Il faut repenser l'enseignement du français (Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit)

Article publié par le Figaro des 7-8 août 2010

Pour une refondation de l’enseignement du français

Si un consensus semble se dégager du débat sur l’identité nationale, tant chez ceux qui l’ont accepté que refusé, c’est que sans une langue française vivante, originale, productive et séduisante, la France n’existe plus. Paradoxalement, ce constat vient au moment où le français n’a jamais été aussi peu à la fête à l’école : horaires diminuant, du primaire à la Terminale ; traitement de notre langue comme une langue vivante parmi d’autres ; dissuasion progressive d’apprendre le latin ; délaissement de la littérature pour des formes de culture dites « plus modernes ». Sans même revenir à la querelle de la Princesse de Clèves, de grands romans populaires comme le Rouge et le noir ou les Misérables sont désormais incompréhensibles à 80% d’une classe d’âge. Si tous les textes qui ont permis à la France de se constituer en nation au 16ème siècle, puis de se refonder au 18ème, au 19ème et au 20ème, par delà les guerres et les dissensions intérieures, sont aujourd’hui illisibles, où diable veut-on que la France retrouve une identité, et comment espère-t-on que les Français, d’origine ou d’adoption, se sentent chez eux plutôt que dans un médiocre dominion de Globe Land ?

Il est temps de comprendre que le français n’est pas une norme sélective imposée par des dominants à des dominés, mais un art de vivre, de sentir, de penser, par lequel chacun affirme à chaque instant, et simultanément, sa singularité et son consentement à la vie commune. Il n’a rien d’un sabir dont tout le monde devrait user à l’identique, du président de la République au gamin des cités en passant par le présentateur de télé : il est un moyen pour chacun de s’adapter à chaque situation, à chaque environnement, à chaque milieu. On ne parle pas à son employeur comme à ses amis, pas plus qu’au boulanger ou à sa grand-mère. Parler une langue, c’est comme conduire : il faut savoir accélérer et freiner, virer, changer de régime, aller vite quand on est pressé, prendre son temps quand on veut profiter du paysage. Cela n’a rien à voir avec la visée strictement utilitaire adoptée par tant de pédagogues ou de politiques pour défendre le français. Ils font fausse route : plus on veut montrer l’utilité du français, plus on en révèle l’inutilité, ou à tout prendre l’interchangeabilité, dans les matières pour lesquelles il n’est pas fait, comme l’informatique ou le commerce international ; plus on masque alors son caractère précieux, irremplaçable, pour ce qui est d’harmoniser les existences, de créer du lien, de susciter la légitime et paisible fierté d’être ce qu’on est, plutôt que le regret et le ressentiment de ce qu’on n’est pas. L’Irlande, Israël, toutes les nations qui ont resurgi à la fin du 20ème siècle ont immédiatement fait du réveil de leur langue un combat ontologique. L’élite de ces pays, celle-là même qui est appelée à participer à la vie internationale où la plupart des échanges sont pourtant régis par l’anglais global, est formée à parler, à penser, à écrire sa propre langue, et à travailler sur son patrimoine littéraire. Il n’y a qu’en France que les études littéraires ne mènent à rien, et cela parce qu’on ne cesse de les réduire, la dernière réforme du lycée ne faisant que pousser un peu plus en ce sens, à « l’apprentissage des langues et du monde moderne » ! Ainsi après les dérives d’un enseignement soumis à tous les niveaux à des protocoles technicistes desséchants, voici qu’on prétend relégitimer une filière littéraire exsangue en lui adjoignant d’autres bribes de disciplines nouvelles : cinéma, images, nouvelles technologies, droit et société. Dans le même temps on continue de l’amputer de son cœur vivant ‑ la littérature ‑, et de ce qui est à même de lui assurer une légitimité scientifique ‑ l’enseignement du latin, l’histoire et l’étude de la langue. Le paradoxe, c’est qu’on justifie toutes ces mesures par un souci d’égalité alors qu’on supprime précisément les enseignements les plus objectifs, mettant chaque élève au pied du mur quelle que soit son origine.

Nous proposons d’inventer une nouvelle discipline que nous appelons le français de culture, qui ne serait pas enseigné superficiellement comme une langue de communication, mais en profondeur, enracinée dans une histoire qui remonte à ses origines latines et romanes, enrichie des grands textes qui font que nous restons encore, même si c’est bien malgré nous, une nation unie : chansons de gestes médiévales, essais humanistes du 16ème, œuvres classiques du 17ème, prose d’idée du 18ème, poésie des 16ème et 19ème, grands romans du 19ème et du 20ème. De la 6ème à la Terminale, les élèves découvriraient un à un les trésors d’expression qu’ils possèdent sans le savoir, dans un cursus où les approches linguistiques, historiques, littéraires et rhétoriques, seraient développées à égale contribution. La France a la chance de posséder une langue mère, le latin, qui, pour avoir si longtemps été l’idiome de la pensée bien au-delà des frontières nationales, est le contraire d’une prison identitaire, comme se plaisait à le dire le poète Aimé Césaire, et nous met ainsi à l’abri de tout patriotisme intempestif. Au lieu de communiquer à nos élites le complexe du petit Franchouillard qui n’en fait jamais assez en direction de la langue et de la technologie globales, au lieu de refouler le passé qui nous fonde, assumons-le, avec les moyens qui sont les nôtres, parce qu’ils sont ceux de tous les peuples libres depuis la nuit des temps : cultivons notre langue !

Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit

Professeurs en khâgne aux lycées Henri-IV et Louis-le-Grand