F. Boyer, Le temps d'Augustin et le nôtre

Frédéric Boyer, rétif au modèle de la conférence, qui ne lui est “ pas familier ” a préféré dans un libre propos “ confesser ” quelques belles raisons de son travail sur le texte d’Augustin : nous retranscrivons ici, au plus près, espérons-nous, de son dire, le texte de cette intervention.

“ Je dirai ici le pourquoi de cette nouvelle traduction et je lirai ensuite quelques passages du livre X des Confessions, livre au programme pour certains étudiants, et de surcroît mon livre préféré ; j’en profiterai aussi pour justifier le libellé proposé pour cette intervention : Le temps d’Augustin et le nôtre. Je souhaiterais d’abord “ confesser ” mon amour pour la langue et la littérature latines, et le désir, en tant qu’écrivain, de lui rendre hommage, par un travail de traduction qui n’est ni scientifique, ni confessionnel : mon souci fut davantage de m’interroger sur notre propre réception du texte d’Augustin, et sur notre capacité aujourd’hui à lire, traduire du latin ; au risque d’être provoquant, je dirai qu’il y a un académisme de la traduction du latin en français, ce que j’appelle une tradition de réception ; il ne s’agit pas de désavouer cet académisme, naturellement honorable, non plus que de le dénoncer, mais bien de proposer autre chose, faire en sorte que le temps de cette langue, dite morte, soit plus proche du temps plus vif de notre langue, plus proche du temps de notre réception, aujourd’hui. C’est un travail que j’avais commencé avec d’autres sur le texte biblique, et que j’ai poursuivi, cette fois-ci seul, en proposant donc cette nouvelle traduction du texte d’Augustin. D’une part donc, il s’est agi de reprendre le texte latin, non pas débarrassé, ce serait stupide, mais allégé de sa tradition de réception ; rappeler que ce texte est “ pris ” dans cette tradition, et que chaque tradition est naturellement amenée à modifier, modeler, unifier ce qu’elle reçoit : c’est particulièrement le cas avec le Saint Augustin de la tradition ecclésiale : il n’est pas sûr, au risque d’être provocant, que si Saint Augustin pouvait se relire à la lumière de cette tradition, il reconnaîtrait, je ne dis pas son texte, mais ses propres intentions...

L’idée, donc, est de retrouver un goût de ce texte et de cette langue, non pas de revenir à un sens premier, mais essayer de traduire à côté, parfois contre la version d’une traduction elle-même travaillée, modelée par des traditions de réception. Je prendrai bien sûr, l’exemple le plus facile et le plus provocant, celui du titre, qui ouvre “ les treize livres de mes aveux ” – confessionum mearum libri tredecim, que j’ai donc choisi de traduire par Aveux et non pas par Confessions, conformément à la tradition : ce faisant j’ai voulu ramener Saint Augustin au temps de son écriture, le ramener à son temps, et je prétends qu’ainsi je le rends plus vivant à notre époque, plus proche de notre temps.

Sans vouloir faire une dissertation sur la traduction du mot confessio, mais pour donner un exemple de ce travail de traduction que j’ai opéré, je voudrais seulement rappeler que le mot, au sens qu’il prendra dans le rite de la tradition chrétienne, n’est instauré que par le concile du XIIe siècle – soit bien après l’écriture du texte de Saint Augustin : le IVe siècle. Quant à confessio dans le sens de “ pénitence ”, l’on n’en trouve pas de trace avant le VIIe ou VIIIe siècle ; or c’est tout ce temps qui va modeler la réception de ce texte, lui donner l’importance qu’il a prise dans l’histoire de l’Eglise et de la chrétienté, et de la littérature occidentale. Lorsqu’Augustin écrit ses Confessions, aucun texte n’est comparable, ni par son ampleur, ni par son intention à ce qu’il entreprend; aucun texte de la littérature latine chrétienne ou même grecque, ou même de la littérature latine en général, ne donne l’équivalent d’un texte écrit par un auteur qui entreprend à la première personne d’écrire ses confessions, dans le sens de l’entreprise d’Augustin. Dans la liturgie chrétienne de l’époque, ou sous la plume des Pères de l’Église, on serait bien en peine de trouver un usage fréquent du terme confessio ; plutôt dans la littérature classique latine, traditionnel au sens d’“ aveu ”, “ reconnaissance ”, comme le verbe confiteor signifie dans la langue classique “ faire reconnaître ”, “ avouer ”. La seule expression consacrée à l’époque d’Augustin, c’est la confessio fidei, la “ confession de foi ”, de sa foi, au sens aussi d’une reconnaissance judiciaire, expression qui en a conduit beaucoup, soit volontairement, soit involontairement, à la mort. C’est cette expression qui devait ensuite marquer les esprits chrétiens et qui s’est in-culturée dans la liturgie et la culture chrétiennes, au point que souvent, dans ses textes postérieurs aux Confessions, Saint Augustin prend soin de préciser le sens et l’extension qu’il donne à ce mot : non seulement confessio fidei, mais aussi, pour lui, confessio laudis. À partir de là se mettent en place une nouvelle signification du mot et un nouvel usage ; et c’est seulement à partir du XIIe siècle donc, que s’instaure le mot au sens de “ confession ”, avec ses dérivés – confessionnal, etc. – et son sens de rite de pénitence. D’autres sens, comme on sait, viendront se greffer par la suite, élargis et détournés par une littérature laïque, à commencer par l’entreprise de Rousseau. L’on peut suivre les avatars de cette réception jusqu’à nos jours : si l’on faisait un petit sondage aujourd’hui sur le sens du mot, théologique, chrétien, qu’Augustin a voulu donner à ce terme, on n’aurait sans doute pas de réponses exactes, tant le terme s’est popularisé, familiarisé, détaché de sa signification thélogico-littéraire chrétienne, et même a perdu le sens premier qu’il avait initialement en latin.

Voilà donc avec la justification de ce changement de titre, un exemple simple, en tout cas évident, de la façon dont j’ai voulu travailler la réception et la traduction de ce texte. Il s’agit d’autre part, ce qui justifie aussi ce travail de traduction, d’un grand texte charnière, en cette fin du IIIe siècle, début du IVe siècle, que ce livre d’un jeune intellectuel nord-africain, numide, qui se rend à Rome et à Milan, centres névralgiques de l’Empire, pour y poursuivre sa carrière d’homme de lettres, et pour avancer sur ce chemin de la conversion, poussé, dit-il – ce n’est pas forcément une vérité historique – par sa mère ; arrivé à Milan, au terme d’un chemin qu’il décrit justement dans son livre, ce jeune homme – il n’en n’est plus tout à fait un – se convertit à la foi chrétienne, et décide, trait remarquable, que l’on ne commente pas suffisamment, de retourner sur sa terre natale. Milan était en effet le centre de créativité culturelle du christianisme, et sous les auspices de Saint Ambroise, Augustin aurait pu faire honorablement une carrière plus facile. Sur le chemin du retour, sa mère meurt à Ostie ; la mise en scène dramatique de cette mort constituant comme la pliure du livre. Revenu sur sa terre natale, l’actuelle Algérie, après une retraite qu’on dirait aujourd’hui monastique, il est appelé par le destin de cette terre numide où se cristallisent les problèmes de la chrétienté : terre divisée, déchirée, dont il va travailler à restaurer l’unité chrétienne. Il s’y emploiera en devenant un des plus grands théologiens, grand rhéteur, redoutable débatteur, violent, méchant, en particulier dans sa féroce caricature de ceux qui devaient être ses compagnons de route de l’époque pendant dix ans, les Manichéens, membres de ce grand courant spirituel de l’époque du proche orient, Afrique du Nord et ensuite Asie mineure, courant qui perdurera jusqu’au XIIe, XIIIe siècle.

On sait aujourd’hui, grâce aux travaux contemporains, que la description qu’il fait des pratiques cultuelles de ses adversaires repose sur de grossiers mensonges. Il s’agissait donc, avec cette nouvelle traduction, de nous rendre plus sensibles à cet itinéraire tourmenté, un itinéraire par trop modelé, unifié par la réception qui a fait d’Augustin un grand Père de l’Église et de la foi, dans une traduction qui s’est faite selon les canons ecclésiaux. Retrouver la violence d’un texte-rupture, non seulement à l’intérieur du christianisme de l’époque : on passe avec lui du christianisme primitif à celui de l’Occident, tel qu’il va se mettre en place avec lui et grâce à lui, mais aussi à l’intérieur de la littérature de l’époque.

Le célèbre historien spécialiste d’Augustin, Peter Brown a souligné le “ grand choc ” que fut ce texte pour le contemporain, qui y voyaient “ transformées au point de devenir méconnaissables, les formes traditionnelles d’expression littéraire ”. Comment en particulier les diverses sources de la littérature latine, qu’Augustin connaît admirablement, sont aussi maquillées, détournées, brouillées par sa lecture tardive des livres bibliques, en particulier la lecture des Psaumes, dont il raconte dans son ouvrage, comment il les avait d’abord trouvés abscons et mal écrits, partageant en cela le jugement de Celse, pour qui cette littérature biblique était fade, insipide (une littérature de “ gardiens de chèvres ”). Guidé par, entre autres, les sermons d’Ambroise de Milan, et son propre cheminement, il découvrira les enjeux de cette littérature, sa valeur : enjeux au cœur aussi d’un grand débat de l’antiquité, où il s’agit de prouver la valeur de la littérature de chacun : les chrétiens ont, dans la personne de Moïse, leur Homère et leur Virgile, puisque pendant longtemps, jusqu’au XVIe siècle, on attribuera à la paternité de ce prophète au moins les cinq premiers livres de la Bible.

Il s’agit donc, avec cette nouvelle traduction, de repasser par ces questions, et d’être sensible à ce phénomène : qu’une langue s’invente dans la tradition des textes latins et les canons ecclésiaux qui en réglementent la réception et la traduction. Cette langue, qu’on pourrait appeler ‘la langue chrétienne’, est certes une très belle langue, mais il peut être intéressant aujourd’hui de la questionner, l’ouvrir, de revenir à la traduction de ce qu’elle a traduit. Ces mots “ grâce ”, “ péché ”, “ confession ” ne sont pas des mots qui ont existé de toute éternité, ils sont la traduction de mots eux-mêmes résultats de traductions… Plus largement, il s’agit de recevoir les textes anciens, de traduire cette langue dite ‘morte’ dans une langue moderne, contemporaine. Ce n’est pas là ‘moderniser’, comme on pourrait le croire un peu hâtivement…C’est ainsi qu’au XVIIe siècle, Arnaud D’Andilly (cercle de Port Royal) est celui qui va, pour la première fois, faire revivre le texte d’Augustin dans la culture littéraire de l’époque ; c’est justement avec les canons et les critères littéraires de son époque qu’il élabore sa traduction, sans souci de littéralisme ; on pourrait dire aussi qu’il ‘modernise’ un texte qu’il veut faire entendre dans la période de l’époque : il amplifie la syntaxe latine en la coulant dans la période classique. Chaque époque a le devoir de s’emparer de ces textes, de les traduire en en donnant une traduction neuve, dans la langue de l’époque, avec les inventions, les risques, les défauts formels de l’époque. Par exemple, dans le prologue des Confessions, là où le brave Augustin emploie un mot, Arnaud d’Andilly en emploie cinq… Il ne renonce pas aux effets. Et si les traductions plus récentes, du début du XXe siècle, ont voulu, en se basant sur de nouvelles règles, revenir à ce qui serait une langue originale, chaque époque selon ses critères et ses canons travaille le texte, a fortiori quand il s’agit, comme celui d’Augustin, d’un texte particulièrement reçu dans, modelé par la langue de réception : il ne s’agit pas de la contredire, mais de ‘jouer’ avec, de manière à ne pas laisser le texte ‘étouffé’ dans cette langue de réception. ”

Frédéric Boyer va ensuite lire à haute et belle voix des extraits du Livre X des Aveux pour “ faire entendre de ce texte une certaine violence, brutalité, interpellation, que souvent les traductions traditionnelles ont effacée…

Faire entendre aussi l’extraordinaire richesse, variété des voix de ce grand livre, qui mêle exégèse, narration, poésie, “ veine latine du grotesque ”, “ miroir étonnant d’un monde de transferts et de mirages ” comme il le rappelle, dans sa très belle préface à laquelle nous renvoyons. De cette préface, nous aimerions citer, pour finir, cette anecdote que raconte son auteur (dans les premières lignes), et dont il livre aussi l’amère et douloureuse leçon, à l’usage des contemporains ; après avoir rappelé le lieu où Augustin a probablement rédigé ses Aveux, soit l’actuelle Annaba, voici ce qu’il nous raconte :

“ Cette ville côtière de l’est de l’Algérie fut un des plus grands centres de l’Africa Nova, la province numide soumise aux Romains. Ces jours-ci, j’ai ouvert un exemplaire du journal local d’Annaba. En première page, on évoque le sort d’Akram, Nacérédine, Amar Boumaiza, Soufiane, Abdelghani et Cherif, six jeunes gens qui le 21 mars 2007, ont pris place à bord d’une embarcation légère pour une périlleuse traversée à destination des côtes italiennes. Six jeunes harragas, comme on appelle en arabe aujourd’hui ceux qui ont choisi d’immigrer clandestinement, et de prendre la mer pour fuir la misère et changer de vie. Faute de carburant, le moteur de leur embarcation s’est arrêté dans les eaux d’une Méditerranée en furie. Ils ont dérivé douze jours sans boire ni manger. Jamais ils n’atteindront de port européen. Cette traversée de la Méditerranée, longtemps avant eux, le jeune Augustin l’avait faite, contre l’avis de sa mère, pour changer de vie et réussir à Rome et à Milan où il enseignera la rhétorique et la littérature à de jeunes gens qu’il décrit dévorés d’ambition comme lui. 1600 ans plus tard, il est devenu paradoxalement très difficile pour de jeunes Nord-Africains de rejoindre le cœur de notre nouvel empire.”