Table ronde "Traduire les Anciens"

Table-ronde « Traduire les Anciens »

6 octobre 2016

NB : ce compte rendu peut être téléchargé sous la forme d'un PDF au bas de cette page.

En ce début de nouvelle année, nous avons voulu revenir à un acte fondamental dans la diffusion de l’héritage antique depuis que le français et les autres langues modernes se sont détachées de leur matrice antique : la traduction. L’ALLE a été très heureuse d’accueillir trois grands traducteurs des textes anciens, qui nous ont parlé de leur travail avec beaucoup de générosité, de finesse, et parfois aussi d’humour :

- Philippe Heuzé, spécialiste de Virgile, traducteur de l’Énéide dans la bibliothèque de la Pléiade (2015)

- Stéphane Schmitt, directeur de recherches au CNRS, spécialiste d’histoire de la biologie, traducteur de l’Histoire naturelle de Pline dans la bibliothèque de la Pléiade (2013)

- Claude Terreaux, traducteur de textes grecs aux éditions Arléa et auteur de Vous reprendrez bien un peu de latin (2002)

La table ronde a été l’occasion d’aborder les enjeux des traductions : pourquoi traduire ou retraduire ?

Les propos de Philippe Heuzé ont mis l’accent sur les enjeux poétiques : comment la traduction, infidèle par nature dans la mesure où elle implique une transformation du texte original, peut-elle malgré tout être fidèle ?

Stéphane Schmitt a abordé ensuite des problèmes d’ordre épistémologique : la traduction doit se garder de n’être pas une interprétation et de ne pas résoudre les ambiguïtés du texte.

Claude Terreaux, enfin, a mis en avant les enjeux éditoriaux : traduire, c’est toujours traduire pour quelqu’un et le choix de l’éditeur a donc des conséquences sur les choix de traduction eux-mêmes.

Il reste à mentionner un dernier enjeu, constitutif même de l’acte de traduire, discuté par l’ensemble des intervenants : l’enjeu linguistique. Les traducteurs ont tous les trois mis l’accent sur l’écart entre le français et le latin : parce que la langue française impose la précision là où le latin autorise le flou ; parce que les mots latins ont un spectre de signification plus large que les mots français ; parce que la langue française est rigide sur le plan syntaxique alors que la langue latine, en particulier poétique, est plastique ; parce que l’évolution de la langue a éloigné de leur sens latin des mots qui en sont issus étymologiquement (generosus pouvait encore être traduit par « généreux » au 19e siècle).

Nous nous permettons pour finir de relayer les conseils donnés par une éditrice à Stéphane Schmitt, concernant les trois grandes compétences que le traducteur doit avoir, par ordre d’importance : la maîtrise du sujet, la maîtrise de la langue française, et enfin la maîtrise de la langue du texte source.

Merci infiniment à Philippe Heuzé, Stéphane Schmitt et Claude Terreaux d’être venus nous faire part de leur travail, et surtout de nous donner à lire ces beaux textes de l’Antiquité dans la langue, non pas de Molière, mais de Jean Echenoz ou de Pascal Quignard. Laissons-leur la parole !

Adeline Desbois-Ientile

TRADUIRE ENCORE VIRGILE, par Philippe Heuzé

À propos des œuvres complètes de Virgile publiées dans la bibliothèque de la Pléiade (2015) par Jeanne Dion, Philippe Heuzé et Alain Michel pour les Géorgiques.

Sans perdre de temps à méditer une apologie, le traducteur, dernier en date d’une théorie qui, pour l’Énéide, remonte à 1529 (Octavien de Saint-Gelais) et dont la production jusqu’à nos jours est en moyenne d’une version complète tous les sept ans, préfère modestement indiquer les réponses qu’il a cru bon d’apporter aux questions permanentes que pose cette entreprise – une fois admis, bon gré, mal gré, qu’elle est possible.

Vers ou prose ? Le vers rimé est un système tyrannique qui éloigne nécessairement du texte, comme on le voit dans le plus brillant résultat, celui de Delille (1834). On peut saluer l’exploit de deux traductions récentes en français (Chausserie-Laprée, Éditions de la différence, 1993 ; Sers, Les Belles Lettres, 2015) qui proposent de rendre un hexamètre par un seul alexandrin, mais regretter la perte de tout ce qu’il a fallu sacrifier pour honorer le contrat. La solution des alexandrins blancs en surnombre, pratiquée par Marc Chouet (Alexandre Julien, 1984 ; Diane de Selliers, 2009), a connu un beau succès. Pourtant l’objection que l’on peut lui faire est la question de fond : le seul vers régulier dont dispose en ce cas notre langue est-il le correspondant incontestable de l’hexamètre virgilien ? Cela mériterait de longues analyses. Disons simplement que l’évidence de cette correspondance – chacun semble l’admettre comme allant de soi – est peut-être illusoire. Il est assez clair, en effet, que le vers latin possède plus d’ampleur, de souplesse et d’expressivité que le français. Alors ? Reste la « prose », virtuellement « rythmable », sans application d’un système préalable, et invitée à suivre, autant qu’il est possible, les mouvements de la poésie latine.

Parmi les autres difficultés essentielles dont on parle assez peu, il en est une qui doit être signalée, c’est celle qui tient à l’impitoyable précision du français, comparée au flou délectable du latin. Non seulement la langue se caractérise par des formes objectives d’imprécision (absence d’article, multiples valeurs de l’ablatif...), mais de surcroît les poètes s’autorisent des licences qu’ils possèdent en propre et qui toutes convergent vers une moindre précision (par exemple, la suppression des prépositions). Or le français commande qu’elle soit dissipée. Les trois premiers mots de l’Énéide ont été réduits à la lime (arma, les exploits ; uirum, le héros...) alors qu’ils rayonnent en latin. Ainsi, bien sûr, de l’ensemble. Il convient de garder, autant que possible, l’aura du latin.

Cette possibilité n’est pas illimitée, comme l’expérience de Klossowski (Gallimard, 1964) l’a montré. Si grand que soit le désir de ne rien ôter ni ajouter au texte de Virgile, il faut assurer assez de transpositions pour que l’excès de fidélité ne débouche pas sur l’infidélité. Ainsi de l’ordre des mots, ainsi de certains latinismes (par exemple les pluriels poétiques) : il convient d’écarter tout ce qui pourrait sonner mal dans notre langue. Au dessus des principes, des idées arrêtées sur telle ou telle question particulière, plane la grande exigence, impérieuse même quand est incertain l’effet de son application : que la traduction des vers de Virgile ne soit jamais éloignée d’une forme de beauté. « Se non è bella, è sbagliata » (C. Sermonti).

P. H.

TRADUIRE L’HISTOIRE NATURELLE DE PLINE L’ANCIEN, par Stéphane Schmitt

Un texte à caractère didactique comme l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien pose au traducteur, par rapport à des genres plus « littéraires » tels que la poésie, le théâtre ou le roman, des problèmes très spécifiques. En effet, dans le dilemme qui s’attache inévitablement à tout travail de traduction, entre respect scrupuleux du sens et recherche de lisibilité et d’élégance, la première exigence prend souvent le pas ici sur la seconde. Non pas qu’il faille renoncer à toute ambition esthétique. Pline lui-même est loin de dédaigner cet aspect, et il est indéniable que certaines parties de l’Histoire naturelle comme la préface, le début de la plupart des livres, les passages sur les dieux (II 14-21), l’éloge de la Campanie (III 40-42, 60), ou la prosopopée de la nature (XVIII 266-267), témoignent de sa part d’une véritable recherche stylistique : le traducteur se doit alors de rendre dans la mesure du possible la beauté et la saveur de ces passages. Mais dans la majeure partie du texte, l’exactitude est primordiale, et d’abord en ce qui concerne le lexique, qui constitue pour nous l’un des principaux modes d’accès au savoir que Pline cherche à transmettre.

Il convient donc, en général, de rester proche du texte latin, jusque dans ses ambiguïtés, ses obscurités ou ses incohérences, quitte à éclairer au moyen de notes le lecteur que pourraient surprendre certains termes ou certaines tournures. En particulier, il est prudent d’éviter les traductions trop interprétatives. Par exemple, on trouve parfois dans le texte de Pline les mots nervus, folium et nucleus, désignant indistinctement ce que nous appellerions aujourd’hui, dans le premier cas, un nerf, un tendon ou un muscle ; dans le deuxième, une feuille ou un pétale ; dans le troisième, un noyau ou un pépin. À l’inverse, le latin est parfois plus précis que le français, par exemple lorsqu’il distingue deux sortes de noir (ater et niger) et de blanc (candidus et albus). C’est que les Romains du premier siècle n’avaient pas la même manière que nous de découper le réel, et que là où ils ne voyaient pas de différence fondamentale entre un pétale et une feuille, ils ne concevaient pas d’employer le même adjectif pour décrire un noir mat et un noir brillant. Dans des textes peu techniques, le traducteur peut se permettre de transiger avec cette divergence de point de vue et de prendre quelques libertés avec le sens strict du latin : il ne va pas risquer de dérouter son lecteur en appelant « feuille » un pétale, ni d’alourdir démesurément le texte en précisant systématiquement si le noir est mat ou brillant.

Mais dans l’Histoire naturelle, où chaque mot est pesé, choisi et représente une part très précise des connaissances de son temps, il est plus ennuyeux de s’écarter ainsi du latin, car en gagnant en fluidité on risque de perdre une part de l’univers mental qui sous-tend cette terminologie. Il est vrai que cela mène parfois à des expressions qui sonnent un peu bizarrement en français, comme « les animaux du ventre » (pour animalia ventris) ; mais le choix de « vers intestinaux », ou « vers parasites » n’est pas satisfaisant, car de telles expressions donnent une précision sur la nature de ces « animaux », sur leur localisation exacte ou sur leur mode de nutrition qui n’existent pas dans le texte latin et revêtent un caractère anachronique. De même, il se trouve qu’en latin, le pin ne produit pas des « pommes de pin », mais des « noix de pin » (nuces pineae) : or le choix de nux fait sens (il rapproche le pin d’autres arbres comme le noyer proprement dit, le noisetier…), et l’on perdrait ce sens en cédant à la tentation de retenir « pomme de pin ». Ce n’est certainement pas grave chez Cicéron ou Tite-Live, cela l’est davantage chez Pline.

De nombreux problèmes de ce type se posent en permanence, qu’il faut tenter de résoudre en évitant de rendre la traduction illisible, mais en ne perdant jamais de vue l’exigence de fidélité, non seulement à l’esprit, mais à la lettre.

S. T.

ESCHYLE, BABRIUS ET LES AUTRES, par Claude Terreaux

Un clin d’œil d’Hermès, bien dans sa manière : au moment même où, mon calame affûté, je m’apprête à mettre par écrit quelques souvenirs que je conserve des travaux de traduction auxquels je me suis livré ces dernières années – souvenirs que, mes amis de l’ALLE me l’ayant proposé, j’ai eu l’occasion d’évoquer, au mois d’octobre dernier, dans une salle du lycée Louis-le-Grand, en compagnie de deux collègues, traducteurs de haut vol, et en présence d’un public sympathique et cultivé – au moment donc où je commence à dire le plaisir et la peine de traduire du grec et du latin en français, j’entends à la radio un duo pour saxophone et piano auquel, de plus en plus charmé, je prête une oreille si attentive que j’en oublie presque mon sujet. À la fin du morceau, Musidora, productrice de l’émission, annonce : « Christophe Panzani au saxophone et Guillaume Poncelet au piano jouaient Traduire Eschyle » ; le musicien, tout comme le traducteur, fait de nous le flâneur de deux rives…

Lorsqu’à l’automne 1992, j’allai trouver Jean-Claude Guillebaud à la librairie Les Fruits du Congo, où il avait son bureau de co-directeur des éditions Arléa, rue de l’Odéon, pour lui soumettre un projet de traduction, ce n’était pas Eschyle, mais Babrius, que je voulais traduire pour la toute jeune alors collection Retour aux grands textes. Babrius dont je rappelai que, tout Romain qu’il était, il avait entrepris de mettre en vers grecs l’ensemble des fables, écrites en prose, qui constituent le fonds ésopique. Je ne sus pas convaincre mon interlocuteur de l’urgence de la chose et ce n’est qu’en 2004 qu’une traduction des fables de Babrius, due à Roland Duflot, fut publiée par les éditions Arléa. Pourtant je ne quittai pas la librairie sans avoir rien obtenu : Jean-Claude Guillebaud venait de me proposer de traduire Les Fables d’Ésope, et ce fut le début d’une longue et amicale collaboration avec les éditions Arléa.

L’été suivant, j’avais donc remis en main propre ma copie à Claude Pinganaud, responsable de la collection Retour aux grands textes et, ma foi, je n’étais pas trop mécontent d’un travail – plutôt facile en l’occurrence – que j’estimais relativement correct. Quelques jours après, un coursier vient me remettre une enveloppe de laquelle j’extrais, mains de plus en plus tremblantes, mes malheureuses traductions toutes barbouillées de rouge ! C’est qu’en réalité, on n’écrit pas la même traduction selon qu’elle est destinée à être éditée seule ou avec le texte original en regard et, dans ce dernier cas, selon que l’édition bilingue s’adresse à des lecteurs qui connaissent bien la langue source ou n’en ont qu’une médiocre pratique. L’apprenti-traducteur débutant avait négligé le fait qu’il s’adressait à des lecteurs qui, a priori, ne disposeraient pas du texte original – absence qui confère au traducteur une liberté appréciable, dont je sus mieux user par la suite. Liberté que se donne également l’éditeur dans le choix des titres : Le Bonheur selon Socrate remplace Gorgias, on ne lit plus l’Économique de Xénophon mais comment Tenir sa maison. Ajoutons encore que, l’éditeur lui-même ne disposant pas de l’original (ou du moins ne s’y reportant pas), il en résulte qu’il ne propose de corrections qu’afin de parfaire la lisibilité de la traduction étant entendu que le dernier mot est laissé au traducteur de façon à ne pas succomber à la belle infidélité. Cela ne va pas évidemment sans de parfois longs échanges, y compris à propos de mots tout simples. Et c’est ainsi que le premier vers de la Théogonie d’Hésiode « Chantons, pour commencer, les Muses de l’Hélicon » fut l’objet d’âpres discussions, l’éditeur n’aimant pas le verbe chanter à cette place et employé au sens de célébrer. Pourtant, nous eûmes beau retourner la chose dans tous les sens, il fallut bien s’y résoudre : seul chanter rendait pleinement compte de l’original ἀείδειν.

À quoi bon, demande-t-on parfois, traduire à nouveau des textes qui ont déjà été traduits, pour certains d’entre eux, des dizaines de fois ? La première réponse, évidente, est qu’une traduction se fait dans la langue d’une époque donnée. Elle suppose, pour être lisible, d’être faite dans la langue du temps – laquelle, soit dit en passant, est plus facile à définir par ce qu’elle n’est pas que par ce qu’elle est. À cet égard, la comparaison entre des traductions parues à des périodes éloignées les unes des autres permet de bien mesurer les différents changements affectant la langue puisque à chaque fois c’est la même chose qui est censée être dite. Mais la musique, encore elle, nous suggère aussi une autre réponse, depuis que nous disposons d’enregistrements qui permettent réécoute et comparaison : pas un pianiste qui n’interprète à sa manière Gaspard de la nuit ou Au lac de Wallenstadt, pas un chef qui n’ait sa façon propre de faire sonner la Quatrième symphonie de Mahler. De la même façon, chaque traducteur donne sa version d’un texte, laquelle n’annule pas la précédente mais enrichit un corpus qui a vocation à déployer ou même à magnifier, à travers le temps, toutes les richesses de l’original, en particulier lorsqu’il s’agit de poésie. Au fait, comment aurait-on dit en grec « M’illumino d’immenso » ?

C. T.