L'anglais est-il (toujours) une langue européenne ? (Charlotte Levrard)

La montée du « Globish », cet anglais utilisé globalement comme langue véhiculaire, peut donner à cette question « l'anglais est-elle une langue européenne » une allure impertinente. Or si on retient comme critère l'influence pérenne du latin sur l'anglais utilisé comme langue référentiaire, on pourrait s'aventurer à l'affirmer.(cf. Henriette Walter, Le latin dans le monde d'aujourd'hui)

Pour poursuivre cet argument, en le centrant sur le monde anglo-saxon, voici quelques moments clés de l'histoire de la pénétration du latin dans la langue et les esprits anglais. On verra ainsi que le latin, langue du savoir ou du pouvoir, fonctionne depuis toujours, grâce à son enseignement dans les écoles et les universités de par le monde anglophone, comme signe marqueur d'une certaine élite, qu'elle se situe dans l'univers scientifique ou celui des lettres et sciences humaines.

En effet en 410, au départ des légions romaines, la langue administrative et ecclésiastique demeure le latin. Il pénètre plus profondément dans les esprits lorsque la Grande-Bretagne anglo-saxonne du Haut Moyen-Age est évangélisée en 597 par Augustin de Cantorbéry, envoyé en mission par le pape Grégoire. Les monastères essaiment, les églises se construisent, les grandes cathédrales ouvrent des écoles pour l'enseignement des enfants des choeurs attachés à l'église, et le latin progresse comme langue des « privilégiés ».

L'invasion de Guillaume le Conquérant en 1066, impose la langue normande des envahisseurs comme langue de cour. L'existence de la Grande Charte signée par Jean sans Terre en 1215 nous rappelle comment le normand marque profondément la langue du droit, et cela jusqu'à nos jours, mais le latin, qui demeure la langue ecclésiastique et académique, est également utilisé pour la rédaction des documents administratifs. En 1521 Henri VIII, grandement aidé par le grand latiniste sir Thomas More, envoie au pape Léo X son assertio septem sacrementorum adversus Martinum Lutherum. En reconnaissance, le pape le nomme fidei defensor, titre toujours porté par le monarque britannique et imprimé sur toutes les pièces de monnaie côté face.

Malgré le Grand schisme survenu en 1534, qui menait à l'établissement de l'église anglicane et à la dissolution des monastères en 1538, sans oublier en 1611 la traduction anglaise de la Bible King James Version, le latin demeure courant dans les sphères de l'administration et de la diplomatie. Pendant l'Interrègne du Lord Protecteur Oliver Cromwell (1650-1660), le grand poète et latiniste John Milton est nommé Latin Secretary (équivalent du Home Secretary ou ministre de l'Intérieur). Andrew Marvell, son ami et défenseur lors de la Restauration en 1660, prend la fonction de Foreign Secretary (ministre des Affaires étrangères). Les deux langues pour les dépêches sont le latin et le français.

La fondation des grandes universités (Oxford 1096 ; Cambridge 1209) voit l'enseignement dispensé en latin par les « dons » (les professeurs universitaires). Ce sont des clercs, donc ordonnés, astreints au célibat et à résider aux collèges. Ils ont pour vocation de former l'élite et pour cela le latin fonctionne comme critère de sélection. On peut dire que tous les administrateurs de l'Empire britannique étaient formés au latin, véritable langue de pouvoir (à défaut d'être universellement langue de savoir).

Quoique toujours perçu (et fustigé) comme élitiste, le latin jusqu'en 1950 est enseigné dans 25% des écoles de l'état (state schools) et dans toutes les « Public schools » (écoles privées). Il est exigé dans le cursus de la médecine et du droit jusqu'en 1960.(cf. H.Walter, Le latin du vocabulaire technologique et scientifique in Le Latin dans le monde d'aujourd'hui).

Cependant dans les années 1970, la plupart des « grammar schools » (écoles d'état sélectives) sont supprimées par les Travaillistes qui, en 1998 passent une législation empêchant les « grammar schools » survivantes de s'agrandir. De toute façon, en 1991 le latin n'est plus enseigné que dans 390 écoles d'état. De nos jours on l'enseigne encore en option dans 453 Independent Schools (anciennes Public schools), 505 écoles d'état non-sélectives, et 121 « grammar schools ». Après une lutte au niveau national dont l'âpreté peut surprendre, le gouvernement a réussi à pouvoir autoriser l'ouverture d'une nouvelle « grammar school » réservée à 450 filles ayant réussi l'examen de sélection, le 11+ Examination. Un des plus ardents défenseurs de ce projet, et de l'enseignement du latin, est le bouillant, cultivé, et très « posh » Boris Johnson, maire de Londres et aspirant premier ministre.

Aujourd'hui, les Classics Departments existent dans la plupart des universités traditionnelles en Grande Bretagne, les Etats-Unis, l'Australie et autres pays du Commonwealth. En jetant un œil sur les cursus proposés à Oxford et à Cambridge, on verra que l'enseignement des langues classiques y est encore très vivant.

En effet, à Oxford, 100 étudiants sont acceptés chaque année dans le plus grand département de Classics au monde. Après une sélection basée sur différents tests (Versions latines et grecques, et celui contrôlant « l'aptitude à étudier une langue ancienne »), l'étudiant suit un cursus pendant trois ou quatre ans. Il existe la possibilité de combiner Classics et langues modernes, Classics et anglais, et Classics et études orientales.

Pour obtenir son diplôme il faut avoir fait preuve d'une grande souplesse (flexibility) intellectuelle, mais les débouchés seraient nombreux. Selon la brochure, s'ouvrent au diplômé des métiers tels la Comptabilité, la Haute Administration, l'Armée, le management, la politique, la banque, la haute finance, l'assistance sociale, les medias, le journalisme, les grandes salles des ventes, outre les métiers plus attendus dans les musées, bibliothèques, universités, archives, le théâtre, la musique et les beaux-arts.

Le cursus de l'Université de Cambridge, qui acceptent 87 étudiants chaque année, est similaire, et les débouchés vantés de même. De plus à Cambridge presque tous les ans a lieu le fameux « Greek play », une pièce classique jouée en grec ancien.

Pour conclure, malgré la persistance du latin comme composant important du bagage intellectuel de l'élite, est-ce une coïncidence que le déclin de l'enseignement du latin culminant, comme nous l'avons vu, avec la suppression de la plupart des "grammar schools" dans les années 1970, a accompagné la déclin de l'influence de la Grande-Bretagne sur la scène internationale ? Sans doute est-il plus probant de privilégier d'autres facteurs y contribuant ...Toujours est-il qu'avec la montée de l'empire américain, force est de constater que l'anglais se voit perçu ordinairement comme la langue du dollar. Son destin, qui serait de se transformer en « globish », n'est pas sans rappeler celui du latin évoluant en ce bas latin qui enfantait les langues européennes latines de nos jours. Est-ce donc juste que l'anglais, le vrai, le beau, la langue de Shakespeare (qui lui-même, selon le mot malicieux de son rival Ben Jonson, n'aurait eu que « peu de latin et encore moins de grec »)[1], se retrouve derechef, dans l'esprit des "vrais" Européens, amputé du souvenir de cette longue histoire marquée par le latin et... le français ?

Charlotte Levrard, professeur honoraire d'anglais en Classes préparatoires au lycée Henri-IV.

[1] Contrairement à ses grands contemporains tels Christopher Marlowe et Ben Jonson, Shakespeare n'est pas allé à l'université. Malgré le manque de traces écrites de son inscription, l'âge de 6 ou 7 ans il serait élève au King's New School, la Grammar School de Stratford upon Avon. Le latin y est la première langue de l'enseignement et Shakespeare étudie, comme ses œuvres l'attestent, Sénèque, Cicéron, Ovide, Virgile, Horace, et quelques auteurs grecs. Vers l'âge de 13 ans, les difficultés financières de son père mettent fin à cette éducation. On l'enlève de l'école, il ferait maître d'école ou clerc de notaire ou gantier... mais à l'âge de 18 ans il épouse Ann Hathaway, enceinte, on suppose, de ses œuvres.