisons de conflits qui n'en finissent pas. C'est toute l'histoire qui se remet en marche, c'est toute l'histoire qui prend la route (...) Aujourd'hui le sédentaire est celui qui est partout chez lui, grâce aux télécommunications, grâce à l'interactivité. Et le nomade, celui qui n'est nul part chez lui. Sauf dans les camps de transit ».
Quitter son pays illégalement n'est plus seulement aujourd'hui un acte lié à des circonstances particulières, locales ou momentanées, mais un phénomène continu, massif et planétaire. En Afrique, en Europe, en Asie, en Amérique du Nord, partir sans autorisation administrative est devenu une nouvelle forme de l’économie de marché, dans laquelle des dizaines de milliers d’individus sont contraints à chaque instant de risquer leur vie. Traverser, atteindre l’autre côté, ou mourir. Et il ne s’agit pas de découverte, d’aventure ou de conquête, mais d’exil, de mort, de survie, de fuite.
Marc Soriano