M. Huchon, Mythologies pantagruéliques

"Mythologies Pantagruelicques", c'est ainsi que Rabelais désigne son œuvre française dans un des derniers textes publiés de son vivant, la dédicace de son Quart livre des faicts et dicts Heroiques du bon Pantagruel à son protecteur Odet de Chastillon en 1552[1]. Il dit, au début de cette épître, avoir finalement cédé à l'insistance des grands personnages qui l'incitaient à la "continuation des mythologies Pantagruelicques" et précise dans la première des gloses de la Briefve declaration d'aulcunes dictions plus obscures contenües on quatriesme livre des faicts et dicts heroïcques de Pantagruel, ajoutée en fin de Quart livre : "Mythologies. Fabuleuses narrations. C'est une diction Grecque". Français et grec donc, alors que les derniers mots du Quart livre : "Sela. Beuvons", avec sela mot hébraïque, scellent, eux, l'alliance de l'hébreu et du français. Apparent primat donné au grec, à l'hébreu. Quid du latin? Evincé, au profit d'une Antiquité plus éloignée, en un temps où l'on tient à une origine troyenne des Français, où Rabelais évoque, dans le prologue du Quart livre, "les apologues du saige Aesope le François. J'entends Phrygien et Troian, comme afferme Max. Planudes : duquel peuple selon les plus veridiques choniqueurs, sont les nobles François descenduz"? Pas si sûr! Le beuvons, ultime mot du Quart livre, répond à la dernière injonction de la Folie dans l'Eloge de la Folie d'Erasme - bibite - , les fabuleuses narrations à la narratio fabulosa de l'In somnium Scipionis de Macrobe et, derrière mythologies, se laissent entrevoir les réflexions sur le sens caché des Elementorum rhetorices libri duo du contemporain de Rabelais, Philippe Melanchthon.

Cette présence, quasi subliminale, du latin est une invite à considérer la place que lui accorde Rabelais dans ses mythologies françaises, enclin à faire perdre son latin à son lecteur, à se demander comment les récits fictifs rabelaisiens peuvent être lus comme la "fable romanesque de la naissance du français moderne" comme le suggérait Cécilia Suzzoni en me conviant à cette conférences. J'évoquerai plus particulièrement ici les figures tutélaires en arrière-plan de ces mythologies, Rabelais en savant passeur de textes anciens, les oripeaux et nouveaux habits des Latins dans les premiers livres, leurs bigarrures dans le Quart livre, le mélange savamment calculé des époques dans l'apologue exemplaire et la prédilection pour une Antiquité de plus en plus reculée dans le temps.

Arrêtons-nous tout d'abord sur la définition finale de l'œuvre et sur les procédures de la lecture allégorique mises en perspectives par Rabelais à partir des figures tutélaires de son monde latin. La mention de "Fabuleuses narrations" de la Briefve declaration renvoie à la partition des fables selon Macrobe dans son Commentaire au Songe de Scipion où il s'explique longuement sur les problèmes de la fabula dans un contexte philosophique ( I, 2, 6-12). Pour déterminer celles que la philosophie peut accueillir, il distingue d’une part les fables destinées à charmer seulement les oreilles, telles les comédies de Ménandre et de ses imitateurs, les aventures imaginaires où l’amour joue un grand rôle (Pétrone, Apulée), fables à bannir du sanctuaire de la sagesse et à renvoyer aux berceaux des nourrices, d’autre part les fables qui exhortent à une vie plus morale. Les fables de cette seconde espèce, c’est-à-dire les fictions qui invitent l’intelligence du lecteur à se figurer en quelque sorte les vertus, se divisent en deux groupes : celles dont l’argument relève de l’imagination et dont le développement est tissé d’éléments inventés, telles les fables d’Esope illustres pour l’élégance de la fiction (elegantia fictionis), étrangères aux ouvrages philosophiques ; celles dont l’argument est fondé sur la solidité du vrai, mais dont la vérité est présentée à travers un agencement imaginaire. Macrobe précise alors que l’on parle non de fabula, mais de narratio fabulosa. Il cite pour exemples les rites des mystères, les récits d’Hésiode ou d’Orphée au sujet de la généalogie et des aventures des dieux, les formules mystiques des Pythagoriciens. La catégorie de la fabulosa narratio se divise elle-même en deux espèces : en effet, quand l’argument relève de la vérité et que seule la narration fabuleuse relève de la fiction, il y a plusieurs manières de représenter le vrai par l’imaginaire. Soit le développement est un tissu de turpitudes, indignes des dieux et monstrueuses, comme les adultères divins, Saturne émasculant son père, type de fable rejeté par la philosophie, soit la connaissance du sacré est révélée sous le voile pieux d’éléments imaginaires (sub pio figmentorum uelamine) honnêtes, seul type de fiction possible pour la philosophie. Fond de vérité, développement fictif, honnête ou non, tels sont donc les critères de la narration fabuleuse, et Rabelais a beaucoup joué sur l'honnêteté du développement fictif.

La glose de mythologies par "narrations fabuleuses" renvoie donc à Macrobe, alors même que le terme de mythologies peut évoque les Mythologies de Fulgence[2]. Mais il est un autre personnage caché derrière ces mythologies : Philippe Melanchthon, célèbre humaniste et réformateur allemand, proche de Luther, lié aux protecteurs de Rabelais, les frères Du Bellay, auteur d'une rhétorique qu'il n'a cessé d'augmenter et qui offre dans l'édition de 1531 un long chapitre consacré aux quatre sens des lettres sacrées et à une réflexion critique sur la lecture allégorique. Derrière le Philippe des Marays du Gargantua, "Viceroy de Papeligosse" qui entraîne, au chapitre XV, le changement d'éducation du héros, est inscrite la figure de Melanchthon - correspondant grec de son nom de famille allemand Schwartzerdt "terre noire". Dans son ouvrage rhétorique qui est une défense de l’élocution et une réflexion remarquable sur la rhétorique, Melanchthon ajoute aux trois genres de la rhétorique le genre didascalique, genre qui a valeur didactique et dont la définition est le premier lieu, servant ainsi, par exemple, à enseigner ce qu’est l’évangile, ce qu’est la foi. Un long développement est consacré aux niveaux de sens et aux sens figurés avec une violente critique d'une stricte application des quatre sens pour l’interprétation des lettres sacrées. Ineptes ceux qui transforment tout en allégorie et qui interprètent tout selon les quatre sens. Le sens tropologique est un contre sens ; tropologique se réfère à ce qui est dit de façon figurée et non selon les mœurs. Melanchthon relève comment les poètes fabuleux invitent à lire de façon allégorique. Ainsi les Cyclopes, allégoriquement, désignent un homme barbare. Cette interprétation s’appelle mythologie, terme employé par Melanchthon dans le chapitre où il détaille les diverses espèces d'allégorie ; après avoir noté que les proverbes relèvent de l'allégorie dans la mesure où ils naissent d'une similitude, il ajoute que sont aussi des allégories les apologues d'Esope, les fables des poëtes :

Possunt inter allegoriae species et Apologi numerari, cujusmodi sunt Aesopi. Item fabule Poëtarum; ut apud Homerum Cyclopes, qui significant allegorice homines barbaros, qui in illo littore exercebant latrocinium...Hoc genus interpretationis vocant μυθολογία . Neque vero inutile fuerit interdum proponere talia argumenta adolescentibus, ad acuenda et exercenda ingenia [3] .

Pour la fable, il met en avant trois niveaux d’interprétation qui ne sont pas contraignants et ne s'excluent pas : "Fabulae omnes pertinent aut ad mores, aut ad scientiam, aut ad historiam", ce que Barthélemy Aneau, en 1556, dans sa « Preparation de voie à la lecture, et intelligence de la Metamorphose d’Ovide et de tous poëtes fabuleux » glose ainsi : "Car à la verité (comme je l’ay apprins du bon chevalier de Terre noire [Melanchthon]) TOUTE fable Poëtique se doibt, et peut r’apporter par allegorie, ou à la Philosophie Naturelle donnant enseignement, et doctrine, ou à la Philosophie Moralle ayant commandement, et conseil, ou à l’histoire baillant memoire et exemple : et quelque fois à deux, et quelque fois à toutes trois[4]". Dans le prologue de Gargantua, où sont suggérés "de tres haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce qui concerne nostre religion, que aussi l'estat politicq et vie oeconomique", la tripartition évoque la pratique de Melanchthon, alors que l'alliance des mots de sacrements et mystères par lesquels Rabelais désigne alors la finalité de son œuvre est manifestement empruntée à saint Augustin qui emploie abondamment ces deux termes et généralement couplés[5]. Rabelais fait ainsi référence à la recherche augustinienne du sens caché, pour laquelle sont données des clés dans le livre III du De doctrina christiana : l’étrangeté, le paradoxe ou l’absurdité de l’acception littérale, le récit de turpitudes et d’actes cruels sont fréquemment les indices de la nécessité d’une lecture allégorique, l'allégorie valorisant la vérité, excluant les indignes, excitant le désir, exerçant à la recherche. Ce patronage de Macrobe, Melanchthon, saint Augustin, auxquels il faut évidemment ajouter Erasme omniprésent dès le début du prologue de Gargantua avec les Silènes d'Alcibiade, permet de rendre compte de la lecture allégorique à mettre en œuvre selon Rabelais[6].

Je viens d'évoquer Macrobe et Augustin, Melanchthon et Erasme, c'est à dire la latinité antique et la latinité contemporaine. Ce sont tous ces aspects de la latinité qui intéressent Rabelais éditeur chez le lyonnais Sébastien Gryphe de livres savants en latin : - traductions d'ouvrages grecs : les Hippocratis ac Galeni libri aliquot, ex recognitione Francisci Rabelaesi ( 1532); - publication d'ouvrages de contemporains italiens : le second tome des Epistolarum medicinalium de Manardo (1532) la Topographia antiquae Romae de Marliano (1534); publication de textes de la Rome antique avec un opuscule juridique qui contenait le testament d’un Romain Lucius Cuspidius et un contrat de vente du temps de la république romaine (1532)[7], en fait des faux fabriqués par des humanistes italiens ( le premier par Pomponius Laetus, le second par Jovianus Pontanus), supercherie qui ne sera reconnue qu’à la fin du XVIe siècle. J'ai récemment ajouté, à cette liste d'éditions fournies par Rabelais et dotées de préfaces latines à ses protecteurs ou amis, des éditions visiblement données par Rabelais, bien qu'elles soient dépourvues de préfaces explicites : Macrobe, mais aussi Apicius, un recueil d'Argonautiques, un recueil d'Antiquités ( liste qui devrait être largement complétée dans les années à venir). Ces textes latins publiés chez Sébastien Gryphe par l'humaniste Rabelais ont pour particularités de remarquablement nourrir ses fictions françaises.

Ainsi en est-il de l'édition de Macrobe publiée en 1538 [8], à partir d’une édition donnée par le savant humaniste Joachim Camerarius à Bâle en 1535, aboutissement d’une longue tradition éditoriale et qui se présente comme revue et augmentée à partir de très vieux manuscrits ; Rabelais y ajoute un certain nombre de marginales et maints passages de Macrobe ainsi mis en valeur se retrouvent dans son œuvre française, la connaissance intime qu’il a du Commentaire au Songe de Scipion et des Saturnales irradiant son œuvre française à partir du Tiers Livre de 1546. Les multiples échos du texte de Macrobe dans les trois derniers livres de Rabelais montrent combien cet ouvrage est primordial dans leur genèse. C’est avec Macrobe que Rabelais disserte sur les songes, l’harmonie des cieux, les nombres dans le Tiers livre; c’est avec Macrobe qu’il évoque l’entéléchie dans le Cinquiesme livre, l’âme, son essence, l’immortalité, l’incorporation, un Macrobe à la présence si prégnante qu’il n’hésite pas à en faire un personnage de sa fiction au début des passages propres à la seconde rédaction du Quart livre[9]. C’est avec Macrobe qu’il pratique l’imitation, abeille transformant les sucs divers en un mélange d’une saveur unique, créateur de parfums qui, du mélange de plusieurs essences, en compose un nouveau unique, chœur où l’harmonie naît des voix diverses, selon les images de Macrobe au prologue des Saturnales. C’est à Macrobe que l’on doit la définition des "mythologies Pantagruelicques"; c’est à Macrobe qu’il emprunte des termes techniques (amphicyrte, hemiole, antipode, zone torride).

Un peu plus tard, Rabelais a dû se faire l'intermédiaire pour l’édition à Lyon en 1541 d’un recueil d’ouvrages diététiques et gastronomiques qu’avait publié à Bâle en mars 1541 le médecin Alban Thorer et qui regroupait les textes d’Apicius, De re culinaria, de Bartolomeo Platina, De tuenda valetudine, natura rerum et popinae scientia, de Paul d’Egine, De facultatibus alimentorum, et de Jean de Damas, De condituris variis[10]. C’est lors de ses études à Montpellier en 1529 que Thorer découvrit en compagnie de l’évêque Guillaume Pellicier (un proche de Rabelais) un vieux manuscrit d’Apicius; Apicius est présenté par Thorer comme la source du bestseller gastronomique d’alors - le premier livre de cuisine à être imprimé au XVe siècle - rédigé vers 1465 par l’humaniste Platina, qui, avant d’être bibliothécaire de la Vaticane, fut emprisonné sur l’ordre du pape Paul II. Dans son guide d’honnête volupté et santé, Platina mêle propriétés des aliments, prescriptions médicales et usages culinaires de la cour romaine contemporaine, présentés non pas par complaisance pour des palais fatigués, mais comme incitation à l’appétit pour conserver la santé ; il offre des attaques (dont Rabelais se souviendra) contre ceux qui ont acquis indûment charges et richesses et dégustent paons, faisans et chapons; contre ceux qui sont adonnés au ventre et à la gueule. Apicius (dont l'édition Gryphe est la première édition en France) et Platina sont à lire en filigrane des festins burlesques et des fastueuses fêtes romaines des derniers livres de Rabelais.

En 1548, paraît chez Sébastien Gryphe, peut-être sous l'instigation de Rabelais, à partir d'une édition vénitienne de 1523, un recueil latin des diverses versions des Argonautica (Valerius Flaccus, Apollonios de Rhodes, Orphée)[11]. Ces récits offrent deux itinéraires différents pour le retour des Argonautes après la conquête de la Toison d'or à partir de la Colchide, itinéraires qui, en passant par la France, ne pouvaient qu'exalter l'imaginaire royal. L'un des deux conduit les héros à travers l’Europe, essentiellement par des navigations fluviales : Danube, Pô et Rhône, avec escale aux Stoechades, c’est-à-dire aux îles d’Hyères où ils érigent un autel aux Dioscures. Dans l'itinéraire d' Orphée, la navigation est septentrionale ; les héros, par le fleuve Tanaïs, atteignent l’Océan et longent, en direction de l’ouest, l’Océan boréal où ils trouvent les Macrobies, dotés de la longévité, de la sagesse et de la félicité des Hyperboréens, puis le pays des morts, et, après avoir longé l'Irlande et les côtes atlantiques françaises et passé les colonnes d’Héraclès, arrivent en Méditerranée. La quête des Argonautes, la lecture alchimique qui en est alors faite ont largement inspiré Rabelais qui s’intitule en page de titre du Tiers livre de 1546 et du Quart livre de 1548 « calloier des Isles Hieres » ( « mes isles Hieres antiquement dictez Stoechades » remarquait-il dans le Tiers livre). La voie septentrionale évoquée dans la présentation de l'itinéraire des héros rabelaisiens dans le Quart livre concorde avec celle du voyage de retour des Argonautes dans la version attribuée à Orphée.

Les préoccupations de Rabelais dans son Quart livre sont aussi à mettre en rapport avec un exceptionnel recueil d'antiquaires paru chez Gryphe en 1552 et, selon toute vraisemblance, établi par Rabelais lui-même. Ce recueil, intitulé Antiquitatum variarum autores, a pour particularité de comporter non seulement un abrégé de l'édition de la topographie de Rome de Marliano, que Rabelais avait éditée en 1534 chez Gryphe, mais aussi des textes sur les antiquités et les coutumes des Romains, dus à l'humaniste italien Pomponius Laetus, le forgeur du Testament de Cuspidius. Le titre de ce recueil imite manifestement celui des Antiquitatum variarum volumina XVII du dominicain Annius de Viterbe, forgerie de textes donnés comme de la plus haute antiquité. Comme l'ouvrage d'Annius de Viterbe, il comporte dix-sept textes. Mais seulement neuf des dix-sept textes originaux sont repris, sélection qui avait déjà été exécutée par une édition parue à Bâle en 1530 et dont le titre attirait l'attention sur ces fragments des plus anciens auteurs, Fragmenta vetustissimorum autorum, summo studio ac diligentia nunc recognita[12], à savoir des ouvrages qui parlent de Rome, les fragments de Berose sur les antiquités babyloniennes, de Manethon sur les rois égyptiens, de Metasthene sur les annales des Perses, un traité sur les équivoques de Xenophon. A ces neuf pièces, l'édition Gryphe ajoute huit œuvres de divers historiens antiques ou contemporains italiens[13]. L'ouvrage de Philon le juif sur les Antiquités bibliques, puis les ouvrages de Solin et de Pomponius Mela (conjoints dans l'édition de Bâle de 1543). Suit l' édition abrégée de la Topographie de Rome de Marliano, qui avait été éditée avec deux autres antiquaires italiens, Pomponius Laetus et P. Victor à Bâle en 1538, puis deux ouvrages sur les magistrats romains de Pomponius Laetus et de Lucius Fenestella (souvent imprimés conjointement et dont le second, attribué à Lucius Fenestella, historien romain du Ier siècle, est en fait l'œuvre d'Andrea Domeniccho Fiocchi, secrétaire du Pape Eugène IV, publiée en 1477). Dans le Quart livre, il y a maints échos des informations sur l'Antiquité fournies par ces divers ouvrages.

Ces éditions savantes latines nourrissent les livres des faits et dits de Pantagruel dans lesquels Rabelais est prompt à dénoncer les corruptions du latin. Dans le prologue du Tiers livre, il fait état des "repetasseurs de vieilles ferrailles Latines" qui pensent que la guerre est dite belle par antiphrase, parce qu'en guerre, ils ne voyaient guère de beauté. Dans le prologue du Cinquiesme livre, palimpeste de celui du Tiers livre, il dit qu'il prouvera " en barbe de je ne scay quels centonifiques botteleurs de matieres, cent et cent fois grabelées, rappetasseurs de vieilles ferrailles latines, revandeurs de vieux mots latins tous moisis et incertains, que nostre langue vulgaire n'est tant vile, tant inepte, tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment".

Dans Pantagruel, deux passages célèbres, la librairie de Saint-Victor et l'écolier limousin, mettent en scène des déviations du latin : le poliphilesque et le macaronique. Dans l’histoire de la langue italienne, le poliphilesque (langue de l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna publiée en 1499 et qui sera traduite en français en 1546 sous le titre de Discours du Songe de Poliphile) est vu comme une expérimentation inverse et complémentaire du macaronique (des Macaronées de Folengo). Alors que le macaronique a un lexique dialectal bas parodiquement latinisé dans une structure grammaticale latine avec une prédilection pour les sphères gastronomique, scatologique, sexuelle, le polifilesco a essentiellement un lexique latin élevé dans une structure grammaticale vulgaire[14]. Ces deux procédés sont mis en œuvre par Rabelais dès le Pantagruel de 1532. Les Macaronées de Folengo (publiées en 1517 et qui seront traduites en français en 1606 sous le titre d’Histoire macaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rabelais) ont servi de modèle aux titres burlesques de la librairie de Saint -Victor (sphère gastronomique (de differentiis soupparum, de modo faciendi boudinos)) : scatologique (de modo cacandi), sexuelle (bregueta iuris). La dernière mention du chapitre (Merlinus Coccaius de patria diabolorum) donne la clé de lecture de l’épisode, en évoquant Merlin Coccaie et le titre du livre qui lui est attribué dans l’épître préliminaire de l’édition de 1517 des Macaronées. Le poliphilesque se caractérise par une valorisation du latin tardif (la romanité argentée d’Apulée), l’exhibition de suffixes, tels -bile (amicabile, servabile), -bonde (mordicabondi), -ule (conceptabuli),- ifico (dolorifico), l’application de suffixes latins à des radicaux latins et vulgaires produisant des monstres lexicaux, la création de paroles composées inédites (anticatamenti, marmorigena), l’utilisation de préfixes arbitrairement appliqués, de suffixes inusuels, de multiplication de suffixes pour un même mot (perplexibilitate, amaricatamente), la prédilection pour les adverbes en -ment (compressamente congesti, flagellosamente affligentime)[15].

Si l’on confronte la langue de l’écolier limousin avec celle de Francesco Colonna, l’on remarque maints traits communs dont l’amicabilissimes ou le penitissimes sont de bons témoins. Qu’il s’agisse de la variété des suffixes (verissimiles, amorabonds, venereique, patriotiques, decalogiques, latiale, dilucule, crepuscule, diecule, meritricules, minutule, sacrificules, precules, facultatule, unguicule, locules, cuticule, vernacule), des adverbes en -ment (libentissiment, latrialement, hostiatement) ou de préfixes arbitrairement appliqués : supergurgite, superoger. L’écolier limousin porte à leur paroxysme certains traits de l’écumeur de latin de Geoffroy Tory dont les quelques lignes citées dans son Champ Fleury ont servi de matrice à l’épisode (« Despumon la verbocination latiale, et transfreton la Sequane au dilicule et crepuscule, puis deambulon par les Quadrivies et Platees de Lutece, et comme verisimiles amorabundes captivon la benivolence de lomnigene et omniforme sexe feminin [16]»), mais, par rapport à la critique antérieure de la latinisation outrancière, telle qu’on la trouvait dans les sotties du XVe siècle avec le personnage de l’écumeur de latin, Rabelais multiplie les créations préfixées et suffixées. C’est la qualité même de ce latin qui est, dans le Pantagruel, en cause :

Seigneur sans doubte ce gallant veult contrefaire la langue des Parisians, mais il ne faict que escorcher le latin et cuide ainsi Pindariser, et luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en Françoys : par ce qu’il dedaigne l’usance commun de parler (VI).

La condamnation utilise le terme de pindariser et que, quel que soit le sens qu’il faille donner à ce néologisme, il a une connotation grecque[17]. Benoit de Court, dans son commentaire aux arrêts d’amour de Martial d’Auvergne qu’il publie à Lyon, en 1533, chez Sébastien Gryphe, , donne une liste d’épithètes néologiques de Colonna, pour l’essentiel des hellénismes[18].

Le latin est moqué dans ses formes aberrantes et Rabelais grammairien va aussi se jouer de la transposition en français des formes latines[19]. Pour la généalogie de Pantagruel, dans la première édition, une finale en -us est utilisée pour les géants gréco-latins : Titius, Polyphemus, Cacus, Enceladus, Ceus, Typhoeus, Aloeus, Othus, Briareus, Anteus, Porus, Sisyphus. Ils deviennent en 1534 Titié, Polyphemé, Cacé, Enceladé, Ceé, Typhoé, Aloé, Othé, Briare, Anteè, Poré, Sisyphé. Ces formes adoptent les accents tout nouveaux dans la langue française et dont Rabelais fait un usage très fin et concerté chez Juste où il est correcteur. Il ne survit avec finale en -us que des héros médiévaux, Fracassus et Ferragus. Aux Enfers, s'opère un même changement. Darius, Antiochus, Romulus sont modifiés en Dariè, Antioché, Romule et dans les additions apparaissent Cyré, Brutè, Casssiè, Fabié, alors que dans la librairie de Saint-Victor sont multipliées les créations macaroniques, comme Chaultcouillonis, Franctopinus. Les Anciens sont francisés, les contemporains plaisamment latinisés. Quant aux héros, ils sont pourvus de noms grecs significatifs : Carpalim "le rapide", Epistemon "le sage", Eusthenes "le fort", Anarque "le sans autorité", Thaumaste "l'admirable", alors que Pantagruel, au nom imposé par son père à partir du grec panta "tout" et gruel "altéré" en langue hagarène (moresque), est une créature hybride gréco-arabe, comme Alcobribas. Gargantua offre une mise en scène assez similaire. Horace est appelé Flace, Cicéron Marc Tulle. Mais la francisation n'est pas toujours respectée. Au même chapitre (III), Rabelais parle d'A. Gelle et Gellius. Le macaronique est toujours employé pour la satire. Ainsi Brelinguandus (de brelingand "sexe féminin") comme commentateur du De modis significandi dans le chapitre où Gargantua est institué par un théologien en lettres latines. Le personnage de Janotus de Bragmardo et son mélange latin/français, comparable à celui du prédicateur Michel Menot, permet la moquerie du langage des théologiens, au même titre que le Pantagruel se jouait du macaronique et du poliphilesque.

Ce sont les déviations des utilisateurs qui sont condamnées. Dans Gargantua, Eudemon, lui, offre "un langaige tant aorné et bien latin que mieux ressembloit à un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé qu'un jouvenceau de ce siecle" (XV). Dans l'éducation du jeune Gargantua par son nouveau précepteur, où les livres latins sont souvent conférés à l'expérience, Gargantua écrit des épigrammes en latin qu'il met par rondeaux et ballades en langue française. A Thélème, les bibliothèques sont constituées de livres en grec, latin, hébreu, français, tuscan et espagnol. Dans Pantagruel, dans la lettre à son fils, Gargantua lui dit combien les langues sont maintenant instaurées : grecque, hébraïque, chaldaïque, latine. Il veut que son fils apprenne les langues parfaitement, grecque, latine, hébraïque, chaldaïque, arabique, que, pour le latin, il forme son style à l'imitation de Cicéron; il invite aussi à prendre en considération les livres de médecine grecs, arabes et latins. Pantagruel, dans la controverse entre Baisecul et Humevesne, s'en prend aux glossateurs de droit qui n'ont pas connaissance du grec et du latin, mais seulement de gothique et barbare, alors que les lois prises des Grecs sont pleines de sentences et mots grecs et ont été rédigées dans le latin le plus orné qui soit, encore supérieur à celui de Salluste, Varon, Cicéron, Sénèque, Tite-Live, Quintilien (et Pline dans la première édition). Mais Pantagruel se veut surtout une illustration du français. Quand Panurge rencontre Pantagruel, le dernier langage qu'il utilise pour s'adresser à lui est le latin ; Pantagruel lui demande alors s'il ne sait pas parler français. Comme le dit Rabelais en fin de l'ouvrage, après avoir promis à ses lecteurs le reste de l'histoire et mille autres joyeusetés toutes véritables : "ce sont beaux textes d'evangilles en françoys[20]". Véritable émancipation du français.

Dans ces deux premiers livres, il y a donc dénonciation des mauvais latinisateurs, ces rapetasseurs de vieilles ferrailles latines à fustiger. Contre les dégradations du latin, macaronique, poliphilesque, Rabelais offre des mises en scène comiques avec la finale -us dévalorisante et la valorisation des noms grecs et le jeu sur les noms propres montre un souci d'adaptation des noms antiques au français. Rabelais, dans les années 1530, fait donc un usage très concerté et particulier des variations possibles de ces noms. Mais c'est un nouveau discours qui intervient vingt ans plus tard, dans le Quart livre, à mettre en rapport avec les débats du milieu du siècle sur la francisation des noms antiques. Pour Du Bellay, dans La Deffence, et illustration de la langue Francoyse, II, 6 : "Entre autres choses, se garde bien nostre Poëte d'user de Noms propres Latins ou Grecz, chose vrayment aussi absurde, que si tu appliquois une Piece de Velours verd à une Robe de Velours rouge...Accommode donques telz Noms propres de quelque Langue, que ce soit à l'usaige de ton vulgaire..." Il invite ainsi à suivre les Latins qui ont dit Hercules, Theseus, en disant en français Hercule, Thesée, Achile, Ulysse, Virgile, Ciceron, Horace, sauf pour certains noms comme Mars ou Venus. Dans le Dialogue De l'Ortografe e Prononciation Françoese de Peletier du Mans en 1550, un des interlocuteurs critique le maintien des formes originelles car "les motz ampruntèz se doevet randre domestiques an les habilhant de notre livree" selon l'exemple même des Latins et des Italiens et le français répugne aux terminaisons en -o, -x, -um. Barthélemy Aneau, en tête de son édition de la traduction d'Ovide, dit avoir fait, des noms grecs et latins, des noms français, pour "ne Graeciser ne Latiniser en François, bigarrant la parolle de diversité de positions, et appelations estranges du François qui n'a point de telles terminations comme en us, et en o. Parquoy, pour Menalus, Narcissus, Juno, Cupido, j'ai mis en position françoise : Menal, Narcis, Junon, Cupidon, et ainsi des autres qui doulcement en Françoise termination povoient estre formez, les aultres qui n'y povoient suyvre comme Cadmus, Bacchus, ou qui en François sont receuz de long temps comme Phebus, Venus, je les ay laissez[21]". Il privilégie les transpositions qui montrent les affinités du français avec le grec; ainsi pour les chiens d'Actéon, Hyleus est Forestier, Oribasus , Trenchemont, selon l'exemple de Macault. Dans la traduction de Macault parue en 1540, le Grand combat des ratz et des Grenoilles, chaque terme grec est suivi d'une traduction latine et de son correspondant français : Rongelard, Leicheplat, Percefromaige...autant de noms dont Rabelais s'inspire pour ses cuisiniers de l'épisode des Andouilles du Quart livre.

Rabelais avait été un pionnier pour la transposition des noms antiques et avait utilisé, comme il le fait à maintes autres reprises dans son système de la censure antique, les formes concurrentes. Alors que certains théoriciens en ce milieu de siècle s'y intéressent, Rabelais, qui est par ailleurs en conflit direct avec certains grammairiens, n'offre plus les mêmes particularités formelles que dans les deux premiers livres. Dans le Quart livre, il recourt souvent aux formes en -us pour des mots qui avaient été francisés dans les premiers ouvrages; Democritus (Democrite dans Gargantua); Heraclitus (Heraclite dans Pantagruel et Gargantua); Darius (Darie dans Pantagruel). Il n'hésite pas à s'amuser de cette finale en -us: "O que pour l'occire praesentement feust icy quelque vaillant Perseus.

- Persé jus par moy sera, respondit Pantagruel" ( XXXIII).

Souvent il fournit sous sa forme antique le nom complet, comme Q. Metelus Celer. Il faut dire que Rabelais multiplie dans la seconde version du Quart livre les anecdotes romaines. Dans le chapitre XXXVI pour les accueils en armes, Pantagruel donne l'exemple de Antonin Caracalle, Galien empereur romain, Antonius : "Mille aultres pareilles histoires trouvons nous par les antiques monuments". Dans le chapitre, "Comment Pantagruel manda querir les capitaines Riflandouille et Tailleboudin : avecques un notable discours sus les noms propres des lieux et des persones", Pantagruel, à propos du pronostic par noms, cite des anecdotes concernant Octavian Auguste, Vespasian, tirées de Suétone; il y ajoute Regilian (de Trebelius Pollion) ; il multiplie les exemples, citant Patroclus, Hector, Achilles, Paris, Philotectes, Pythagoras, Venus, Diomedes, Vulcan, Pompée, Caesar, P. Paulus Aemylius. Le chapitre du catalogue des morts étranges, qui accompagne "l'estrange mort de Bringuenarilles avaleur de moulins à vent" (chapitre XVII) est exemplaire des pratiques rabelaisiennes. Rabelais fournit pour exemples, dès 1548, les morts d' Aeschylus, Anacreon ( empruntée à Fulgose), Fabius (empruntée à Fulgose), Claudius (de Suétone), il ajoute, entre autres, en 1552, Q. Lecanius Bassus, Spurius Saufeius, à partir de Fulgose). Rabelais mentionne ses sources : Verrius (auteur d'un catalogue de morts singulières cité par Pline), Pline, Valere, Baptiste Fulgose (auteur du De dictis factisque memorabilibus). Ces mélanges signent les compilations. Ces noms se trouvaient dans les traductions en latin des textes grecs, les Grecs se présentent donc en habits latins. Parfois dans le Quart livre, coexistent deux formes : Callimache, Callimachus, Polyphemus, Polypheme. Rabelais, dans ces emprunts savants, a pu ne pas s'occuper de la forme, les reprendre tels qu'il les trouvait dans les textes Mais les lecteurs pouvaient avoir en mémoire l'usage des livres précédents, les débats contemporains et, à vrai dire, finir par y perdre leur latin.

Dans la version de 1552 du Quart livre, Rabelais insiste sur le mélange des époques. Le prologue de 1552 est, à cet égard, significatif, ainsi que les gloses qui l'accompagnent dans la Briefve declaration, avec la mise en scène de l' apologue du sage Esope le français. Priapus, au conseil des dieux qui entend la plainte de Couillatris, rapporte avoir ouï tout un parterre de musiciens (personnages réels de la fin du XVe et du XVIe siècle dont sont fournis les noms) «un jour du Tubilustre, es feries de ce bon Vulcan en may » , puis, « Neuf Olympiades et un an intercalare aprés », un autre groupe de joyeux musiciens (dont il dresse de même la liste), musiciens du second quart du XVIe siècle. Couillatris en recouvrant sa cognée promet à Mercure de lui sacrifier un grand pot de lait couvert de fraises aux « Ides (c'est le quinzieme jour) de May ». Ces dates donnent lieu à quatre gloses : « Tubilustre. On quel jour estoient en Rome benistes les tromppettes dediées aux sacrifices, en la basse court des tailleurs » ; « Olympiades. Maniere de compter les ans entre les Grecs. Qui estoit de cinq en cinq ans » ; « An intercalare. On quel escheoit le Bissexte comme est en ceste presente année. 1552. Plinius lib. 2. cap. 47 » ; « Ides de may. Es quelles nasquit Mercure ». Rabelais introduit ainsi une correspondance entre temps contemporain et temps de l'Antiquité dans le temps de l'apologue. Se trouve amplifié un phénomène présent dès le début du récit en 1548, puisque le voyage commence au mois de juin, le jour des fêtes Vestales, jour de la conquête d'Espagne par Brutus et de la défaite de Crassus par les Parthes. En 1552, une glose précise : « Vestales. Festes en l'honneur de la deesse Vesta en Rome. C'est le septiesme jour de Juing. »

Ce brouillage des temps est constitutif de la narration fabuleuse. Il permet ainsi de transformer l'apologue esopique en narration fabuleuse à lire dans la perspective de Macrobe, Melanchthon et saint Augustin. Le court apologue chez Esope met en scène un bûcheron qui perd sa hache. Mercure lui en présente trois (or, argent, la sienne); il choisit la sienne; Mercure lui donne les trois. Une personne ayant appris l'aventure décide de perdre sa hache et, quand Mercure lui en présente trois, elle reconnaît pour sienne celle qui est en or; Mercure ne lui en donne aucune. Dans cette fable, Esope insiste sur la vérité et le mensonge condamnable. Chez Rabelais, la fin est autrement cruelle. Tous choisissent la cognée d'or et ont, selon l'édit de Jupiter, la tête tranchée par Mercure. La morale est changée en une condamnation des souhaits abusifs et un éloge de la "médiocrité". C'est une farce cruelle dans une perspective augustinienne. Alors que l'univers mythologique est très restreint chez Esope, Rabelais crée un Olympe de fiction où se superposent les époques, la contemporaine et l'antiquité gréco-latine, Rabelais transposant dans l'univers des dieux l'actualité politique, intellectuelle, religieuse. Il fait de l'apologue une narration fabuleuse et, contrairement à Macrobe, mais comme Melanchthon, il inscrit l'apologue ésopique dans l'allégorie.

Rabelais, à la fin de sa geste pantagrueline, privilégie la recherche des antiquités les plus lointaines comme en témoigne bien le remplacement de la Telamonie par la Thalamege[22]. En 1548, à la fin du chapitre I, Rabelais nomme sa nef Telamonie, nom qui évoque l'argonaute Telamon (un des quatre personnages figurés sur l'arc de triomphe où Henri II est représenté en Typhis, lors de son entrée parisienne de 1549). Mais telamonia a par ailleurs une autre valeur très particulière qui se trouve dans le glossaire qu'Hubert de Suzanne, un intime de Rabelais, a ajouté à la fin de ses épigrammes de 1538 pour les termes absents des autres dictionnaires ou offrant une signification différente[23]. Dans ce glossaire, où sont présents de nombreux mots que Rabelais utilisera dans ses livres ultérieurs, tout particulièrement dans le Tiers livre et le Cinquiesme livre, ainsi que certains mots employés dans ses livres précédents, Hubert de Suzanne glose ainsi la telamonia :

Telamonia, papaveris ramus, cujus foliis intra manum collisis ex sono de amore conjectabant.

La telamonia est donc une tige de pavot, dont, à partir du son des feuilles écrasées dans la main, on peut conjecturer de l'amour. Que Rabelais ait souhaité dans un premier temps embarquer ses héros, pour répondre à la question du mariage de Panurge dans une nef qui porte le nom d'une plante qui permet d'augurer du sort futur de ce mariage, qu'il donne, après le long développement sur le pantagruelion et les plantes, à la fin du Tiers livre, un nom de plante au vaisseau qui embarque ses héros et quantité de pantagruelion, n'a rien de surprenant.

Mais le goût de Rabelais pour les antiquités reculées se manifeste dans le choix qu'il fait en 1552 de nommer finalement sa nef Thalamege (« θαλαμηγόι, sortes de gondoles égyptiennes garnies de chambres »[24]) et d'unifier ainsi les diverses dénominations de cette nef présentes dans les éditions du Quart livre de 1548 comme autant de strates, significatives de ses manières de crypter ses textes : Telamonie, Thelamane [25]. A l'évocation de Telamon et de Thélème, Rabelais a finalement préféré pour son géant une nef pharaonique. Thalamege est à mettre en relation avec les emplois qu'en font Athénée et Suétone. C'est le nom d'une célèbre nef du pharaon Ptolémée IV Philopator, qu'évoque Athénée, cet auteur à la lecture duquel Gargantua dit se délecter dans sa lettre à Pantagruel (Pantagruel, VIII). Selon Athénée, 5, 204d-206b, qui reprend les indications de Callixène au livre I de son histoire d'Alexandrie, le pharaon Ptolémée IV Philopator fit construire pour naviguer sur le Nil un immense vaisseau qu'il nomma Thalamege. Athénée décrit longuement ce luxueux palais flottant et ses appartements où les essences les plus précieuses le disputent à l'ivoire et à l'or. Suétone, dont plusieurs passages du Quart livre sont inspirés, raconte, dans La vie des douze Césars, I, 52, que César, avec Cléopâtre qu'il affectionnait, remonta le Nil sur un nave thalamego et aurait ainsi traversé toute l'Egypte jusqu'en Ethiopie si l'armée n'avait pas refusé de le suivre. Pour sa part, Strabon, un des auteurs de prédilection de Rabelais, dans un de ses chapitres sur l'Egypte privilégiés par Rabelais, en 17, 1, 16, mentionne les thalameges sur lesquelles s'embarquent les gouverneurs pour inspecter le haut du fleuve, mais surtout, en 17, 1, 15, il parle des cyamos qui croissent dans les lacs et les marais d'Egypte dont on fait des ciboires et qui produisent un fruit semblable aux fèves. Ils servent de riants abris aux joyeux compagnons qui veulent banqueter et se divertir en liberté. Montés sur des barques à tentes nommées thalameges, les joyeux compagnons vont goûter le plaisir de la bonne chère à l'ombre de ces feuillages et se servent des feuilles en guise de coupes et d'assiettes. Rabelais choisit donc par ce nom d'évoquer les antiquités égyptiennes si présentes dans la seconde version du Quart livre, cette Egypte, au peuplement le plus ancien, à l'origine de la théologie et de l'astrologie, là où sont allés s'initier aux sciences Pythagore, Homère, Platon, Démocrite, Apollonius de Thyane[26]. Dans l'île des Macreons, pyramides et hiéroglyphes occupent une place privilégiée. "Et par la forest umbrageuse et deserte, descouvrit plusieurs vieulx temples ruinez, plusieurs obelisces, Pyramides, monumens, et sepulchres antiques, avecques inscriptions et epitaphes divers. Les uns en letres Hieroglyphicques, les aultres en languaige Ionicque, les autres en langue Arabicque, Agarene, Sclavonicque et autres" (XXV). Le vieux Macrobe parle le langage ionique. Mais, dans cet épisode crépusculaire où le latin n'est pas cité, la figure tutélaire n'en est pas moins le Macrobe du Commentaire au Songe de Scipion.

L'univers latin rabelaisien en filigrane des mythologies pantagrueliques est complexe. Parallèlement à la publication de textes antiques chez Gryphe, dont il s'inspire dans ses créations françaises, Rabelais offre des mises en scène comiques des corruptions du latin qui permettent aussi une satire de certaines catégories comme l'écolier limousin, le théologien. Les formes des noms propres antiques, les jeux auxquels elles donnent lieu sont autant de signes d'une réflexion sur les transpositions d'une langue à l'autre, sur le français et la forme qu'il doit adopter au moment où paraissent les premières grammaires du français, les premiers traités d'orthotypographie, où Rabelais s'instaure en grammairien œuvrant pour l'émancipation de la langue vernaculaire. Au fil du temps, se manifeste une prédilection pour les antiquités les plus reculées, la latinité constituant un réservoir d'anecdotes et d'exempla et Rabelais présentant un mélange gréco-latin dans une Antiquité largement recomposée. Ces fantômes de l'Antiquité, Rabelais les a habillés de diverses livrées, mais il leur donne un singulier relief, abolissant les frontières du temps et de l'espace et enrichissant son travail de fiction de celui de l'humaniste, embarqué avec ses héros sur sa nef aux confins du monde et de la connaissance.

[1] Rappelons que Pantagruel a été publié en 1532, Gargantua en 1534/1535, le Tiers livre en 1546, une première version du Quart livre en 1548, une seconde en 1552 et que l'Isle Sonante (1562) et le Cinquiesme livre (1564), publiés à partir de brouillons de l'auteur, sont de publication posthume.

[2] Voir la signification de "mythologie" donnée par Jean Martin, dans la "Declaration des noms propres et motz difficiles contenuz en Vitruve" à la fin de sa traduction de l'Architecture ou Art de bien bastir, de Marc Vitruve Pollion Autheur romain antique mis de Latin en Francoys, par Ian Martin, Paris, G. Gazeau, 1547 : "Perseus est un signe du Ciel, dont les Poëtes ont fainct de belles Fables qui tendent toutes a des intelligences bonnes et de grand profit pour ceulx qui les en savent tirer. Voyez quelle exposition vous en donnera Fulgentius, environ la fin du premier livre de ses Mythologies, c'est a dire esclarcissement des Fables".

[3] P. Melanchthon, Elementorum rhetorices libri duo, Paris, S. Colines, 1531, f. 41v°.

[4] Clément Marot, Barthélemy Aneau, Les trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, éd. Jean-Claude Moisan, Paris, Champion, 1997, p. 8.

[5] Voir C. Couturier, « Sacramentum » et « mysterium » dans l’œuvre de saint Augustin », Etudes augustiniennes, Paris, Aubier,1953, p. 161-332.

[6] Voir M. Huchon, "Rabelais allégoriste", RHLF, 2012, n°2, p. 276-290.

[7] Ex reliquiis venerandae antiquitatis, Lucii Cuspidii testamentum. Item, contractus venditionis antiquis Romanorum temporibus initus, Lyon, Gryphe, 1532.

[8] Macrobii Aurelii Theodosii viri consularis In Somnium Scipionis Libri II. Saturnaliorum Libri VII. Nunc denuo recogniti, et multis in locis aucti, Lyon, Gryphe, 1538. Voir M. Huchon, « Rabelais éditeur et auteur chez Gryphe », Quid novi ? Sébastien Gryphe à l’occasion du 450e anniversaire de sa mort, Actes du colloque 23 au 25 novembre 2006, Lyon, Presses de l’enssib, 2008, p. 201-218.

[9] Diane Desrosiers-Bonin, « Macrobe et les âmes héroïques », Renaissance et Réforme, XI, 1987, p. 211-221.

[10] Caelii Apitii, summi adulatricis medicinae artificis, De Re Culinaria libri Decem. B. Platinae Cremonensis De tuenda valetudine, Natura rerum, et Popinae scientia libri X. Pauli Aeginetae De facultatibus alimentorum tractatus Albano Torino interprete, Lyon, Gryphe, 1541. Voir M. Huchon, " Apicius restauré, Rabelais sustenté", Stylus : la parole dans ses formes, Mélanges en l'honneur du professeur Jacqueline Dangel, Paris, éditions Classiques Garnier, 2011, p. 521-533.

[11] Caii Valerii Flacci Argonautica. Ioan. Baptistae Pii carmen ex quarto Argonauticon Apollonii. Orphei Argonautica, innominato interprete, Lyon, Sébastien Gryphe, 1548.

[12] Les Fragmenta vetustissimorum autorum, summo studio ac diligentia nunc recognita, Bâle, Johann Bebel, 1530, comportent les éditions de Myrsilius Lesbius, De origine Italiae et Tyrrhenorum ; Caton, Originum ; Archilochus, De Temporibu s; Berose, Babylonii Antiquitatum ; Manethon, De regibus Aegyptorium ; Metasthene, Annalium Persicorum ; Xenophon, De aequivocis; Fabius Pictor, De Aureo seculo, et origine urbis Romae ; C. Semprionius, De Divisione Italiae ; l'ouvrage de Frontin, De Aequaductibus urbis Romae non repris dans le recueil de Gryphe.

[13] Les derniers ouvrages du recueil Gryphe sont de Philon Judaeus, Antiquitatum biblicarum ; Julius Solin, Polyhistor ; Pomponius Mela, De situ orbis avec les annotations d'Olivarius ; Pomponius Laetus, De antiquitatibus urbis Romae ; Marliano, Topographiae veteris Romae epitome ; P.Victoris, De urbis Romae regionibus et locis ; Pomponius Laetus, De romanis magistratibus, sacerdotiis, jurisperitis, et Legibus, ad Pantagathum ; Lucius Fenestella, De Magistratibus, Sacerdotiisque Romanorum.

[14] Mirko Tavoni, Storia della lingua italiana II Quattrocento, Bologna, Il Mulino, 1992. Pour le macaronique, voir Ugo Entico Paoli, Il latino maccheronico, Firenze, Felice Le Monnier, 1959.

[15] Voir M.T. Casella et G. Pozzi, Francesco Colonna, Biografia e opere, vol II, Opere, Padoue, Antenore, 1959, p. 104-116.

[16] Geoffroy Tory, Champ Fleury, Paris, Tory et Gourmont, 1529, Aux Lecteurs de ce Present Livre.

[17] Pindariser a le sens « d’user du haut style comme au dire d’Horace, le faisait Pindare dans ses œuvres » et, dans le dictionnaire d’ Estienne de 1549, il offre le sens emprunté à Budé de «tinnule disserere, hoc est loqui cum fastu, uoceque plausum captanti et uibranti , disputer de manière sonore, c’est-à-dire parler avec arrogance et d’une voix véhémente qui cherche à recueillir les applaudissements », voir Jean-Eudes Girot, Pindare avant Ronsard, Genève, Droz, 2002, p. 238-241.

[18] Martial d’Auvergne, Aresta amorum, Lyon, Sébastien Gryphe, 1533, p. 276 : « Hanc enim plurimis epithetis honestat, vocitatque Chrysogomam, Isotrichechrysiam, myropoliam, Isochrysiam, divigenam, miarchiatricem, gleneam, diocleam, calliphocamam, Xanthraticam, eutrapelelam, sospitraticem, prophileam, cosmodeam, urotiothiam, pyrrothricam, polyselam, abrodietam, acrocomam, callicritam, animae suae dulcem lenistam, philaretam, eupathiam ».

[19] Pour le travail de Rabelais sur la langue française et son système de la censure antique, voir M. Huchon, Rabelais grammairien, Genève, Droz, 1981.

[20] Cette mention est supprimée dans l'édition de 1542.

[21] Barthélemy Aneau, op. cit., p. 13.

[22] Voir M. Huchon, « De la Telamonie à la Thalamege », En relisant le Quart Livre de Rabelais, textes réunis par Nathalie Dauvois et Jean Vignes, Cahiers Textuel n° 35, 2012, p. 17-28.

[23] Hubert de Suzanne, Ludorum libri, nunc recens conditi atque aediti. Enodatio aliquot vocabulorum, quae in aliis dictionariis non reperiuntur, aut si forte paucula aliter explicantur, ex collectaneis, Paris, S. Colines, 1538.

[24] L. Sainéan, La langue de Rabelais, Paris, E. de Boccard, 1922, I, p. 463.

[25] Thelamane est employé dans toutes les éditions de 1548 pour la première occurrence du mot au chapitre I. Thelamane rappelle évidemment Thélème. Rabelais semble avoir créé cette forme par conjonction de Thélème avec thalamus, du grec θαλαμος, chambre nuptiale, sanctuaire en Egypte et, chez Athénée, 37 d, « sorte de grande chambre longue et étroite formée par les plats-bords du navire où étaient placés les rameurs inférieurs »

[26] Voir Jean Martin, op. cit., art. Egypte.