À quoi sert le latin ?

« À quoi sert le latin ? » La réponse des humanistes.

Par Luigi Alberto SANCHI,

Agrégé de grammaire, chercheur au CNRS (Institut d'histoire du droit), vice-président de l'ALLE.

Ce texte, d'abord paru sur notre site, a été publié par Libération dans sa livraison du jeudi 7 janvier 2016, date anniversaire des attentats du 7 janvier 2015. La page du journal est téléchargeable à la suite du texte.

À l’heure où la France est traumatisée et s’interroge sur les modalités de son vivre ensemble, le débat sur la présence du latin dans les programmes du collège acquiert une épaisseur, une pertinence jusque-là insoupçonnées. Cela va au-delà des conclusions très significatives d’une récente étude ministérielle indiquant que l’option Latin accélère la progression des résultats scolaires des élèves issus des milieux plus fragiles et favorise la mixité sociale dans les établissements classés en zone sensible. L’ensemble de l’élite politique française conçoit l’école comme l’élément-clé de la riposte au fanatisme et aux dangers de discorde civile : c’est que l’école est l’unique institution républicaine capable de forger la nouvelle société que nous voulons construire, car l’école forme les nouvelles générations qui composeront la France de demain. L’accent mis sur la fonction de l’éducation nationale est donc bienvenu dans le débat actuel. Nous soulignons que le fond du débat ne porte pas sur tel ou tel choix disciplinaire, mais sur la défense d’une formation de qualité et sur la crainte d’une école démagogique. Une école exigeante pour tous contre une école à deux vitesses, pauvre pour les pauvres et riche (et privée) pour les riches. Comment expliquer l’ampleur du débat sur le latin au collège, si ce n’est parce que l’étude de la langue latine – si rigoureuse, si logique, si vaste dans sa longue histoire – est le symbole même d’une formation ambitieuse ? Or, telle une ritournelle, la question de l’« utilité du latin » revient chez les tenants d’une vision opposée, mais aussi chez quelques élèves, ou parents d’élève. Il faut absolument y répondre. Car l’utilité linguistique du latin, souvent mise en avant au collège, n’est qu’un premier point à aborder. Certes, l’étude approfondie de la langue latine est une condition pour la maîtrise du français en particulier et du discours en général. Certes, le travail sur la langue latine se fait sur des grands textes, extraits de chefs-d’œuvre de la littérature mondiale qui ont inspiré la littérature de France comme celle d’autres pays d’Europe et au-delà. Certes, les langues anciennes nous aident puissamment à comprendre notre passé – et aussi celui des peuples habitant le pourtour de la Méditerranée, s’il est vrai qu’après Mahomet et les conquêtes arabes « les Romains [habitant les rives africaines et asiatiques de l’empire] se sont peu à peu islamisés », pour le dire avec Henri Pirenne… Mais l’utilité primordiale des langues anciennes, du latin comme du grec ancien, concerne l’avenir. Ce sont les humanistes d’Europe qui, aux siècles marqués du nom de Renaissance, nous l’apprennent. Il est aujourd’hui vital de comprendre leur enseignement, car il en va de la forme même que prendra la société française à travers l’institution scolaire. Les humanistes européens, linguistes ou historiens, diplomates, hommes d’État, nous prouvent que la connaissance de l’Antiquité est le moteur intellectuel de la construction d’une nation nouvelle, projetée vers l’avenir. Que ce soit dans l’Italie du Quattrocento, dans la France du xvie siècle, aux Pays-Bas, en Angleterre au xviie ou dans la Prusse du xixe siècle, la passion, l’intérêt, la curiosité pour la civilisation gréco-romaine – à partir d’abord de l’imposant système du droit romain, puis aussi des arts plastiques, de l’architecture et de la « littérature » au sens le plus large du mot – ont accompagné dans les élites intellectuelles l’effort collectif pour bâtir l’avenir, pour y préparer les nouvelles générations. Parce qu’on trouve dans l’Antiquité les multiples exemples des formes que peut prendre la société et l’État, des théories que l’esprit peut concevoir loin de toute révélation religieuse, des sentiments variés qui marquent la vie familiale, civile ou militaire. L’Europe moderne, mais aussi les États-Unis, les pays d’Amérique latine et plusieurs autres réalités ont été bâties à partir des matériaux livrés par l’étude fiévreuse des Anciens et par les réflexions contrastantes qu’une telle étude a pu suggérer. Aujourd’hui, le défi qui semble se présenter à la France et à ses élites est celui de forger une nouvelle société qui, au lieu de se tourner vers un passé mythique dont seraient porteurs certains citoyens, mal nommés « de souche » (quelle souche ? Franque, gauloise, gothique, méditerranéenne ?), irait résolument vers l’avenir, ensemble, grâce à une école exigeante, consciente de la complexité historique, capable d’offrir à tous l’excellence du savoir.