Question sur corpus
Le dialogue théâtral met souvent en jeu des conflits ou des tensions entre les personnages, les scènes auxquelles nous sommes confrontés dans ce corpus n'échappent pas à cette règle. Il s'agit de trois extraits d'oeuvres classique et contemporaines qui confrontent deux personnages dont l'un doit révéler à l'autre une vérité ou un avis sincère. Le Misanthrope de Molière, I,2, 1666 oppose ,dans un échange de plus en plus tendu, Oronte, un marquis, qui demande à Alceste, réputé pour ne pas transiger avec la sincérité, un avis sur un sonnet de sa composition. L'extrait d'Art, de Y.Reza publié en 1994 met en scène un dialogue entre deux amis, Marc et Serge à propos d'une toile que Serge, amateur d'art, vient d'acheter : un tableau blanc avec des liserés blancs. Le dernier extrait est issu de Cendrillon de Pommerat en 2013. Dans cette réécriture du conte la jeune Sandra doit révéler au prince la dure réalité de la mort de sa mère dont il attend un appel tous les soirs depuis dix ans. Dans chacune de ces situations l'enjeu est la sincérité, mais, comme dit le proverbe « toute vérité n'est pas bonne à dire », pourquoi ? Quels sont les obstacles à la sincérité ? C'est à cette question que nous allons tacher de répondre.
Tout d'abord, il est difficile d'être sincère dans une société souvent hypocrite. Alceste fait l'expérience de cet obstacle : il refuse de mentir à Oronte mais, dans le même temps il lui est difficile de prendre le risque de la sincérité. Cette difficulté est d'emblée présentée par le personnage qui souligne que c'est « une matière délicate » et que « sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte ». Ainsi Alceste perçoit clairement que, même si Oronte dit attendre de lui qu'il soit sincère, ce qu'il espère et attend réellement c'est qu'on lui dise ce qu'il veut entendre. Cet obstacle est renforcé par la position qu'occupe Oronte qui est visiblement un personnage influent. De la même manière, le prince reproche à Sandra de ne pas être « aimable », il reprend « Tu aimerais ça que je te dise moi que ta mère est morte ? » et lui reproche ainsi de ne pas faire ce qu'il faut, de ne pas respecter les convenances car ce qu'elle fait, normalement, ne se « fait pas ».
Outre le jeu social, la sincérité est également entravée par la peur de blesser l'autre. Sans doute Alceste ne souhaite-t-il pas humilier Oronte en le critiquant sur son « esprit ». En se soumettant à son avis, Oronte se met à sa merci : dés lors il est difficile d'être sincère sans se montrer cruel. Dans la relation amicale entre Marc et Serge cet enjeu est également présent, le texte souligne leur longue amitié mais aussi la fragilité de ce lien « j'étais sûr que tu passerais à côté » : Serge connaît son ami et sait leur différence d'opinion sur l'art. Mais en avouant ne pas aimer le tableau, il prend le risque de critiquer les goûts de son ami et dés lors de le blesser. Enfin Sandra, recule elle aussi, comme Alceste, le moment de dire les choses crûment : « ta mère est morte » car elle ne souhaite pas blesser le jeune prince qui, d'ailleurs relève ce « manque d'empathie » : « c'est pas sympa... » dira-t-il. On remarque que cet obstacle induit des stratégies similaires: Sandra comme Alceste comme Marc reculent le moment de dire ce qu'ils pensent, comme s'ils espéraient que leur interlocuteur allait comprendre de lui même. Or , devant leur refus ou leur incapacité à comprendre, la révélation prend un tour violent "ta mère est morte", "il est bon à mettre au cabinet", "tu as acheté cette merde 200000 francs!".
La peur de blesser l'autre s'accompagne en effet de cet un autre obstacle : celui dressé par l'interlocuteur lui-même qui ne veut pas entendre la vérité. Ni Oronte, ni Serge, ni le prince ne veulent vraiment savoir. Oronte par orgueil et vanité, Serge parce qu'il estime que c'est lui le connaisseur en art et que Marc n'y connaît rien, le prince parce qu'il a peur d'être confronté à l'irrémédiable et que, tant que les choses ne sont pas dites, il peut continuer à se raconter des histoires.
Car c'est bien aussi à cet obstacle que se heurte celui qui parle : une fois que la chose est dite, il n'y a pas de retour en arrière possible, il faudra en assumer les conséquences. Ainsi l'amitié entre Marc et Serge risque de se rompre, Sandra peut anéantir le prince, Alceste devra affronter la colère d'un homme plus puissant que lui. C'est une lourde responsabilité qu'ils prennent tous.
Notons enfin que pour Sandra l'obstacle est aussi en elle : avouer la vérité au prince à propos de la mort de sa mère, c'est affronter une autre vérité qui la concerne puisqu'il s'agit de la mort de sa propre mère.
Comme on le voit les obstacles sont nombreux, qu'ils relèvent des codes de la société, qu'ils résident dans la réticence de l'autre à admettre cette sincérité ou en celui qui se montre sincère et qui prend le risque de blesser et d'être repoussé.
II Invention :
Les attentes du sujet :
comment représenter ou suggérer deux espaces/temps distincts ?
- video ?
- une Sandra petite+sa mère/une Sandra grande+la fée (noir plateau + 2 douches de lumière?)
- un recours aux voix off ?
- Sandra et la fée, face public, Sandra « voit » la scène et l'évoque et la commente ?
- La fée hypnotise Sandra, qui remonte dans son passé et revit cette scène avec sa mère ?
Plateau nu, Sandra assise sur une chaise regarde sa montre, la colle contre son oreille. Lumière froide : douche de lumière verte sur Sandra. A mesure que la scène progresse la douche de lumière s'élargit puis se teinte de davantage de jaune pour finir la scène sur une ambiance dorée et chaleureuse.
Entrée de la fée
F- Ah! te voilà, ça fait une heure que je te cherche...T'as vraiment une sale mine ! Je suis ta bonne fée et j'en ai vraiment marre que tu passes ton temps à passer à côté de ta vie, enlève cette montre ridicule !
(la montre de Sandra sonne et la fée sursaute)
Qu'est-ce que je disais !? On ne peut pas avoir une conversation suivie avec une montre qui sonne toutes les cinq minutes, tu sais ça, personne peut être heureux comme ça !
S- Je ne dois pas oublier de penser à ma mère, ma mère me l'a demandé, elle m'a dit ma mère de toujours penser à elle pour qu'elle ne meure pas en vrai, voilà, c'est tout, c'est comme ça alors si tu peux pas comprendre, il vaut mieux que tu ailles te trouver une autre œuvre de charité.
F- Pas gaie ta vie. Les autres pendant ce temps ils s'amusent, ils font la fête ! Tu penses vraiment qu'elle t'a demandé une chose pareille ta mère ?
S- Là, je pense pas : je sais, j'y étais moi, pas toi. C'est ma responsabilité, je peux pas me laisser distraire moi, j'ai promis et elle compte sur moi et puis… je m'en fous des autres, j'ai pas besoin de m'amuser, c'est pour les petits de s'amuser. Moi j'ai autre chose à faire de plus important, de plus adulte que de me distraire. Et de toute façon, pour se distraire faut l'avoir mérité et moi je mérite pas, voilà, c'est dit. Maintenant Ciao ! Si ça se trouve j'ai oublié de penser à ma mère et elle est tombée dans la vraie mort… Voilà, vous êtes contente ?
F- Que dirais-tu si tu pouvais y retourner
S- retourner où ?... T'es jamais très claire comme fée.. !
F- Au chevet de ta mère, ce jour là, tu sais, le jour où elle t'a dit ça...
S- C'est une drôle d'idée je crois, tu vas faire de la magie pour me renvoyer dans le passé ? Parce que je suis pas sûre de te faire confiance niveau magie
F- Non, je vais t'hypnotiser
S- Pas de magie magique alors ?
F- Non, prête ?
S- Prête, tu comptes à rebours… mes paupières se font lourdes et tout ?
F- Tu fermes les yeux tu écoutes ma voix, à 3 tu seras là bas et je te ramène quand tu veux, n'aie pas peur, ( Sandra se lève, pendant toute la scène elle regarde fixement le public comme si elle y voyait la scène qui se déroule dans sa tête) 1… tes paupières se font lourdes, 2… tu rentres dans la chambre (Sandra fait un pas) ,3…. Tu entends ta mère… Tu l'entends ?
S- Oui... elle me parle, mais sa voix est si faible, c'est un murmure…
F : Comment tu te sens ? Tu te vois près d'elle ?
S :… et je suis fatiguée qu'elle soit tout le temps couchée ! Je suis sur son lit, je joue avec ma poupée, je suis en colère contre elle, je lui en veux d'être malade… Qu'est-ce qu'elle m'énerve à être malade comme ça, tout le temps ! Elle a plus de force pour jouer avec moi et je comprends à peine ce qu'elle me dit… elle parle tout doucement...
F- Concentre-toi, rapproche-toi
S- Oui, qu'est-ce que tu me dis maman ? Si tu es malheureuse…
(Voix off de la mère )
- Si tu es malheureuse, ma chérie, pour te donner du courage pense à moi… Mais n'oublie jamais, si tu penses à moi fais-le toujours avec le sourire...
(Sandra répète les dernières paroles de sa mère)
F- Maintenant reviens ici et aujourd'hui (elle claque des doigts et secoue Sandra) Ouh ! J'ai bien cru que tu n'allais pas vouloir revenir… Alors ?
S : …. J'étais près d'elle
F : Alors ?
S : Elle était si faible, je ne voyais pas à quel point à l'époque… Je ne l'avais écoutée que d'une oreille.
F : Alors ?
S : Alors cette montre qui m'angoisse depuis des années je vais m'en débarrasser (elle enlève la montre de son poignet). Depuis des années j'ai voulu contrôler le temps, contrôler mes pensées, mes souvenirs, depuis des années je suis restée une toute petite fille assise sur le bord du lit de sa mère faible comme un oiseau et qui n'avait pas su ou pas pu l'écouter… Tout ce temps sans que je réussisse à grandir, pas une minute sans que je m'en veuille et que je me déteste de n'avoir pas su être capable de la garder en vie. Alors qu'elle voulait juste que je sois heureuse j'ai passé mon temps à avoir peur de pas être à la hauteur, de l'oublier et de la trahir. J'ai vécu dans une bulle figée dans le passé... Et j'ai laissé tout le monde m'humilier, ma belle-mère et ses deux pestes de filles, comme si je le méritais, comme si c'était normal qu'elles me punissent puisque je ne valais rien, puisque j'étais incapable d'accomplir la mission que je croyais que ma mère m'avait confiée... Je respire pour la première fois, j'ai entendu sa voix et elle était claire.
F : C'est facile de se tromper tu sais…c'était ta manière de ne pas accepter cette disparition. Imaginer que tu avais le devoir de ne pas oublier et le pouvoir d'empêcher la mort te permettait d'être moins triste. Comme le prince, tu avais sans doute besoin de te raconter une histoire...Voilà, l'histoire se termine.
S : C'est triste quand même de la revoir, quand je ferme les yeux, je la revois encore…
F : Alors, garde les yeux ouverts.