Un portrait de Jacqueline de Romilly (Cécilia Suzzoni)

Conférence prononcée le 8 mars 2013, à la mairie du 5èmearrondissement de Paris, à l’occasion de la Journée de la femme.

Je suis émue et honorée d’évoquer aujourd’hui devant vous la figure de Jacqueline de Romilly. Il y a certes un petit paradoxe que ce soit à l’occasion de la journée de la femme. Si tant est que l’on puisse parler d’un féminisme de Jacqueline de Romilly, l’on sait que son militantisme à la cause qu’elle a inlassablement défendue, celle des langues anciennes, et de son « cher grec », ne s’est accompagné d’aucune déclaration tonitruante sur ce qu’il est convenu d’appeler la cause des femmes ; et l’on sait que l’auteur grec qui l’a accompagnée toute sa vie de chercheuse intellectuelle, le grand historien grec Thucydide, est, comme on l’a souvent souligné, le moins féministe des auteurs antiques, lui qui cite volontiers le mot de Périclès, dans sa fameuse oraison funèbre, « le mieux avec les femmes serait de n’avoir pas à parler d’elles, car il est toujours fâcheux le bruit (kleos) qui entoure une femme, qu’il s’agisse de vanter ses mérites (aretè) ou de lui adresser un blâme (psogos).

Or si le kleos, c’est le fait d’être objet de discours et de célébration, de ce kleos Jacqueline de Romilly aura eu sa part. Hommages et éloges ne lui auront pas manqué. Alors je vais tenter de relever ce défi de proposer un portrait de Jacqueline de Romilly qui fait évidemment honneur à la cause des femmes, mais aussi, et surtout, qui puise dans ce que j’appellerai « son tour d’esprit grec » la source d’un « féminisme », qui sort des sentiers battus, en même temps qu’il éclaire quelques réserves émises par « la vieille dame du quai de Conti » en direction de certaines notions devenues aujourd’hui garantes d’un féminisme obligé.

Avant d’entrer dans le vif de mon propos, je voudrais rappeler qu’il ne s’agira pas, bien sûr, d’une conférence de spécialiste – nous ne sommes pas, Dieu merci, dans un colloque –, mais, pour autant, c’est en helléniste que j’interviens : sans connaître intimement Jacqueline de Romilly, j’ai été amenée à lire ses essais, à l’écouter, et j’ai correspondu avec elle, une correspondance amicale et cordiale, en ma qualité de présidente de l’ALLE, et de mon combat pour le latin, combat qui n’est nullement contradictoire avec la défense du grec, d’autant que Jacqueline de Romilly, qui voyait évidemment dans le français du latin continué, n’a jamais séparé son combat pour le grec de celui mené en faveur des langues anciennes, et de la langue française : latin/grec/français, c’est la même chose, une triade sacrée, se plaisait-elle à dire.

L’exemplarité d’un parcours que jalonne l’excellence de bout en bout : « Tout à la pointe de l’épée », comme dirait le Fabuliste…

Je ne vais pas retracer ici la carrière de Jacqueline de Romilly, mais je voudrais souligner combien l’exemplarité de ce parcours a fait d’elle le paradigme comme hyperbolique des succès intellectuels, ceux que pouvait désormais remporter une femme, succès jusqu’alors restés l’apanage des garçons, et à une époque où, au plan politique et même juridique, une femme n’était encore, aux yeux de la loi, qu’une « faible femme ». De ce parcours, elle parlait d’abord avec une extrême modestie : se plaisant à souligner la part qu’il devait au hasard, au kairos « je me suis trouvée au bon moment ». Ainsi quand pour la première fois le concours général de latin et de grec fut ouvert aux filles – elle était élève du lycée Molière, un lycée de filles où s’était glissé, horresco referens, un professeur de grec – le grec, c’était l’affaire des hommes : nous sommes en 1930 – elle remporte, en concurrence, donc, avec les garçons, le premier prix de version latine et le second prix de version grecque ; ce fut le même scénario, après bien sûr l’École normale supérieure, et l’agrégation, quand elle fut la première femme à obtenir une Chaire au Collège de France (1975), la première femme membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres et enfin la deuxième femme – après Marguerite Yourcenar – reçue à l’Académie française (1988). Modestie, mais aussi légitime fierté à s’être installée aussi brillamment dans un territoire masculin. Il y avait d’ailleurs encore très fort à l’époque le sentiment qu’une femme était dans la transgression à remporter pareils succès, la preuve, entre autres anecdotes qu’elle se plaisait à raconter, des photographies qui avaient été prises d’elles, au fourneau dans la cuisine de sa mère, manière de faire savoir, pour n’effaroucher personne, qu’elle savait le grec et le latin, mais qu’elle n’était pas pour autant un « abominable bas bleu » ! Il lui suffisait pour sa fierté d’avoir concouru et remporté la victoire – une fierté déjà bien dans cet esprit grec qui privilégie l’agôn, l’esprit de compétition, si caractéristique du guerrier grec qui combat en promachos… et, nous y reviendrons, de l’homme grec. « Je suis d’une génération où les femmes ont commencé à avoir accès à tout, au premier chef au droit de vote. Je me suis donné du mal, j’ai œuvré dans le bon sens ».

Elle a gardé de cette formation un respect, une affection pour ses maîtres, qui de fait, ont tous été des Maîtres, au masculin, les grands hellénistes, Paul Mazon, dont elle a été l’élève, Pierre Chantraine, Louis Bodin, Maurice Lejeune (« J’ai connu le rayonnement des Maîtres »), et surtout, chose plus essentielle encore pour notre propos, un respect et un attachement pour un élitisme républicain dont elle voyait une dégradation dans ces débats autour de la parité et des quotas, de la discrimination. Je cite ici Marc Fumaroli : « elle, vedette maintes fois photographiée d’un féminisme républicain à une époque où celui-ci misait sur le mérite et non sur les quotas ». De fait, elle était plutôt partisan au sein d’une démocratie, et conformément d’ailleurs à la définition subtile, sinon retorse, qu’en donne Périclès dans ce même discours, d’une égalité moins arithmétique que géométrique, une égalité qui ne donne pas la même chose à chacun, mais en fonction du mérite, kata axian. Jusqu’au bout, elle a assumé, et avoué, avec humour et provocation – elle ne manquait ni de l’un ni de l’autre –, aimer ces honneurs, encore typiquement masculins, qu’elle savait devoir à son travail et ses talents ; c’est avec une franchise ingénue, espiègle, qu’elle disait le plaisir tranquille qu’elle en retirait : la meilleure façon de les mépriser, c’est encore de les avoir ; et elle disait apprécier beaucoup l’Académie française, variante de ce club d’hommes qu’était la cité athénienne : « On y a l’esprit libre, n’étant plus candidat à rien » !

Et pour autant, sans jamais rien revendiquer au nom de son appartenance à la race des femmes genos gunaikôn –, elle a su aussi se montrer vocifératrice, exigeante, dans la défense de cet héritage grec dont c’est peu dire que nous en procédons tous, d’une manière ou d’une autre ; elle voulait séduire, convaincre, elle y mettait toute sa grâce personnelle, mais aussi cette énergie critique, héritée de ces sophistes qu’elle a si bien défendus, et ce que le Professeur Paul Demont, qui la connaissait bien, appelait « un optimisme de la raison » ; avec pour résultat ce charisme qui « crevait l’écran », auquel dans les dernières années de sa vie, rappelle Marc Fumaroli, avec émotion, sa quasi cécité et sa couronne de cheveux blancs ajoutaient une touche tragique ; j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer sa dernière apparition publique, au lycée Louis le Grand ; elle avait, cette indignée, galvanisé la foule, car foule il y avait, non pas d’officiels, ils s’étaient faits très discrets et elle n’avait pas été tendre avec eux, mais de jeunes gens enthousiastes, filles et garçons. Elle les avait aussi amusés, fait rire, par son humour, sa belle vitalité, sa santé intellectuelle demeurée intacte ; répondant aux objections, aux questions avec gentillesse, mais aussi ironie, avec l’esprit d’à propos de ce sel attique ; je me souviens, par exemple, de sa réponse à un mauvais coucheur qui lui faisait remarquer, croyant la mettre en difficulté, que son éloge de la cité grecque démocratique faisait fi du statut fait aux femmes, exclues du territoire politique ; elle lui avait fait remarquer, entre autres, qu’elle-même et les femmes de sa génération, dans une république normalement soucieuse des droits de la moitié de l’humanité, n’avaient eu le droit de vote qu’en 1945, et le droit d’utiliser un chéquier tellement plus tard ! Sans compter que les femmes grecques n’étaient pas toutes logées à la même enseigne, et qu’il suffit d’ouvrir une comédie d’Aristophane pour apprendre que les maris athéniens ne se plaignaient pas moins de la tyrannie de leurs épouses que tel bon bourgeois des récits de Maupassant ! Mais, de fait, elle ne s’est pas trop souciée de cette « question », fût-ce au plan anthropologique, au contraire d’une autre grande helléniste, malheureusement disparue, elle aussi, Nicole Loraux.

Le « tour d’esprit grec » de Jacqueline de Romilly

Je vais maintenant essayer de montrer ce que ce parcours d’un féminisme tout à la fois atypique et concluant, doit au « tour d’esprit grec » de Jacqueline de Romilly, acquis, entretenu, au point de devenir, chez elle, ce sera mon dernier point, comme « un style de vie »

Au commencement, curieusement venu par l’intermédiaire de la mère, il y a eu cet émerveillement pour le « génie » grec, incarné par Thucydide, cet historien grec, auteur de cette œuvre monumentale, cette histoire de La guerre du Péloponnèse, ce ktèma es aei, ce trésor pour toujours : « à Thucy pour la vie… » (inscription d’un ami, pendant sa soutenance de thèse, sur un croquis qui la dessine de dos)…

À partir de là se dessine chez elle, et pour toujours, ce que j’appellerai un lyrisme de l’intelligence, marque de fabrique de ce féminisme, qui repose sur cette foi, cet émerveillement devant l’homme grec, dans l’acception pleinement abstraite et culturelle de l’expression : L’homme, dans la définition, comme elle le dit avec malice, qui était celle du dictionnaire Larousse : « Homme, terme générique qui embrasse la femme » ! Et ailleurs dans Dans le jardin des mot (essai qui traduit un grand souci de généreuse vulgarisation), elle glose le terme : le mot homme, qui « part de très bas pour arriver très haut » ; de fait, il part de l’humus latin, la terre, ensuite om, dont on a gardé on, et puis homme (hominem), et sa postérité glorieuse, cet ensemble de valeurs qui a constitué un idéal, celui de l’Humanisme (certes galvaudé, académisé, mais qu’elle disait adorer). Or, dans Thucydide se trouve pour ainsi dire concentré tout ce qu’elle ne cessera de proposer à notre admiration : « Ne vous coupez jamais des Grecs, ils ont inventé l’homme » ! Ce moment de Thucydide, c’est ce Vème siècle, où dans un même lieu, Athènes, cette Grèce de la Grèce, l’on voit naître et s’épanouir, en un demi-siècle, tous les genres littéraires, la philosophie, les Sciences humaines, bref cet alphabet abstrait de nos lois et de nos institutions politiques (dont ce beau mot de démocratie, dont elle n’a cessé, via Thucydide, de scruter les avatars). Et cette « langue encore à la base de tous nos classements intellectuels » (selon la belle expression de l’essai Petites leçons sur le grec ancien , écrit en collaboration avec Monique Trédé) fait que le grec est à jamais présent dans notre langue, dans ce qu’elle de plus abstrait, de plus conceptuel, de plus commun, au sens grec, koinon, offert à tous, au milieu. « Quiconque pense, pense en grec, même s’il ne s’en doute pas » (de la même façon que nous avons tous le latin sur le bout de la langue).

Dès lors, elle n’hésitait pas à employer un lexique fort, hyperbolique, pour évoquer cet amour de la Grèce antique ; on pourrait dire malicieusement que quand il s’agissait de « sa » Grèce , elle balayait volontiers ce que Claudel appelait « les Muses modératrices », la fameuse, peut-être trop fameuse mesure grecque, ce mèden agan promu trop souvent comme le maître mot de la sagesse grecque ; ce sont les mots « magnifique, splendide, stupéfiant, éblouissant, saisissant », que l’on trouve dans sa bouche ou sous sa plume dès lors qu’il s’agissait de définir cet esprit grec malade de la pensée, dira Nietzsche, cet esprit grec qui en toute chose veut comprendre, et qu’elle avait très tôt fait sien sans s’embarrasser de savoir qu’il excluait de fait la femme (à laquelle est réservé d’ailleurs un autre sort dans les mythes et les systèmes symboliques) du domaine civique ; elle partageait très fort le sentiment de Nietzsche, quand il écrit dans La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque : « Le Grec est celui qui jusqu’à présent a porté l’homme le plus loin ». L’homme, toujours l’homme, d’où son respect et son amour pour le beau neutre anthrôpeion, qu’elle épingle si souvent dans l’écriture austère et abstraite de cette histoire de La guerre du Péloponnèse de son cher Thucydide : il recouvre pour elle cette capacité à penser l’abstrait, l’universel, et donc à proposer des modèles d’intelligence du monde, appelés à se répéter. Cette passion, obsession de comprendre, to saphes skopein, d’aller à l’idea, la forme générale que revêt une notion, elle y voyait l’universalité potentielle de ce « germe » grec, pour employer le lexique du philosophe Castoriadis qu’elle trouvait aussi, dans la Métaphysique d’Aristote, quand il évoque, dès la première page de son ouvrage, ce désir de connaissance, ce premier besoin irrépressible de l’animal parlant, zoon logon echon. Un syntagme qui disait pour elle combien le logos grec, qui unit étroitement le langage et la pensée, devenait inséparable de l’aventure du logos occidental – et au-delà si l’on veut bien ne pas oublier que cet héritage gréco-romain le monde musulman l’a en partage avec nous.

M’appuyant justement sur cette étroite liaison entre le langage et la pensée, je voudrais insister sur un autre aspect de ce tour d’esprit grec, qui est l’intérêt constant, passionné qu’elle a porté, via les langues anciennes, à la langue française et partant, car elle ne découplait pas la langue de la littérature, à la littérature ; car c’est aussi ce goût de la littérature, « dominant dans l’ensemble de ma vie », qui a contribué à la tenir éloignée de tout féminisme agressif ou revanchard.

Son amour de la langue grecque, qu’elle détaille entre autres dans Petites leçons sur le grec ancien, va à ce souci grandissant de la précision, de la clarté, de la distinction, l’akribeia, à ce jeu si subtil, si déroutant des particules, l’une des merveilles du grec ancien ; et elle rend hommage aux sophistes, nos premiers grammairiens, d’avoir été si attentifs à introduire des distinctions, définitions, pour rendre toujours plus efficace, plus réflexive, plus intelligente, aussi une langue qui dans le même temps a « inventé » les mots et les concepts pour dire l’essor d’une pensée rationnelle qui se dégage des mythes.

C’est donc ce beau souci de la langue, qui commande ces mises en garde devenues avec le temps de plus en plus insistantes, devant ce qu’il faut bien appeler la crise du langage qui secoue notre modernité et dont on n’étonnera personne en disant qu’elle a à voir avec l’effacement programmé du latin et du grec. Elle s’alarmait, avec George Steiner, de cette grande retraite du mot, cette atrophie progressive de la mémoire de la langue, de l’amont de la langue, de l’aura mémorielle des mots.

Dans Dans le jardin des mots, fruit de ses chroniques à Santé magazine, c’est de la santé, ou plutôt de la mauvaise santé de la langue française, dont il est question ; elle y fait le constat alarmant du rétrécissement, de l’appauvrissement d’une langue française à la dérive, de l’effacement progressif de ces finesses, de ces délicatesses, qui loin d’être un luxe inutile, sont exactement l’apanage d’une langue de culture ; sans du tout être insensible aux apports nouveaux de la langue, qu’elle ne voulait pas corseter, et dont il lui plaisait au contraire de voir qu’elle était mouvante, qu’elle ménageait de belles surprises (elle n’entendait sûrement pas porter atteinte à son invention créatrice), elle stigmatisait avec raison que l’on perde de vue le goût du terme exact et clair – et je repense ici à sa définition du mot grec, « mobile et implacable » ! Elle fustigeait l’emploi systématique du mot connerie, là où nous avons sottise, sornette, fadaises, ineptie, billevesée… Avec cette autre grande dame de la critique littéraire qu’était Marthe Robert, et aussi peu soucieuse qu’elle de brandir l’étendard du féminisme, elle portait le « deuil et la mélancolie des mots perdus ». Je ne résiste pas au plaisir de citer un passage du très beau livre de Marthe Robert, qui avait plus d’une affinité avec Jacqueline de Romilly, qui s’appelle La vérité littéraire : « Qu’est-ce qui les a chassés – ces mots – du discours quotidien, où ils marquaient pourtant le besoin de la nuance, de la différence, et au physique comme au moral, l’inépuisable variété des phénomènes humains ? Où sont partis le débonnaire, l’affable, le bonhomme ou le bonasse, l’atrabilaire ou le chafouin ? Où le chenapan, le papelard, le doucereux ? Le salace, le graveleux ? (...) Pour peindre, situer, juger dans le langage de tous les jours, nous n’avons déjà presque plus rien à mettre entre le type bien et le salaud ». Et exactement comme elle, elle s’indignait a contrario de voir « proliférer une surabondance de mots malsains, de néologismes aussi pédants que boursoufflés dans le domaine en particulier des notions abstraites bâties à la hâte, « qui font courir à la langue les mêmes dangers que le néoplasme à l’organisme vivant ». Jacqueline de Romilly mettait comme elle en garde contre les facilités de la langue de bois, les changements trop brusques, les mouvements de mode qui déstabilisent la langue plus qu’ils ne l’enrichissent. C’est là qu’intervient justement son combat contre la sexualisation du langage, dont elle disait qu’elle avait été menée de façon naïve, brutale, ignorante : on ne réforme pas une langue par décrets, il y a des règles d’évolution à respecter ! D’où son agacement amusé et amusant – un peu pathétique aussi : elle a perdu le combat ! – devant la féminisation du mot « professeure » ; sa surprise quand elle s’est découverte « professeure ». Et son commentaire malicieusement à rebrousse-poil : « On ne crée pas du féminin avec cette légèreté »…

Être attentif au « sillage des mots », à ce qu’ils doivent à l’estampille du temps lui paraissait une urgence politique et pédagogique. Elle raisonnait comme Hannah Arendt, cette autre grande dame du savoir, qui elle aussi n’a cessé d’interroger non pas « le miracle grec », mais la chance que nous auront donné les Grecs de penser les commencements, et en particulier celui de la cité grecque, ce lieu et ce moment où a surgi ce politique dont les temps modernes ont vécu avec le totalitarisme l’engloutissement, mais dont Castoriadis disait justement qu’il pouvait toujours repartir, cet espace qui est la condition d’un monde commun : « Toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre – frappé du virus du présentisme – doit se heurter finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. La polis grecque continuera d’être présente au fondement de notre existence politique, aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot politique ». Il faudrait ici, à l’appui, citer intégralement la conclusion de sa belle méditation sur le mot démocratie, dans Dans le jardin des mots, où elle rappelle que les anciens Grecs, en même temps qu’ils inventaient la chose l’avaient décrétée politeia koinôtatè kai praôtatè, « le régime le plus doux, et le plus offert au partage »: « À notre époque – je la cite – le retour à ce sens fort des mots qui ont défini notre idéal n’est sans doute pas inutile ».

Elle s’agaçait donc, s’indignait que l’on pût mettre au compte de la liberté de l’élève cette désinvolture dans l’usage du langage, au nom de la sacro-sainte ouverture de l’école sur la vie, une école, pour reprendre ici les mots cinglants de son ami Marc Fumaroli, que l’on traite alors en « boniche de l’actualité » ; comme si la fidélité à sa propre langue n’était pas le vrai gage de liberté et d’indépendance ! Elle savait bien, grande leçon des sophistes, que toute prise de parole est une prise de pouvoir ; et pour être convaincu, mais pas manipulé par la peithô, cette « magique persuasion », dont les anciens Grecs avaient fait une déesse, encore faut-il savoir ce que parler veut dire. Cette haute exigence envers le devoir de justesse que l’on devait selon elle à la langue, me fait penser à ce beau et curieux passage du Phédon, quand Socrate – ce sont ses derniers moments – tance gentiment mais fermement Criton qui vient de faire un usage coupable d’expression, en ces termes : « Sache bien, mon ami, que l’incorrection de langage – to mè kalôs legein – n’est pas seulement une faute contre le langage même – plèmmeles – elle fait encore du mal à l’âme – kai kakon ti empoiei tais psuxais ». Belle façon de joindre le souci esthétique du mieux dire à un souci éthique.

Il y avait aussi chez elle, inséparable de cette exigence qu’elle nourrissait d’abord vis-à-vis d’elle-même, un respect pour l’autorité du maître – magister dixit –, non dépourvue de tendresse, qu’elle évoque dans Nous autres professeurs et L’enseignement en détresse. À une époque où la spécialisation, l’anthropologisation des savoirs invitent à plus de froideur, de distance dans le regard porté sur l’objet d’étude – comme on dit aujourd’hui à l’école… –, le professeur qu’elle était savait combien il est nécessaire aussi de stimuler chez les élèves le ressort de l’enthousiasme, de la ferveur, du charisme, de l’admiration dont elle disait qu’elle était une vertu plus tonique, plus positive que la contestation ; raison pour laquelle elle aimait insister sur ces instants de grâce, cette qualité d’écoute dans une classe, ces moments d’amour partagé autour, à l’occasion de tel ou tel texte. « Les cours des grands professeurs peuvent être de véritables événements intellectuels ». À propos de cette admiration pour la personne qui vous enseigne, sans laquelle il ne peut y avoir cette vertu d’imitation, essentielle au processus de transmission, de la paideia, on pense à l’admiration d’Alcibiade pour son maître Socrate, une admiration qui va jusqu’aux larmes : Alcibiade l’évoque dans un très beau moment du Banquet, il dit son embarras devant Socrate, le seul homme devant qui il ait honte (aiskhunetai). Certes, il dit écouter avec plaisir le bon orateur qu’est Périclès, mais cela n’a rien à voir avec sa réaction aux paroles de Socrate : alors son cœur bat – kardia peda , plus fort que celui des corybantes en délire, – kai dakrua enchetai upo tôn logôn tôn toutou , ses paroles font couler mes larmes. Voilà le merveilleux « effet Socrate », cette figure hyperbolique du professeur que nous aurions tous aimé avoir à défaut de l’être !

Jacqueline de Romilly d’une part n’était pas une antiquisante, d’autre part, et c’en est le corollaire, elle reconnaissait bien volontiers ne pas partager – on a pu, moi-même, lui en faire le grief – l’intérêt qui est allé grandissant dans les études grecques, pour ce que Marcel Détienne a appelé « L’anthropologie comparée de la Grèce antique ». Elle reconnaissait certes – mais il faut le reconnaître, du bout des lèvres… – ce que la Grèce devait aux autres, avant elle ou à côté d’elle, mais elle s’agaçait qu’on pût privilégier l’étrange, le lointain, l’époque où la Grèce n’était – je cite Marcel Détienne – qu’« une masse dispersée en tribus et mille et une cités bariolées » ; bref elle n’aimait pas – disons-le franchement –, que l’on relativise sa Grèce, ou nos Grecs : le mot que Platon, grand admirateur, après Hérodote, du génie égyptien, prête aux prêtres de Saïs, dans leur entretien avec Solon dans le Timée, ne devait pas lui plaire ! Ceux-ci lui disent, avec un brin d’ironie, que, par rapport aux Égyptiens, les Grecs seront toujours des enfants »… Elle était trop soucieuse avec le grec, avec les textes grecs, de « nourrir sa vie », pour reprendre la belle expression de François Jullien. Et surtout elle avait fait le beau pari de la proximité. Qu’il s’agisse de Thucydide, ou d’Homère, davantage peut-être d’Homère à la fin de sa vie, elle osait parler de nature humaine – un syntagme que le structuralisme avait furieusement contribué à démoder ! –, de l’existence d’une nature humaine, qui lui faisait croire à ce ktèma eis aei, ce trésor pour toujours, qu’est la grande œuvre, qui vise le partage, et, elle osait aussi le mot, l’universalité ; non qu’elle ne sût, encore une fois, ce qui désormais nous éloignaitdécisivement de ces figures de l’antiquité ; elle ne voulait évidemment pas d’une réappropriation aussi inféconde que naïve, elle exerçait « le regard éloigné », d’autant qu’à cette féconde mise à distance les Grecs eux-mêmes s’étaient employés (Hérodote, bien sûr). Mais les mythes grecs, disait-elle, face à ceux qui en pointaient l’étrange altérité, nous n’en savons presque rien avant la littérature, avant ce moment où ils deviennent matériau littéraire. Son analyse de la notion d’impérialisme dans Thucydide, ou de l’émergence progressive de la douceur dans la pensée grecque, montre à quel point elle était soucieuse d’établir des passerelles entre le passé et le présent ; elle partageait l’approche du grand critique Jean Starobinski : de ce passé nous pouvons, nous devons même, nous sentir proches moyennant la reconnaissance de ce qui nous fait autres, avec la conscience d’un « écart temporel tout à la fois respecté et enjambé ». Elle voulait faire de cet héritage commun un commerce large et continu, intersubjectif, et universel dans sa portée, et qui encore une fois transcende allègrement, sans complexe, ou plus exactement subsume la distinction masculin/féminin. En somme, avec Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, elle avait d’emblée parié pour un cerveau apte à faire entendre la part du masculin et du féminin : à l’instar du devin Tiresias, aveugle, mais qui avait obtenu des dieux le précieux privilège de connaître, de parler au nom des deux sexes. Privilège reconnu par Balzac pour celui du génie romanesque…

D’autant que la littérature des anciens lui apparaissait à juste titre comme un réservoir de figures où le masculin et le féminin échangent volontiers leurs « identités » ! Le geste et les discours d’Antigone la rebelle, sont auréolés d’une andreia, du courage donc propre aux hommes, comme le faisait remarquer Malraux dans Les voix du silence : « Le grondement de la foudre antique orchestre sans la couvrir l’immortelle évidence d’Antigone : je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour – outoi sunechthein, alla sumphilein ephun. De fait rien d’exotique, de curieux, de lointain, dans cette profession de foi, comme l’atteste, je puis l’attester, l’émerveillement intact avec lequel les élèves traduisent et commentent aujourd’hui ces vers de Sophocle ; tout comme les touche profondément, je puis aussi l’attester, le mot d’adieu d’Énée à son fils Ascagne : « Apprends de moi, mon fils, le courage et la vertu : d’autres t’enseigneront le bonheur ! ». Et à propos de ces scènes, comme le rire en pleurs d’Andromaque aux bras blancs, l’oxymoron originel et à jamais resté le plus célèbre de toute l’histoire de la littérature, ou encore de la belle et dernière entrevue entre Priam et Achille, qui le temps d’une trêve se souviennent ensemble, et pleurent ensemble, mangent ensemble, eux les féroces ennemis de la veille ; à propos de ces scènes, donc, restées dans sa mémoire, dans la mémoire collective, elle a eu ce mot si juste, que c’était « la petite surprise, à peine consciente, qu’inspire à chaque fois, la rencontre de l’humain ». L’humain, toujours l’humain, qui englobe Achille, Hélène, Andromaque, Priam : bref, les hommes et les femmes.

Je voudrais pour terminer évoquer un dernier aspect de ce « tour d’esprit grec » : un tour d’esprit, dont, parodiant sa conclusion du bel article qu’elle écrit, dans Dans le jardin des mots, sur « Le style », j’aimerais dire qu’il se confondait avec « un style de vie ».

Ce style de vie, qui dans sa défense inlassable des Humanités alliait l’audace à la lucidité, était également riche de ce que Nietzsche aurait appelé la « sérénité grecque », dont il disait si justement qu’il ne fallait pas la confondre avec un bien-être, ou un amour insipide de la vie. Cette sérénité, cette douceur – cette harmonie, une des racines les plus grecques et les plus fécondes de la langue grecque – on les trouve dans ces écrits plus tardifs qu’elle s’est autorisé, plus intimes, les souvenirs de sa mère. Ils rappellent aussi le courage tranquille, celui dont elle avait su faire preuve durant la période de sa vie où la grande H de l’histoire a lourdement, cruellement pesé sur elle, et sa mère ; quand cette pupille de la nation, dont le père était mort « pour la France » à la guerre de 14, s’était vu interdire d’enseigner, parce que de père juif, et contrainte de se cacher ! C’est dire si elle avait dû regarder la face sombre, douloureuse, celle que délivre le théâtre tragique grec, ombre portée de la face olympienne, lumineuse de l’esprit grec, dont elle retrouvait l’éclat et la fraîcheur dans les descriptions d’Homère ou encore le paysage de sa chère Provence : Les chemins de Sainte Victoire ; elle aimait rappeler que sa découverte, son coup de foudre pour Thucydide, cet auteur, il faut bien le dire si austère, est inséparable d’une lecture qu’elle en fit en plein air, à Combloux. Elle en parlait en des termes qui ne sont pas sans rappeler les impressions proustiennes quand il évoque ces journées, ces après-midis de lecture où l’on a plaisir à quitter par moments la page pour lever la tête, humer la brise ; et ce tour d’esprit qui consiste à ne pas dissocier l’abstrait et le concret, elle disait qu’il avait pu être encouragé par l’espèce d’équilibre et d’alliance qui se fait toujours dans l’esprit grec ; car, « avec la Grèce, tout se rejoint et s’équilibre ». Elle avait fini, à force de les fréquenter, par partager avec les héros grecs le sens de la beauté, l’amour de la vie, et aussi le sentiment tragique de la vie, d’où sa passion pour ces jeunes promachoi, dont Achille, qui ne devaient pas vieillir… Mais elle répugnait, il me semble, à faire état de toute confidence ; pour elle la vérité de la vie, la pure vigueur d’exister, devait dominer toute sentimentalité ; à l’instar de son cher Thucydide, dont elle disait qu’il avait effacé toute trace de la vie privée dans son œuvre, elle opposait un refus ferme et courtois aux questions qui l’incitaient à établir des liens entre les traumatismes personnels, biographiques, et ses choix intellectuels. Il est hautement significatif qu’elle ait voulu une publication posthume pour ce bel hommage à sa mère, Jeanne, qui, par parenthèse, est un hommage à une femme, qui n’a pas eu la chance d’arriver au bon moment, comme sa fille, mais dont Jacqueline de Romilly montre en même temps combien elle avait mis de grâce et de générosité dans son métier de mère à part entière.

A contrario Jacqueline de Romilly savait, reconnaissait tranquillement qu’elle avait sacrifié à son travail d’autres satisfactions plus personnelles, plus affectives ; il pouvait lui arriver de le regretter, « avoir été juive sous l’Occupation, finir seule, sans enfants, et sans famille, est-ce vraiment sensationnel ? Mais ma vie de professeur a été d’un bout à l’autre celle que je souhaitais ». Mais ces mots, cruels, elle les disait d’une manière objective, comme pourrait s’en plaindre tel autre grand chercheur, sans jamais d’aigreur, et surtout sans jamais considérer son statut de femme comme un avantage ou un inconvénient.

Elle incarnait à sa façon le contraire même de ce qu’Héraclite appelle, dans un de ses aphorismes les plus beaux, mais aussi les plus cinglants, l’homme blax, blax anthrôpos epi panti logô philei eptoêsthai, l’homme blax, celui qui devant tout discours replie frileusement ses ailes, le contraire de cet homme grec, à l’esprit agonal, capable de penser contre lui-même, incarnation de cette culture de la theoria, qui naît de l’étonnement devant les choses. Le contraire de l’homme blax, celui qui fait sien, sans en mesurer la cinglante ironie, le mot de La Bruyère : « l’ignorance est un état paisible, et qui ne coûte rien ! ».

Pour ma part, outre cette carrière intellectuelle et humaine qu’elle nous offre comme exemple d’un féminisme accompli, sans tambour ni trompette, mon admiration va à sa passion du savoir ; c’est ce savoir qui lui a assuré, au sein de l’agora moderne, qu’elle a toujours affrontée, ce qu’elle appelait « la souveraineté tranquille au milieu même des puissants du jour ». Des puissants auxquels elle ne s’est jamais adressé pros charin , comme on dit en grec, pour leur plaire. Et ce sont finalement, ce courage, cette droiture sans chichis, cette lucidité, ce pari d’une vie claire, assumée jusqu’au bout dans ses choix et ses combats, sans fausse note, qui lui auront conféré, qui continuent de lui conférer sa lumineuse autorité.

Cécilia Suzzoni