Quand la culture est prise au piège de la "culture gé" (Cécilia Suzzoni)

Le débat que suscite en ce moment la suppression de l'épreuve de culture générale, à l’oral ou à l’écrit de certains concours aux Grandes Écoles, est lourdement grevé par un certain nombre de malentendus, dont le plus visible est par exemple le titre que la journaliste du Monde, Anne Chemin (ou la direction du journal) donne à son article dans la page culture et idées du Monde (samedi 4 avril 2012): " La "culture gé" à l'épreuve". Car pour aller au vif du sujet, et pour renverser la formule, c'est bien la culture, tout bonnement la Culture qui était et reste mise "à l'épreuve" par les avatars étranges auxquels l'institution la réduit ponctuellement. Le syntagme tout à la fois sympathiquement potache et cavalier de "culture gé" illustre assez bien le devenir résiduel d'une culture dont on aurait bien tort de penser, à l'instar du nouveau Président de l'ENS de Lyon, qu'il suffira de la remplacer par un "nouvel oral portant sur six ouvrages de recherche qui ont marqué les lettres ou les sciences humaines", pour éveiller magiquement "une réflexion personnelle sur les œuvres"...

Le mal, si je puis dire "vient de plus loin" Je suis bien d'accord, pour en avoir expérimenté de près la préparation, sur le constat sévère d'une épreuve qui "se résumait souvent à des lieux communs bachotés en classes préparatoires". Encore faudrait -il élargir ce constat sévère pour incriminer l'inflation méthodologique, le marketing débridé qui prétendent venir en aide à un candidat en situation d'urgence qui arrive souvent en classe préparatoire sans avoir lu une ligne d'un seul roman complet de Balzac ou de Stendhal: que pourrait-il faire d 'autre que réciter telle ou telle fiche hâtivement, absurdement ingérée? Situation propre à favoriser (à ignorance égale...) une discrimination sociale, non seulement par l'argent, mais aussi par l’habileté à maîtriser les code rhétoriques. Gageons que la nouvelle épreuve, compte tenu de la lourdeur des programmes, se prêtera comme par le passé, peut-être davantage (si l'on pense à l'amont épistémologique complexe que recèle une "grande œuvre critique"), au même type de bachotage dont profitera à l'évidence, dès le joli mois de mai, le "magasin orthopédique" des concours...

Dans l'état actuel des choses, maintenir ou supprimer cette épreuve importe finalement peu, tant le débat est à la base faussé par le dévoiement d'une culture qu'on a cessé depuis longtemps de définir à l'aune de quelques certitudes dont la lecture modeste des grandes œuvres dans le secondaire aurait dû rester, avec celle de l'enseignement ambitieux de la langue, une priorité, bien plus convaincante et alléchante que cet "émiettement" que stigmatise à juste titre Françoise Mélonio, et qui, sous couvert de plus d'"inter et transdisciplinarité" devient la tarte à la crème commode du renouveau pédagogique. A ce propos, un entretien entre Les Cahiers pédagogiques et "le recteur pédagogue" de l'Académie de Versailles, Alain Boissinot, me paraît fort inquiétant. On y apprend en effet que les professeurs du secondaire récalcitrants - lire entre les lignes ceux qui se refusent à être les épigones zélés d'une école des "compétences", avide de substituer "aux contenus d'enseignement, programmes, niveau d'exigence théorique" l' "ingénierie pédagogique" -sic!- "devraient prendre conscience de ce qui se passe dans la vraie science" dont le modèle serait celui à l'œuvre dans "beaucoup d'universités". On y apprend aussi que désormais "l'inspecteur doit résolument renoncer à être le gardien de la norme"! Le problème est que, par un de ces curieux renversements dont nos audacieux pédagogues sont friands, la "norme" désormais menacée risque fort de devenir le pré carré assiégé d'un enseignement de la résistance qui se refuse à confondre modernité et air du temps. De surcroît, "l'ingénierie pédagogique" a de quoi être agacée de constater que cette résistance émane de ceux -là mêmes qui ont mené le combat pour le renouveau des études littéraires, qu'ils n'ont jamais confondu, pour leur part, avec la dilution insipide et naïvement technique devenue en sous mains la nouvelle "norme", encore florissante, des rituels d'enseignement.

Tentons une synthèse (elle est accablante, et illustre de façon éclatante cette "ignorance têtue" dont le poète Jacques Réda disait encore récemment qu'elle préside depuis trop longtemps au destin de notre enseignement en France!): pour assurer un "continuum de la terminale à l'université", les professeurs du secondaire sont invités à renoncer à "la culture traditionnelle du second degré" -ce qu'il en reste, courageusement et talentueusement transmis par beaucoup d'entre eux-pour s'aligner sur les programmes de lettres et sciences humaines de beaucoup d'universités, celles dont le souci "communicant" est manifestement de faire oublier -voire effacer de l'organigramme- le mot littérature, désormais encombrant s'il devait ne pas se résigner à ne plus être que l'appendice un peu ringard de "la culture professionnelle de l'enseignant du lycée"-re-sic- !

A l'aune de ces remarques, la suppression de l'épreuve de culture générale peut revêtir un sens plus inquiétant: moins le souci de faire l'économie d'un rituel, de fait, aussi vieilli que discriminant dans sa pratique, que celui d'amputer encore un peu davantage une formation généraliste qu'il s'agirait certes de refonder, mais certainement pas de saper dans son principe. Il y a là matière à débat, un vrai, et non celui qui, entérinant déjà le constat d'une "culture gé" en déroute, se garde bien de reposer celui de "la culture ", ce mot et concept d'origine romaine, objet de la belle et audacieuse méditation de Hannah Arendt dans "La crise de la culture". Affaire à suivre, donc.

Cécilia Suzzoni