M. Delmas-Marty : Conclusion de la rencontre des réseaux ID

L’internationalisation du droit :

Pathologie ou métamorphose de l’ordre juridique ?

Conclusion de la rencontre des réseaux ID

(Franco-américain, Franco-Brésilien et Franco-Chinois)[1]

L’internationalisation du droit ne relève ni du seul droit international, ni du seul droit interne, mais de leurs interactions. Or celles-ci se multiplient, à mesure que se développent les interdépendances entre systèmes de droit :

- des interdépendances pratiques liées à la globalisation, qu’il s’agisse des flux (flux économiques et financiers, flux d’informations numérisées) ou des risques (notamment sanitaires et environnementaux) voire des crimes (terrorisme, corruption, trafics divers, y compris les trafics d’êtres humains ou d’organes) ;

- mais aussi des interdépendances éthiques attachées à l’universalisme des valeurs qui est désormais inscrit dans les instruments de protection des droits de l’homme et de lutte contre les crimes menaçant l’humanité (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides) et qui sous-tend l’émergence des « biens publics mondiaux ».

Le résultat est que l’internationalisation du droit commence à perturber la conception traditionnelle qui identifie l’ordre juridique à l’Etat (modèle souverainiste). Certes l’Etat reste sujet fondamental de l’ordre et du droit international, mais il semble ébranlé, concurrencé par des acteurs non étatiques, comme les organisations internationales, mais aussi les entreprises transnationales, les organisations non gouvernementales, parfois les experts scientifiques.

Pour vérifier l’ampleur et la signification d’un tel ébranlement, nous avons monté un programme de recherche avec trois grands pays : le Brésil, la Chine et les Etats-Unis

La recherche a commencé avec un réseau franco-chinois (il y a une vingtaine d’années) axé sur la recherche de « principes directeurs internationaux de droit pénal ». Par la suite, la formule a été élargie à la fois à d’autres pays et à l’ensemble du champ juridique sous le nom de « réseaux-ID ». Il ne s’agit plus seulement de principes mais de processus dynamiques d’internationalisation qui appelleraient de nouveaux modèles (ID signifiant aussi imagination et droit).

Chacun des trois réseaux ID (franco-américain franco brésilien et franco chinois) a tenu plusieurs rencontres bilatérales (une douzaine au total), mais la rencontre des 10-12 avril fut la 1ère rencontre multilatérale. Pour passer à l’approche multilatérale, il a semblé pertinent de partir des questions déjà étudiées dans chaque réseau : par exemple, dans le réseau franco américain la peine mort, le droit de la concurrence, les technologies numériques, le changement climatique, la justice sociale, le principe de proportionnalité ; dans le réseau franco-brésilien, la justice pénale internationale, les juridictions militaires, le droit international des droits de l’homme, la protection de l’environnement, la responsabilité internationale, le vocabulaire du droit international ; ou dans le réseau franco-chinois, la criminalité économique et les atteintes à la dignité de la personne, le contrôle de la police, la gouvernance Internet, l’Etat et la propriété, l’Etat et la vie privée, la construction d’un Etat de droit.

Le caractère disparate de cette liste ne permettait pas de passer directement à une synthèse. C’est pourquoi nous avons choisi trois catégories transversales - responsabilité, territorialité et souveraineté -, confiées à un rapporteur de chaque pays, avant d’être discutées par l’ensemble des participants. Dans la mesure où ces catégories déterminent les contours de l’ordre juridique, elles permettent de préciser la question - pathologie ou métamorphose de l’ordre juridique ? - et d’esquisser une réponse – une métamorphose inachevée.

1. Pathologie ou métamorphose de l’ordre juridique ?

Le terme de pathologie est inspiré du constat du grand internationaliste Prosper Weil, mais ce constat semble partagé par de nombreux auteurs : le droit international serait « malade de ses normes »[2]. Malade à tel point qu’il « devient de plus en plus malaisé de déterminer non seulement de quoi est fait une norme, mais aussi qui elle oblige et envers qui ».

La formule remonte à 1982, qu’en est-il trente ans plus tard ?

D’un côté, les symptômes se sont aggravés, qu’il s’agisse de la responsabilité, diluée par la multiplication des acteurs liée à la mondialisation (il devient encore plus difficile de dire qui est responsable et envers qui) ; de la territorialité menacée d’une « déterritorialisation » de la norme juridique qui accompagne le développement de formes d’extra territorialité, de multi territorialité, voir de trans territorialité; ou de la souveraineté, affaiblie par la multiplication des interdépendances.

Ainsi présentés, les trois phénomènes (dilution des responsabilités, déterritorialisation des normes, affaiblissement de la souveraineté) se combineraient pour entraîner une dé/formation au sens littéral, donc une pathologie de l’ordre juridique devenu in/forme. Ce serait l’annonce du grand chaos ou du grand désordre juridique du monde.

Et pourtant, cette déformation apparente pourrait aussi annoncer une métamorphose, par trans/formation d’un ordre juridique identifié à l’Etat vers un autre type d’ordre, à la fois interétatique et interhumain, international et mondial.

Le terme « métamorphose » exprime alors une vision évolutive de l’ordre mondial et l’espoir que cette évolution conduise du chaos vers la paix, autrement dit réalise le vieux rêve de l’humanité, et notamment le rêve des philosophes : en Occident, c’est le Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1724-1804) écrit à 71 ans ; en Chine, on pense aussi au Grand livre de l’unité du monde (Datong shu) écrit par le réformiste Kang Youwei (1858-1927) à une époque (1884-85) où il avait moins de 30 ans.

A cent ans d’intervalle, et en des lieux radicalement différents, les « deux K » ont, chacun à sa façon, imaginé la paix du monde de façon dynamique, comme un projet chez Kant, comme un mouvement ascendant chez Kang qui emprunte sa théorie des trois âges (Le grand désordre, La paix ascendante, La grande paix) aux classiques chinois.

Mais c’est aux classiques gréco latins qu’il faut remonter pour le terme de « Métamorphoses », titre du long poème écrit par Ovide il y a plus de 2000 ans en latin (15 livres, soit environ 1200 vers). Cet avocat né poète décrit un mouvement plus complexe : descendant dans la succession des quatre âges de l’humanité (Age d’or, d’argent, de bronze puis de fer), mais finalement ascendant à l’échelle cosmique, où le monde émerge du chaos originel pour aboutir à la « Paix romaine » qu’il célèbre. Et cette histoire du monde est aussi une méditation sur la métamorphose, qu’il associe à une hybridation, vue comme un processus qui réalise l’unité par l’alliance d’éléments différents, mais proches.

Selon John Scheid[3], spécialiste de la Rome ancienne, l’hybridation exprime non seulement l’alliance entre culture grecque et culture latine et romaine, mais aussi l’alliance des cités autour de Rome, réalisée grâce à la volonté et à la capacité romaine de transformer les étrangers en alliés puis en citoyens romains.

À l’arrière-plan du symbolisme culturel et poétique court une interrogation sur la nature même des métamorphoses, qui rappelle la vision que les Romains se faisaient du gouvernement et de l’intégration des peuples du monde. Qualifiée d’« acculturation conquérante » par John Scheid, la pax romana assimile les cultures des pays conquis par les Romains selon une conception à la fois impérialiste et pluraliste du monde. Mais l’impérialisme sera contesté et le pluralisme sera peu à peu livré au désordre que décrira Montesquieu (« Grandeur et décadence de l’Empire romain »).

Deux mille ans plus tard, la question reste posée, mais à l’échelle mondiale. Afin de garantir une paix durable, comment transformer le grand désordre juridique du monde en un pluralisme suffisamment tolérant pour échapper à l’impérialisme et suffisamment ordonné pour échapper au relativisme?

Pour échapper à l’impérialisme, le pluralisme doit sans doute s’ouvrir aux divers systèmes de droit dans un esprit de tolérance. Kant l’avait déjà perçu : « la raison préfère la coexistence d’Etats à leur réunion sous une puissance supérieure aux autres qui parvienne à la monarchie universelle ». Il craignait le « risque d’un despotisme qui dégénère tôt ou tard en anarchie ». Aujourd’hui encore, la raison préfère la coexistence d’Etats à la pax romana, comme à des variantes française, américaine, brésilienne, chinoise, ou toute autre.

Mais pour échapper au relativisme, le pluralisme doit être suffisamment ordonné, ce qui implique de combiner entre eux les divers processus d’internationalisation du droit[4]. L’hybridation (qui permettrait l’unification) ne suffira pas, comme on le voit avec les difficultés des poursuites devant la Cour pénale internationale. Il faut donc développer aussi des processus plus souples, tels que les échanges croisés, notamment entre les juges de divers pays, ce « dialogue des juges pouvant amorcer une coordination par fertilisation mutuelle (cross fertilization) ; ou encore, l’harmonisation, déjà observable en divers domaines, qui tend à rapprocher les systèmes tout en préservant les différences liées au contexte national

Ayant étudié ces divers processus par le jeu de comparaisons bilatérales dans les réseaux ID, nous devions tenter d’en évaluer les effets sur l’ordre juridique. Concentrée sur les trois catégories choisies (responsabilité, territorialité, et souveraineté), cette évaluation témoigne, par delà les signes pathologiques, d’une métamorphose encore inachevée.

2. Une métamorphose inachevée

Inachevée, mais suffisamment engagée pour en esquisser les contours à travers l’analyse des pratiques contemporaines nées d’une internationalisation sans précédent.

Responsabilité

Les effets seraient pathologiques si l’internationalisation du droit devait entraîner à la fois une dérive compassionnelle, la « victimisation du droit international » analysée par le président Gilbert Guillaume[5], et une dilution des responsabilités par la multiplication des acteurs globaux et des instances, juridictionnelles ou quasi juridictionnelles, aux compétences concurrentes.

A moins que les pratiques n’annoncent une métamorphose en préparant l’avènement d’un ordre mondial «coresponsable » qui réussirait à consolider le lien entre la détention d’un pouvoir global, qu’il soit exercé par des acteurs étatiques ou non étatiques, et l’obligation de répondre des effets de ce pouvoir.

Prise entre dilution et consolidation, la métamorphose de la responsabilité est lente et progresse sous des formes et à des vitesses différentes selon les acteurs.

- S’agissant des Etats, il faut distinguer, comme l’a souligné le professeur brésilien Paulo Casella, plusieurs cas. La responsabilité entre Etats, qui relève du droit international général et de la jurisprudence de la Cour internationale de justice, a peu évolué. Toutefois le projet de la Commission de droit international des Nations Unies sur la responsabilité pour « fait internationalement illicite » est désormais davantage prise en compte[6], tandis que la responsabilité de protéger a été consacrée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 puis le Conseil de sécurité dans sa résolution 1970 du 26 février 2011 sur la Lybie.

En outre la responsabilité des Etats à l'égard de particuliers (personnes physiques ou morales) s’est considérablement transformée, notamment avec le développement des organes internationaux d’arbitrage en droit des investissements, des juridictions régionales en matière de droits de l’homme et des juridictions pénales internationales. Ces dernières sont établies au nom de la lutte contre l’impunité mais aussi au nom du droit des victimes à la vérité (qui peut remettre en cause la prescription et d’autres mesures de clémence comme l’amnistie).

- Cette montée en puissance des victimes se manifeste également à travers les nouveaux procès, en droit sanitaire ou en droit de l’environnement, qui assemblent groupes de victimes et parfois experts scientifiques et seraient « les signes avant-coureurs d’un sujet politique en formation, capable de jouer un rôle dans la redéfinition du politique »[7]. A première vue leur action se situe entre intérêts individuels et intérêt général, mais ils ont « un champ d’action trop limité, une durée de vie parfois trop éphémère, les liens entre eux, surtout, sont insuffisants pour déboucher sur de nouveaux modes de production et, par là, sur un projet politique global ». En revanche, au moment d’une crise précise, ils pourraient jouer le rôle moteur caractéristique du sujet politique : « lorsqu’ils montent en généralité dans des collectifs plus stables et plus larges de la société civile organisée, ils rencontrent les forces politiques institutionnalisées, et participent à la gouvernance mondiale ».

- Enfin s’agissant des acteurs globaux que sont les entreprises transnationales, on observe l’émergence d’une responsabilité internationale, mais relevant des juridictions nationales : soit des juridictions pénale par utilisation croissante de la compétence extra-territoriale, comme le montrent plusieurs plaintes avec constitution de partie civile en France ; soit des juridiction quasi pénales, comme on peut l’observer aux Etats-Unis par référence à l'Alien tort statute , sous réserve de la décision très attendue de la Cour suprême dans un procès en cours (affaire Kiobel). Dans ces deux cas, la responsabilité des entreprises transnationales renvoie au débat sur la territorialité

Territorialité

Les effets seraient pathologiques si le débordement des frontières devait remettre en cause le principe de territorialité qui fonde l’ordre international, mais les pratiques pourraient aussi préparer une métamorphose vers un ordre juridique plus complexe, à géographie variable.

Il faut sans doute distinguer différentes situations dans lesquelles le débordement du principe de territorialité prend une signification très différente : tantôt les frontières nationales sont transgressées par l’extension de la compétence nationale (extraterritorialité) ; tantôt elles sont intégrées dans un ensemble global plus complexe, par superposition de compétences nationales et internationales (multi territorialité) ; tantôt la dématérialisation de l’information entraîne une neutralisation des frontières qui appelle une coordination et parfois une harmonisation des compétences (trans-territorialité).

- L’extra-territorialité, comme l’a montré le professeur chinois Lu Jianping, renvoie d’abord à l’histoire de chaque pays. Ainsi dans son effort pour construire un véritable Etat, la Chine (République puis République populaire) a lutté contre l'extra-territorialité imposée par les puissances occidentales afin de retrouver une territorialité que les responsables politiques souhaitent inviolable. Mais l’extra-territorialité se poursuit au présent, sous d’autres formes et en d’autres lieux, notamment à travers la jurisprudence des tribunaux américains, un ùodèle que les juristes chinois n’excluent pas de revendiquer désormais, notamment en droit des affaires, pour leurs propres tribunaux : de l’extra-territorialité subie la Chine serait prête à passer à l’extra-territorialité choisie.

- Quant à la « multi-territorialité », elle est mise en œuvre à l’échelle mondiale en droit international pénal, notamment à travers le principe de complémentarité qui consacre en réalité la subsidiarité de la Cour pénale internationale et pourrait faire du juge pénal interne un juge mondial aux côtés du juge international.

A l’échelle régionale, la pratique est courante, comme on le voit avec la superposition de compétences dans l’Union européenne, ou, à des degrés d’intégration divers, au sein du Mercosur, de l’Alena ou de l’Asean.

Même à l’échelle nationale, la multi-territorialité semble implicitement fonder le principe" Un Etat Deux systèmes" (One country two systems), invoqué par les responsables politiques chinois comme mot d’ordre pour réunifier la Chine. Ce principe signifie que la Chine populaire (continentale) est prête à reconnaitre des compétences juridictionnelles (Legal territory) propres aux territoires de RSA, de Hongkong, Macao et Taiwan. La multi territorialité pouvant ainsi devenir, dans l’optique du gouvernement de la Chine populaire, un instrument de résolution des conflits inter-régionaux au sein d'une Grande Chine.

- Reste la « trans-territorialité », par neutralisation des frontières. Elle semble difficile à éviter quand elle tient à circulation des flux immatériels, d’information ou de capitaux. De même quand il s’agit de la globalisation des effets de certains risques, notamment sanitaires ou climatiques, C’est dire à quel point la trans-territorialité est liée aux nouvelles interdépendances. Pouvant être perçue comme menaçant l’indépendance des Etats, elle a été évoquée à propos de la souveraineté

Souveraineté

Si l’Etat reste l’acteur principal de l’ordre juridique, les interdépendances liées à la mondialisation peuvent apparaître comme des pathologies, dans la mesure où elles affaiblissent le principe d’indépendance qui fonde l’idée même de souveraineté. A moins d’y voir l’amorce d’une métamorphose de la souveraineté absolue en une souveraineté que l’on nomme parfois « partagée ». Le débat nous a toutefois conduits à préférer l’expression de souveraineté « solidaire », car elle implique moins l’exclusion des compétences traditionnelles que l’inclusion de nouvelles compétences, tendant précisément à intégrer les solidarités liées à l’accroissement des interdépendances.

Mais pour qu’une telle métamorphose soit possible, il faut réussir à concilier interdépendances et indépendance, c’est-à-dire à organiser les réponses aux interdépendances tout en conservant le minimum d’indépendance sans laquelle c’est le concept même d’Etat qui serait menacé. Encore faut-il distinguer différentes situations.

- Certaines interdépendances sont créées par les pratiques de globalisation.

D’une part la globalisation de flux immatériels est extrêmement difficile à contrôler et le juge fédéral américain William Fletcher a cité, à propos d’Internet, deux hypothèses de censures, en France et en Chine, qui, à partir de motivations différentes, auraient des effets similaires. En France, l’affaire Yahoo (à propos d’un site négationniste) montre que, même si la loi française était respectée, cela ne se traduirait pas pour autant par le blocage parfait de toute information concernant la négation de la Shoah. Selon lui, environ 30% des internautes français réussiraient à avoir accès à des sites web négationnistes. En Chine où la censure est réputée efficace, elle se révèle tout aussi imparfaite, de sorte que des internautes chinois doués et résolus peuvent réussir à contourner la censure. Finalement, en France comme en Chine, la souveraineté et la territorialité sont respectées en partie seulement.

Avec la globalisation des risques, d’autre part, la question est de savoir comment protéger ce bien commun qu’est la santé ou l’environnement, notamment le climat. Or le rapprochement de deux problèmes apparemment similaires que sont la disparition de la couche d’ozone et le réchauffement climatique, montre que le traitement diffère, non pas en fonction de l’intérêt global, mais en fonction des intérêts nationaux. Les Etats-Unis ont réduit avec succès l’utilisation des composants chimiques responsables de la disparition de la couche d’ozone, en appliquant le protocole de Montréal (1987) ; en revanche la réduction des émissions de gaz à effet de serre en application du protocole de Kyoto (1997) est un échec. Le juge Fletcher explique cette différence de résultats par la conception purement nationale de la souveraineté : « dans le cas de la couche d’ozone, presque chaque pays a servi ses propres intérêts en ratifiant le protocole de Montréal ; le coût de l’élimination de ces composants chimiques étant négligeable, ils pouvaient être facilement remplacés par d’autres composants chimiques de manière relativement économique ; et les effets bénéfiques de la réduction des composants chimiques responsables de la disparition de la couche d’ozone sont importants, et pèsent bien plus que les coûts ». En revanche dans le cas des gaz à effet de serre, les coûts sont plus élevés et il existe peu d’incitations économiques pour réduire unilatéralement les émissions. On retrouve ici la « tragédie des biens communs ». Personne n’est en charge de les protéger car les principaux acteurs sont les Etats souverains qui veillent à leurs propres intérêts, tels qu’ils les perçoivent, sans tenir compte du bien-être du reste du monde.

Ces deux exemples, auxquels on pourrait ajouter celui de la pollution des mers quand elle est produite en dehors des eaux territoriales (cf. en France l’affaire en cours du naufrage de l’Erika) montrent la difficulté d’un système de sanction qui, pour être efficace, appellerait, à défaut d’un dispositif juridique international efficace, à étendre la souveraineté nationale à la protection des intérêts communs. D’où la nécessité de la métamorphose vers une conception plus solidaire incluant dans la souveraineté la défense de ces valeurs globales en formation que sont les « biens publics mondiaux »[8].

- Quant aux interdépendances qu’on pourrait nommer « éthiques » car elles font passer des biens publics mondiaux au bien commun, elles sont attachées au processus d’universalisation des droits de l’homme mis en place depuis la Déclaration universelle de 1948. Un processus balisé par tout un ensemble de dispositifs internationaux que les Etats ont vocation à intégrer dans leurs objectifs.

Certes le degré d’intégration varie selon les thèmes et selon les pays. C’est ainsi que, dans un domaine aussi sensible que l’abolition de la peine de mort, l’intégration du droit international est forte en Europe, marquée par la montée en puissance des juges internationaux et par l’émancipation des juges nationaux. Mais elle reste faible dans les trois pays industrialisés qui pratiquent encore la peine de mort : la Chine, le Japon et les Etats-Unis.

On observe cependant une évolution aux Etats-Unis. A première vue, le débat semblait se concentrer sur l’interprétation du droit américain par une jurisprudence d’ailleurs fluctuante : la Cour suprême américaine, qui avait quasiment jugé la peine de mort inconstitutionnelle en 1972, est revenue sur sa position en 1976 en affirmant la constitutionalité de la peine capitale. Et pourtant, s’agissant des mineurs et des malades mentaux, la peine de mort a été par la suite écartée, plusieurs juges, dont Stephen Breyer, ayant invoqué la jurisprudence de cours suprêmes étrangères. Le juge Fletcher ajoute, dans son commentaire, que dans Roper c/Simmons (l’affaire dans laquelle la Cour Suprême a déclaré inconstitutionnelle la peine de mort pour les mineurs), le juge Kennedy avait souligné que l’Article 37 de la Convention Internationale sur les droits de l’Enfant, interdisant la peine de mort pour les mineurs de moins de 18 ans, avait été ratifié par tous les pays sauf les Etats-Unis et la Somalie. Façon de suggérer l’effet indirect de l’internationalisation, car les Etats-Unis, écrivait-il, « ne sont pas, et ne veulent pas être, la Somalie ». Autrement dit, même les superpuissances sont désormais soucieuses de leur image au sein de la communauté mondiale.

Mais l’effet n’est pas toujours garanti. La Cour suprême des Etats-Unis a refusé de censurer la violation de la convention de Vienne (ratifiée par les Etats-Unis) qui prévoit l’obligation de respecter le droit des étrangers à être informés de la possibilité d’obtenir une aide de leur consulat. Même après condamnation par la Cour internationale de justice (CIJ), la Cour suprême a systématiquement rejeté toute tentative de donner force exécutoire aux jugements de la CIJ en faveur des prisonniers : dans Medellin c/ Texas, La Cour suprême a jugé, malgré l’opinion dissidente du juge Breyer, qui était notamment étayée par référence à l’internationalisation du droit, que la Convention de Vienne n’était pas « auto-applicable ». Et dans Leal c/ Texas, elle a refusé de surseoir à l’exécution en attendant l’adoption d’une loi donnant force exécutoire au droit international.

Aussi faut-il mentionner des signes plus directs de métamorphose, comme la « responsabilité de protéger les populations » invoquée, ainsi que nous l’avons rappelé ci-dessus, par le Conseil de sécurité à propos de la Lybie, mais écartée jusqu’à présent pour la Syrie. Aux obstacles politiques, s’ajoutent des limites juridiques : au-delà des situations extrêmes de massacre de populations, il resterait à étendre la protection à l’ensemble des intérêts communs des générations présentes, et le cas échéant des générations futures. Façon de redécouvrir l’idée qui sous-tend déjà la Charte des Nations Unies, que les prérogatives de la souveraineté impliquent en contre partie des devoirs et que notamment le droit de veto des membres du Conseil de sécurité ne devrait pas se limiter à la défense des intérêts nationaux, mais s’étendre au devoir de protéger la paix et la sécurité du monde.

Certes nous sommes encore très loin d’une telle ambition. Une véritable souveraineté solidaire supposerait un accord sur les valeurs communes que chaque Etat aurait le devoir de protéger. Pourtant, les membres des trois réseaux ID ont été d’accord pour conclure que le processus de métamorphose de la souveraineté était déjà amorcé. Combiné aux métamorphoses de la responsabilité et de la territorialité, il pourrait annoncer, non pas le grand désordre juridique d’un monde « malade de ses normes », mais l’émergence d’un nouveau modèle d’ordre juridique, à la fois coresponsable, à géographie variable et solidaire. Dans ce monde de plus en plus interdépendant, ce pourrait être le moyen de garantir l’intérêt global sans renoncer aux intérêts nationaux et de contribuer à la gouvernance mondiale sans substituer aux Etats souverains la figure inquiétante d’un Etat mondial. En somme le moyen de poursuivre, dans un esprit pluraliste, l’interminable quête du bien commun de l’humanité.

[1] Rencontre organisée par le Collège de France avec le soutien du Ministère des affaires étrangères et européennes et de l’UMR de droit comparé de Paris (CNRS, Université de Paris 1), Paris, 10-12 avril 2012

[2] P Weil, « Vers une normativité relative en droit international », RGDIP 1982, pp. 5-47, repris in Ecrits de droit international, PUF, 2000, pp.21-56.

[3] J. Scheid, « Les métamorphoses dans l’antiquité gréco-romaine », Colloque de rentrée du Collège de France, oct 2011.

[4] M. Delmas-Marty, Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006

[5] G. Guillaume, «Incertitudes nouvelles du droit de la responsabilité pénale », Quatrième rencontre du réseau franco-brésilien, Paris 2011, inédit

[6] A Pellet, , « remarques sur la jurisprudence récente de la CIJ dans le domaine de la responsabilité internationale », in Mélanges Dominicé, Bruylant 2011.

[7] Marie Angèle Hermitte, « La notion de sujet de droit », à paraître

[8] Voir M. Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs ? Seuil, 2011