Y. Hersant, Le rôle du latin dans la Renaissance italienne

La conférence d’Yves Hersant, Le rôle du latin dans la renaissance italienne, troisième manifestation des activités de notre Association a connu un beau succès. La salle des conférences était pleine, en cette fin de journée pourtant pluvieuse et neigeuse, et surtout malgré le poids, la pression qui s’exercent sur nos étudiants en cette veille de concours blancs… Ceux qui avaient bravement résisté à tous ces obstacles ne l’ont pas regretté ! d’autant que nous étions cordialement invités au pot dans la salle des Actes qui saluait la sortie du sympathique et stimulant ouvrage rédigé par d’anciens élèves sur le Lycée Henri IV- Le Lycée Henri IV, Entre potaches et moines copistes-, un lycée où justement Yves Hersant a fait ses classes préparatoires, comme l’a rappelé Patrice Corre, Proviseur du Lycée, dans son aimable présentation de la conférence.

Cette belle méditation, claire, élégante et érudite sur le rôle du latin dans la Renaissance Italienne, était pleinement accordée au « beau souci » qu’Yves Hersant a toujours manifesté pour le latin, ce latin tout à la fois si lointain et si proche, que nous avons tous, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non « sur le bout de la langue »- pour reprendre une heureuse expression du conférencier, dans un récent article sur Pascal Quignard (Critique, Juin-juillet 2007). Un souci, nous le savons, qui est celui d’Yves Bonnefoy, qui est aussi celui du poète Michel Deguy, que nous aurons l’honneur et le plaisir d’accueillir à l’occasion de notre prochaine assemblée générale du 17 mars (c’est en effet un hommage émouvant et décisif que le poète rend à cette Eurydice de notre langue, dans sa belle contribution à l’ouvrage collectif « Pensées sur le nouveau siècle », intitulée : L’expérience pensive du poème).

Sous l’égide de Rabelais, convoqué à l’initiale et à la clôture de son exposé, Yves Hersant a souligné le rôle de moteur puissant du latin dans tous les grand débats, esthétiques, scientifiques et philosophiques de cette Renaissance dont le langage, dans tous ses états, a été la passion ; il a surtout , ce faisant, fait justice d’un certain nombre de lieux communs dont la naïveté consiste à confondre la juste et forte satire que des humanistes comme Rabelais font d’un latin scholastique et « rassoté », -encore en tire-t-il, comme plus tard Molière, un formidable gain jubilatoire, comique et poétique !- avec le latin qui non seulement ne fait pas obstacle à l’essor de la langue vernaculaire, mais a contribué à son plein épanouissement. Ainsi se trouvaient justifiés les liens désormais substantiels, passionnés, passionnels, et toujours renaissants qui allaient se nouer entre lui et le français, « ce latin des modernes », un français qu’il a contribué à inventer, dans un dialogue auquel ont participé et continuent de participer les plus grands auteurs ; un latin, aurions-nous envie de dire qui, comme la révolution de Hugo, « a conquis en avant ! ». Une conférence qui justifie pleinement les objectifs de notre association dans son souci de promouvoir un latin rien moins que frileux et « académique », et qui nous incite à faire nôtre, en direction de nos élèves et de nos étudiants, le slogan rimbaldien (revisité pour l’occasion …) : « Soyez résolument moderne : faites du latin ! ».

Cécilia Suzzoni

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Le mot « Renaissance » ne désigne une période historique que depuis le XIXe siècle ; mais c’est du XIVe, et nommément de Pétrarque, que doit être datée l’idée de faire « renaître » le latin, de l’arracher à l’asperitas des scolastiques, de restaurer les studia humanitatis en rejoignant les Anciens. Pareille entreprise a suscité bien des débats, dont je voudrais montrer qu’ils n’intéressent pas seulement les « spécialistes ». Comme convenu, c’est sur l’Italie que je concentrerai mon attention et si possible la vôtre ; mais je ne perdrai pas de vue un auteur français, Rabelais, qui témoigne exemplairement de la fascination éprouvée par les Renaissants devant les aventures du langage et des langues. Voir, par exemple, l’épisode des « paroles gelées » dans le Quart livre. Je garderai aussi en mémoire l’éloge de l’endettement, mis dans la bouche de Panurge au Tiers livre : l’idée d’une dette créatrice est d’autant plus utile à mon propos que toute la Renaissance se sent endettée envers le latin.

I. Le débat sur les langues.La question des langues se pose, pour les Renaissants, dans un cadre particulier qu’il importe de rappeler. Deux courants semblent s’opposer : d’une part, on se lance à la recherche d’une langue unique et universelle ; d’autre part, on prend en compte de la diversité des langues. L’enquête sur le langage se rattache, le plus souvent, à la nostalgie des origines, à la quête d’un Paradis perdu et d’une langue parfaite, mais oubliée ou enfouie. Un mythe de l’Origine — un « culte du Premier », selon l’expression de C. G. Dubois — nourrit l’imaginaire linguistique. Déterminant aussi l’appréhension des langues après Babel, il conduit à en privilégier trois : l’hébreu, le grec et le latin, qui véhiculant le message du christianisme sont réputés nobles ou sacrés. Mais parallèlement, les humanistes s’enchantent de la pluralité des langues ; ils enregistrent leur merveilleuse diversité, comme le fera Claude Duret dans son Thresor (publié en 1613). Recherche d’une langue unique, ou abandon heureux à la pluralité ? Les Réformés choisiront avec vigueur la seconde option : la langue originelle étant définitivement perdue, il importe d’affronter activement le pluriel des langues et de multiplier les traductions. Pour d’autres au contraire, convaincus que la punition babélienne est compensée par le miracle de la Pentecôte, il faut chercher dans le plurilinguisme même les traces de la langue originelle ; dans cette perspective, chaque langue a sa valeur et l’on passe d’un idéal de communion à un idéal de communication. Or, dans cette tension entre l’un et le pluriel, entre l’idéal d’unité et le souci de compréhension, le latin joue un rôle tout particulier. S’il est la moins sacrée des langues sacrées, il est la plus noble des vulgaires ; statut intermédiaire qui le rend omniprésent. De fait, le travail que les Renaissants ont effectué sur le latin n’a pas seulement conduit au remplacement d’une culture scolastique par une culture oratoire ; il a puissamment favorisé, d’une manière qui peut sembler paradoxale, l’émergence des vernaculaires. C’est en effet par la culture, la pensée et la langue latines que les humanistes — toutes tendances confondues — ont été conduits à se sentir différents des anciens ; c’est par le latin qu’ils ont pris conscience de leur modernité. Une formule de Scaliger l’exprime fort bien : « Nous sommes étrangers dans notre langue maternelle, le latin ». Même et surtout en Italie, où le latin est perçu comme langue de communion avec un glorieux passé — la parler et l’écrire, selon Lorenzo Valla, c’est perpétuer la gloire de Rome—, le sentiment se répand d’un écart entre le présent et la latinitas, alors que c’est elle qui a conduit à prendre conscience du présent. Remarquable phénomène, qu’a étudié J. Chomarat : « La passion des humanistes pour les orateurs, historiens, philosophes anciens a contribué à nourrir leur nationalisme, qui les a conduits à valoriser leur vernaculaire et à le préférer au grec et au latin. »Pour résorber l’écart, deux solutions : anoblir les langues modernes ou moderniser le latin. Dans le premier cas, on fait valoir que les Grecs et les Latins eux-mêmes ont dû lutter pour transformer leur langue, initialement barbare, en langue de civilisation ; pourquoi ne pas faire de même avec la langue « vulgaire » ? Dans le second cas, ceux qui évitent le piège du purisme et de l’élitisme (dont l’effet inévitable est de restreindre le domaine de la langue qu’on prétend mettre en valeur), c’est-à-dire ceux qui veulent faire du latin une langue vivante, confortent à leur corps défendant les partisans des langues modernes : car leur travail nourrit la tentative parallèle d’une normalisation de la langue vernaculaire. Il faut rappeler ici que les premières grammaires des langues vulgaires, par exemple la Gallicae linguae institutio de Pillot (1550), sont écrites en latin. En somme, les rapports du latin et du vulgaire ne sont pas de rupture, mais de continuité. Le latin, auquel on se conforme et se confronte comme à un père — il devient en ce sens « langue paternelle », selon l’expression de P. Laurens —, informe la poétique vulgaire bien plus qu’il ne s’oppose à elle. Et qu’il se veuille cicéronien ou composite, il peut servir de relais entre l’idéal nostalgique de communion et celui, plus actif, de communication.

II. Philosophie ou éloquence ?Mais le latin est aussi au centre d’un autre débat, que je résume ici sans nuances : celui qui oppose les tenants de la rhétorique à de nombreux partisans de la philosophie, réputés inattentifs à la forme. Face au latin scolastique de l’école logique, les plus extrémistes parmi les premiers dressent leur latin cicéronien (lui-même concurrencé, dans les conditions que j’ai dites, par les langues vulgaires) : tel Buonamici, dans le Dialogue sur les langues de Sperone Speroni (1542). A quoi d’autres objectent que la philosophie a pour objet la nature, et non les particularités de la langue romaine ; que le présent de la recherche exige une langue autre que cicéronienne ; bref, que le fétichisme de la forme, cher à la culture d’inspiration classique, aboutit à un arrêt de l’Histoire. Giordano Bruno, vers la fin du XVIe siècle, va plus loin encore : nier la pluralité linguistique, en s’en tenant au seul latin classique des « pédants », revient pour ce philosophe à nier le procès pluridimensionnel de la connaissance. Deux modes de pensée s’affrontent ainsi : l’un aboutit à affirmer et l’autre à contester la fusion des res et des verba. L’un soutient que la langue est le savoir même, l’autre qu’elle est son véhicule. Dans ce dernier cas, faut-il préférer le latin dépouillé des scolastiques, le latin orné des classiques ou les langues vulgaires ?• Aux yeux des plus philosophes, le latin dépouillé des scolastiques a été choisi précisément pour son dépouillement, comme l’instrument dont la transparence est le plus apte à faire paraître la vérité dans toute son objectivité, sans manœuvres de séduction. Position défendue par un personnage de Giovanni Francesco Pico della Mirandola (neveu de celui que nous appelons Jean Pic de la Mirandole). Et surtout par Pomponazzi, qui exclut le latin orné et lui préfère, à tout prendre, la virginité rhétorique des langues vulgaires.• Dans l’autre camp, on refuse de séparer vérité et rhétorique. Position défendue notamment par Lorenzo Valla, qui dans les Dialecticae disputationes place l’éloquence, art de persuader, au-dessus de la dialectique, art de réfuter. Dans les Elegantiae linguae latinae, ouvrage plus connu ou moins méconnu (1444), le même auteur dit préférer les abeilles classiques aux fourmis scolastiques. Quant à Sperone Speroni, il laissera entrevoir dans son Dialogue sur la rhétorique (1542) une argumentation plus subtile, selon laquelle l’humanisme oratoire propose une langue individualisée qui réinstalle l’homme dans la réalité ; c’est en réhabilitant les langues classiques, à commencer par le latin, que l’humanisme saisit le sens historique de la langue ; mais le latin n’est qu’une étape, car l’adoption de la langue historiquement fondée de Cicéron appelle l’emploi des langues vulgaires, lesquelles traduisent au mieux l’individuation des peuples modernes pour peu qu’on les dote d’une valeur rhétorique. En d’autres termes : l’étude du latin hausse à l’art la langue vulgaire, fait d’elle l’héritière légitime de la tradition classique et ouvre ainsi à la modernité...

III. La querelle du cicéronianisme Ce n’est pas fini. Parmi les humanistes eux-mêmes, pourtant ligués contre la scolastique, a surgi un autre débat encore, concernant le latin comme modèle rhétorique. Comme chacun sait, la Renaissance est obsédée de mimésis, dite en latin imitatio ; laquelle, loin d’être passive, est un processus volontaire dont il faut choisir l’objet et les modalités. (Ainsi Erasme, dans sa préface aux œuvres de saint Hilaire, distingue-t-il reddere d’imitari : la ressemblance est naturelle, l’imitation volontaire). Faut-il, avec les cicéroniens, puiser à une source unique, ou au contraire multiplier les modèles et choisir un latin composite ? La querelle naît comme dispute académique entre Italiens (la Péninsule se considérant comme seule autorisée, par droit historique, à légiférer en la matière). Et comme souvent, tout part de Pétrarque. S’il est l’« inventeur » de Cicéron, qu’il préconise d’imiter, Pétrarque reste soucieux d’une juste mesure dans la relation au modèle : « L’imitateur doit éviter que la ressemblance de son texte ne soit une identité... Elle doit être analogue à celle d’un fils à son père, qui s’accomode souvent d’une grande différence physique, et qui tient à un rien, à un air, comme disent les peintres d’aujourd’hui : aussitôt qu’on voit le fils, le père revient en mémoire, la comparaison entre les deux les montre alors tout différents, et pourtant un mystérieux ‘je ne sais quoi’ maintient le rapprochement. » Or c’est précisément ce ‘je ne sais quoi’ qui lance le débat. • Pour mieux se démarquer de la scolastique, les humanistes comme Valla ou Cortesi vont s’attacher à retrouver une latinité pure, cicéronienne, en comparaison de laquelle le latin de Pétrarque est incorrect ; selon eux, l’optimus stylus passe par une imitation exclusive et totale des écrits cicéroniens, qui ne peut se contenter d’un vague ‘je ne sais quoi’.• D’autres, comme Politien, voient dans cette imitation un obstacle à l’élan créateur ; et de citer Quintilien, se moquant des orateurs qui se croient cousins de Cicéron sous prétexte qu’ils terminent leurs périodes par esse videatur. A ces « perroquets » sans énergie, il faut opposer l’ingenii impetus ; « Non enim sum Cicero », s’écrie Politien, « me tamen (ut opinor) exprimo ».La querelle, dont on voit que l’enjeu n’est rien moins qu’une théorie de la création, rebondit plus tard avec les riches échanges (1512-1513) entre Giovanni Francesco Pico et le représentant du cicéronianisme, Bembo. Pour le premier nommé, tout homme reçoit de la nature une pente qui lui est propre, et les préceptes de la rhétorique ne l’aident guère à remonter vers l’idée du Beau (Platon se greffe ici sur Aristote). Pour Bembo au contraire, même si sa conception du cicéronianisme est plus ouverte que celle des premiers humanistes, l’imitation et l’émulation sont inhérentes à l’acte créateur : une œuvre naît de l’existence d’autres œuvres, non d’un modèle que l’auteur porterait déjà en lui. Et l’imitation, qui nous met en somme à l’abri de notre propre subjectivité, doit porter sur les meilleurs : à savoir Cicéron et Virgile pour le latin, Pétrarque et Boccace pour l’italien. A ce propos, il ne faut pas oublier que dans la Péninsule on n’a plus depuis longtemps de mépris pour la langue vernaculaire ; dans d’autres pays, où la situation est différente, on se soucie plutôt de faire du latin une langue vivante, et du coup l’on se défie de l’imitation stricte. Témoin Erasme, partisan dans le Ciceronianus (1528) d’une imitation libératrice, « celle qui convient à chaque génie » et ne se limite pas à un seul auteur. Témoin aussi Rabelais, que je vais brièvement rejoindre avant de conclure.

IV. Conclusion rabelaisienne Mutatis mutandis (et il y a beaucoup de mutandis), on retrouve chez Rabelais quelques-unes des questions de fond soulevées par les Renaissants italiens. D’un côté, il est notoire que l’auteur de Gargantua, même s’il dit préférer le grec, aime et pratique le latin : il correspond en cette langue avec Guillaume Budé, il révise des traductions latines, il traduit lui-même le deuxième livre d’Hérodote. Il fait dire à Gargantua, dans une lettre à Pantagruel, qu’il faut apprendre les langues parfaitement : «premierement la Grecque, comme le veult Quintilian. Secondement la latine. Et puis l’Hebraicque pour les sainctes lettres, et la Chaldeicque et Arabicque pareillement ». Mais d’un autre côté, personne n’a si plaisamment mis en garde contre les excès d’un humanisme qui peut s’avérer aussi desséchant que la scolastique, quand il ne vise pas l’homme tout entier. Songeons aux moqueries rabelaisiennes envers la pédagogie des collèges, le jargon latinisé, la répétition des formules toutes faites : « privatio supponit habitum »... Le sommet étant sans doute atteint aux chapitres 19 et 20 de Gargantua : « Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc, ha, ha, ha. C'est parlé cela.». De ce rapide tour d’horizon, je crois pouvoir tirer trois conclusions, en retrouvant les soucis de notre présent. En premier lieu, il n’y a pas historiquement un latin, mais une pluralité de latins. Deuxièmement, une mauvaise défense de la latinitas peut être fatale à la cause ; est mauvaise, notamment, l’idée de l’opposer à notre langue maternelle. Tant il est vrai que « le » latin n’a nullement entravé les langues vernaculaires, mais a bien plutôt contribué à leur épanouissement. Est féconde, en revanche — ultime remarque conclusive — la problématisation du latin : il importe de l’envisager comme une langue porteuse de questionnements et de débats qui ne sont pas seulement linguistiques, mais philosophiques et esthétiques. Tel est l’un des enseignements de la Renaissance italienne. Yves Hersant (Certains passages de cet exposé sont issus d’un article plus développé, écrit en collaboration avec Isabelle Hersant : « La Renaissance, fabrique d’intraduisibles? », publié dans la revue Rue Descartes, n°14 , nov. 1995, p. 75-94.)