L.A. n° 2 : l'opposition Nawal/ Sawda
pge 86 « SAWDA : Alors on fait quoi... » jusqu'à « Il n'y a rien de plus beau que d'être ensemble. »
Problématique(s)
Comment se traduit l'opposition entre deux réactions à la violence ?
En quoi les deux femmes dans ce moment sont à la fois dans l'opposition et la fusion ?
Comment évolue le rapport entre les deux femmes dans leur rapport à la violence ?
Sawda ou la question de la vengeance
Une remise en cause de l'inaction : personnage qui se calque sur son mentor, Nawal. On remarque sa dépendance à Nawal : elle la questionne, attend d'elle des réponses « Alors on fait quoi ? On fait quoi ?...On attend ? On comprend ? On comprend quoi ? On fait quoi, Nawal ? », on note l'anaphore et les phénomènes de répétition qui sont les marques de sa colère et de son impuissance, usage du pronom impersonnel « on » qui généralise le propos au-delà d'elle et Nawal. Plus loin elle questionne a nouveau « Alors on bouge pas, c'est ça ? » ou encore « Alors qu'est-ce qu'on fait ? » On relève les verbes d'action « faire, bouger » qui témoigne de son besoin de s'engager physiquement, de sortir du domaine des mots représenté par le champs lexical de l'intelligence ou du savoir « ce sont des histoires, livres, alphabet, des mots, les mots » Sawda s'insurge contre l'impossibilité des mots à neutraliser la violence et sa déception du langage se manifeste dans le mépris qu'elle affiche à travers la répétition et la mise entre guillemets de l'adverbe « tellement » associé à une série d'adjectifs mélioratifs « joli, beau, intéressant, extraordinaire » que par antithèse elle oppose au terme « crachats au visage ».
Un apaisement progressif : au début c'est Sawda qui détient la parole et laisse exploser sa colère, peu à peu le rapport de forces s'inverse et Nawal reprend son rôle de guide, elle lui fait promettre de ne pas discuter « A quoi tu penses ? », « A quoi tu penses ? », « pourquoi tu dis « je » ? », « Et tu feras quoi ? » on observe que le « on » a cédé la place au « tu » restaurant la place de Nawal comme celle qui réfléchis et organise, Sawda ne fait ici que suivre « Après? », « Et après ? » au refus opposé « je refuse » dit-elle succède l'acceptation « comment je ferai pour vivre sans toi ? ». Sawda confirme à la fois sa dépendance et sa soumission à Nawal qui elle a déjà respecté sa promesse de lui apprendre à lire et à écrire pour échapper à la barbarie. La fin du tableau insiste d'ailleurs sur l'impératif 'rappelle-toi », « Récite-le », Nawal ramène Sawda à une forme de douceur et d'humanité à travers le champ lexical du langage « le poème, récite (2fois), alphabet, chanterai (2fois) » le chiasme « Et ma voix sera ta voix et ta voix sera ma voix » insiste sur la figure de leur amitié ou l'une est l'autre, où les voix se confondent, d'ailleurs, Nawal deviendra « la femme qui chante », l'adverbe « ensemble » repris deux fois renforce l'idée du partage et de la communauté entre les deux femmes en même temps qu'elle réaffirme Nawal dans son rôle de mentor.
L'argumentation de Nawal
Une parole passionnée : Les répliques de Nawal qui intervinnent en réponse à celles de Sawda sont longues et empruntent elles aussi au registre de la colère et de la vengeance. Nawal épouse le point de vue de Sawda pour mieux lui en faire toucher les limites et l'absurdité. Tout d'abord elle dénonce le regard binaire de Sawda : soit on ne fait rien, soit on se venge. Sa première réplique est entièrement articulée autour de rythmes binaires soudés par des oppositions : « on n'aine pas la guerre, et on est obligé de la faire/On n'aime pas le malheur et on est en plein dedans/Tu veux ...pour qu'ils… Tu veux...pour qu'ils. Mais ce jeu d'imbéciles... » Ici on note que Nawal pose un regard complexe sur la situation, elle admet son impuissance par la réponse négative « je ne peux pas te répondre », à défaut de réponse elle s'oppose malgré tout fermement au point de vue de Sawda en montrant l'absurdité de son projet : elle oppose « tu » et « ils » marquant la barrière insurmontable entre Sawda et ce « ils » indéterminé, elle montre également l'incohérence profonde de sa démarche avec les champs lexicaux opposés : « te venger, brûler des maisons, faire ressentir, punir » et le verbe « comprendre » utilisé à deux reprises . Nawal dénonce le cercle vicieux dans lequel Sawda s'enferre : ce jeu d'imbéciles se nourrit de la bêtise et de la douleur qui t'aveuglent » La parole de Nawal est une parole passionnée, le rythme des phrases en témoignent : elles fonctionnent sur des reprises, des accumulations qui insufflent un large mouvement aux phrases « Mais tu veux convaincre qui ? Tu ne vois pas qu'il y a des hommes que l'on ne peut plus convaincre ? Des hommes que l'on ne peut plus persuader... », l'accumulation des questions rhétoriques rendent compte également de sa véhémence « Comment tu veux expliquer… ?/ Qu'est-ce que tu crois ?/Qu'est-ce que tu penses !/Tu crois qu'il va dire… ? » Dans cette salve de questions Nawal renvoie Sawda à sa propre incohérence : elle ne fera rien comprendre à quiconque en tuant à son tour, ce qu'elle obtiendra se sera seulement une violence qui entraînera la violence .
L'impossibilité de convaincre : Nawal insiste sur l'impossibilité de convaincre les autres ce « ils » qu'elle a opposé à Sawda. La parole de Nawal oppose le registre de « comprendre » et « faire comprendre », le « raisonnement », le fait « d'apprendre quelque chose », « ça me fait réfléchir » à la violence « « brûler, condamner elle même ses enfants, faire saigner de tes mains femme/fils... », cette absurdité est dénoncée également par l'ironie « Ah ! Mademoiselle Sawda, votre raisonnement est intéressant, je cours de ce pas changer d'avis... et je vais m'excuser sur le champ» ou « Tiens, ça me fait réfléchir et c'est vrai que les réfugiés ont droit à une terre. Je leur donne la mienne et nous vivrons en paix et en harmonie ensemble tous ensemble » L'ironie est particulièrement mordante dans ces propos fictifs qui font parler les anciens bourreaux nouvelles victimes de Sawda et de sa vengeance en mettant dans leurs bouches des mots de pardon que Sawda refuse de prononcer d'une part et qui d'autre part sont en totale contradiction avec la haine qu'ils ressentent déjà et qui ne peut que s'accroître.
Le retour à son point de vue à elle : « les petites valeurs de fortune ». Nawal conforte Sawda en lui disant à quel point elle aussi ressent de la haine. La fin de sa longue réplique s'articule autour de son propre penchant à la vengeance « Chaque jour je pense à lui/je pense à sa mort évidente/Ne pense pas que la douleur de cette femme je ne la ressent pas. Elle est en moi comme un poison » L'ampleur de ce sentiment qui a envahi Sawda a aussi contaminé Nawal, ici on relève sion dans la douleur qui est assimilée à un poison qui transforme tout en haine. On relève l'accumulation des conditionnels « je prendrais les bombes/je les enroulerais/je les avalerais/j'irais/je me ferais exploser/je le ferais » qui sont autant de possibilités auxquelles elle renonce mais que Sawda fera sienne après l'arrestation de Nawal puisqu'on sait qu'elle commettra un attentat suicide. Le personnage de Nawal fait ici le compte rendu d'une série d'action dont Mouawad souligne la violence à travers le champ lexical de la guerre et de la mort « grenades, dynamites, bombes » rythme ternaire + recours au pluriel, à cela s'ajoute les figures de l'hyperbole « tout ce qui peut faire le plus mal/ que tu ne peux même pas imaginer/ma haine est grande, très grande ». Comme Sawda et comme les autres bourreaux elle manifeste son envie de tuer et le plaisir inhumain qu'elle y prendrait « avec une joie...et je n'ai qu'à faire ça pour les décharner jusqu'à la moëlle de leur âme » la volonté de destruction s'exprime ici dans toute son horreur en mêlant les champs lexicaux de la chair et le l'âme car la violence permettrait d'anéantir à la fois le corps et l'âme de son ennemi. Toutefois Nawal renonce à cette allégresse de la vengeance et de la violence et restaure la part d'humanité en laquelle elle croit et à laquelle elle veut ramener Sawda.
Une action réfléchie
Quel système de valeurs ? : Dans un monde en proie à l'hystérie de la violence il semble que peu à peu la frontière entre bien et mal s'estompe mais, on l'a vu, Nawal ne veut pas sombrer dans la folie de la vengeance qui ne construit rien « douleur aveugle ». Dés le début de l'extrait elle déplore de ne pouvoir se raccrocher à des valeurs « pas de valeurs pour nous retrouver », pour autant il s'agit bien de rester dans un système de valeurs « Ce que l'on sait et ce que l'on sent. Ça c'est bien, ça c'est pas bien » ainsi elle restaure une forme de morale qui discerne le bien et le mal « bien/pas bien » Ce refus de l'aveuglement passe par le renoncement à avoir pour point de départ de l'action sa propre douleur. Les autres valeurs prônées par Nawal sont des valeurs humaines fondées sur la parole et la promesse : « Mais j'ai fait une promesse, une promesse à une vieille femme d'apprendre à lire, à écrire, à parler, pour sortir de la misère, sortir de la haine. Et je vais m'y tenir, à cette promesse/ Promesse à une vieille femme... », plus loin dans le texte Nawal reparlera des promesses : « Tu vas me promettre/Promets/j'ai tenu ma promesse.Maintenant c'est à ton tour de promettre. Promets ./je te promets » Le cycle des quatres pièces de Mouawad s'intitule d'ailleurs « Le sang des promesses ». A travers cette présence de la promesse les personnages s'approprient et donnent du sens à ce qui leur arrive tout en restant dans le lien, lien de Nawal à sa grand-mère, de Nawal à Sawda et, à présent de Sawda à Nawal. Il s'agit bien de savoir pourquoi on fait les choses et de s'engager les uns envers les autres.La fin du tableau développe d'ailleurs cette idée « Récite-le chaque fois que je te manquerai et quand tu auras besoin de courage, tu réciteras l'alphabet. Et moi, quand j'aurai besoin de courage, je chanterai, je chanterai, Sawda, comme tu m'as appris à le faire. » Le parallélisme des structures renforce encore le lien qui unit les deux femmes. Enfin Nawal distingue cette action d'une vengeance « Pourquoi est-ce qu'on va faire tout ça ? Pour se venger ? Non. Parce qu'on veut encore aimer avec passion. ». Ainsi il s'agit davantage de restaurer la possibilité d'aimer « ceux qui ont aimé avec passion/ceux qui n'ont pas aimé/l'amour que j'avais à vivre », cette valeur était déjà présente quand Nawal explique pourquoi elle renonce à une vengeance aveugle « « Ne haïr personne, jamais,la tête dans les étoiles, toujours »
Le refus de l'impulsivité : Il s'agit bien de « faire quelque chose », on note qu'à la question de Sawda « Alors qu'est-ce qu'on fait ? » elle ne répond pas par « Je ne peux pas te répondre » mais elle lui confie un plan, quelque chose d'organisé et de rationnel, de méthodique. Les phrases de Nawal sont formulée au futur proche et au futur comme pour les ancrer dans une forme de destin : c'est ce qui va se passer, ainsi on lit « On va frapper/on va frapper/ on fera mal/ on ne touchera/on le touchera/on le touchera/elle va m'aider/je vais la remplacer/je vais y aller/je vais enseigner/je lui tirerai » Nawal a en tête un plan clairement organisé et tout est déjà en place « elle a été mon élève ». Cette série de futurs offre un contrepoint aux conditionnels de la précédente réplique. D'ailleurs les phrases se font tout à coup beaucoup plus courtes, concises, comme s'il s'agissait d'aller à l'essentiel sans se laisser parasiter par la passion ou les émotions. A la violence du carnage évoquée dans le début de l'extrait succède une forme d'économie « Je lui tirerai deux balles. Une pour toi, une pour moi. Une pour les réfugiés, l'autre pour les gens de mon pays. Une pour sa bêtise, une pour l'armée qui nous envahit. Deux balles jumelles. Pas une, pas trois. Deux », Nawal s'exprime de manière mesurée sans débordement de haine mais avec une détermination accentuée par le rythme ternaire
Une cible choisie : aux multitudes de victimes possibles évoquées dans les répliques précédentes « tu veux qu'ils comprennent », « au milieu des hommes imbéciles » Nawal oppose ici la sobriété du singulier « On va frapper à un endroit , un seul/on ne touchera aucun enfant, aucune femme, aucun homme, sauf un. Un seul » La réplique est entièrement construite autour de l'idée de maîtrise : « Je pense à Chad/C'est le chef de toutes les milices ». Pour la première fois l'ennemi est nommé, il s'agit de s'en prendre à lui pour ce qu'il représente, son statut, l'expression « chef de toutes les milices insiste sur ce point », le mot « chef » tout d'abord, puis le compléments du noms « des milices », pluriel encore renforcé par l'hyperbole « toutes les ». On relève également le refus d'être dans la surenchère de la violence, contrairement à ce qui était évoqué précédemment « en allant faire saigner sa femme et son fils/avec les corps de ceux qu'il aime à ses pieds », ici l'adjectif « aucun repris trois fois insiste sur la volonté de préserver la vie des innocents.
Le sens du sacrifice : Le passage du « on » au « je » : dans le premier temps Nawal parle de manière à la fois impersonnelle et collective « on va frapper (2fois)on fera mal,on touchera (3fois) on tuera (2fois) » puis elle glisse vers le « je » « mon élève, m'aider, je vais ». Nawal assume ce sacrifice, elle sait qu'il n'y aura pas d'issue pour elle les deux questions de Sawda « Après ? » montrent bien qu'il n'y a pas d'après envisageable, seul le silence lui répond et dans ce silence Sawda comme Nawal comprennent qu'elle ne peut pas en réchapper. Le champ lexical de la mort est d'ailleurs développé « il y en a qui vont mourir et d'autres non/ceux qui ont déjà aimé doivent mourir/il ne me reste que ma mort » on relève que ce champ lexical est associé à la notion de devoir.+ « comment je ferai pour vivre sans toi ? » Si Nawal se sacrifie c'est parce qu'elle estime avoir eu de la vie ce qu'elle était en droit d'en attendre « l'amour/je l'ai vécu,l'enfant/je l'ai eu, il me restait à apprendre/j'ai appris » , il semble ainsi que tout soit advenu pour elle, c'est Sawda qu'elle charge de vivre pour elle « pour moi »(2fois) au nom d'un âge d'or « il y a longtemps », « jeunes », je pensais encore retrouver mon fils » qui s'oppose à la situation actuelle « sa mort évidente »