M. Deguy, "Macte animo, generose puer"

Michel Deguy, dans son préambule, éclaire le libellé de son intervention : nous sommes invités à reconnaître une citation des Mémoires d’Outre-Tombe : le passage où le jeune chevalier de Chateaubriand, interne d’un collège religieux est menacé pour une incartade de recevoir le fouet ; humilié et en désespoir de cause, il se dit prêt à tout pour échapper à ce traitement indigne, et s’écrie avec une emphase comique : “ Macte animo, generose puer ”, “cette érudition de grimaud”, empruntée à un passage célèbre de L’Énéide, revu par le poète Stace, – Courage, enfant bien né ! –fait fondre de bonheur l’impitoyable régent qui suspend son terrible châtiment. C’est donc une manière de placer cette intervention sous le signe de l’anecdote, souvent autobiographique : le poète interrogera son rapport au latin, à la faveur d’un certain nombre d’exemples, dont il espère qu’ils seront exemplaires…

L’affaire du latin, enchaîne Michel Deguy, se joue au lycée, presque dans l’enfance –infans – et se rejoue dans des rebondissements que le conférencier mettra en scène dans une perspective autobiographique : il s’agit là d’un artifice de présentation d’un sujet, histoire d’un sujet : d’un, qui devient sujet dans sa langue.

I – Une éducation latine

Qu’est-ce qu’un écrivain de formation latinisante, marqué de latinité, peut évoquer d’une éducation latine qui met en jeu l’intérêt de la langue et l’intérêt pour la langue ? Soulignant qu’il n’est pas un “latiniste ” au sens où le sont certains écrivains qui peuvent se targuer de lire et d’écrire le latin, à l’instar par exemple d’un écrivain comme Pascal Quignard, ou encore des spécialistes du Vatican…, Michel Deguy évoquera une formation classique de naguère, ou plutôt de jadis, avec à l’horizon cette question, cette inquiétude : l’écriture, l’“ écrituration ” – un mot qui n’a pas cours en français, mais qu’il aime et qu’il emprunte au portugais, peut-elle sortir de la matrice latine ? Vont se tresser quelques motifs d’une histoire personnelle, certaines étapes d’une construction de soi – bildung – finalement cette intervention pourrait s’intituler “ éducation latine ”. La réflexion pour être complète devrait enfin s’étendre, se déployer en intégrant toute l’extension du syntagme latin/grec : latin au centre, comme moyen de transport, de transvasement du grec, un grec transbordé, médiatisé par le latin, translatio qui concerne non seulement la philosophie, mais aussi la rhétorique, le ‘phrasé’, la grande scène délibérative et épidictique, d’Aristote à Cicéron.

In illo tempore…

Quelques anecdotes, d’abord, pour évoquer les années de la formation du bon élève d’autrefois…Que faisions-nous de 12 à 24 ans ? Réponse : traduire et traduire surtout des langues anciennes, et ce, très tôt. Michel Deguy évoque son professeur du Lycée Pasteur à Neuilly, M. Lecoq – un de ces professeurs dont il se souvient avec nostalgie avoir reçu l’enseignement entre 10, 12, 14 ans…, qui sensibilisait ses jeunes élèves à la ‘provenance’ latine, et gréco-latine, à l’étymologie au sens littéral et sémantique : le mot en tant que mémoire ; le latin étant tout particulièrement une manière de rentrer dans la mémoire de la polysémie ; ce professeur procédait avec un souci saussurien de la ‘valeur’, du poids de l’etumon ; mais aussi avec le souci de la grammaire et de la syntaxe : d’où une sensibilisation au devenir “ syntaxier ”, au sens mallarméen, du langage, en particulier au jeu conjoint et alterné de la coordination et de la subordination . Une langue n’est jamais seule. Le tableau, synchronique, synoptique –grec, latin, français – que ce remarquable professeur déployait, disposait les élèves à la structure, aux intelligibilités par construction. Michel Deguy regrette seulement que toute la langue latine n’ait pas été sollicitée pour faire comprendre, dans ce jeu structurel, la fraternité, la germanité – cousinage – de toutes les langues romanes… C’est ainsi qu’on entrait, continue le poète, dans l’amour du “ fortement syntaxier ” via également les versions traduites et commentées – et de citer une phrase de Tite- Live qui ne devait plus quitter sa mémoire ; et plus tard, c’est aussi dans, avec Descartes, dont il dut lire les Méditations en latin, qu’il continua à puiser, via la syntaxe de la proposition infinitive, cet intérêt pour le “ que ” : à ses yeux le lexème le plus intéressant de la langue française.

C’est à ces deux modes d’apprentissage du latin que s’est donc noué l’amour de la syntaxe : la “ mémoire du mot ” – étymologie – et la disposition de La phrase – titre du dernier cours de Roland Barthes au Collège de France. Il y a là pour l’écrivain non pas opposition mais la possibilité d’un plein jeu, même si l’on trouve des écrivains “ subordonnant ”, comme Claude Simon, et des écrivains “ asyndétiques ”, au rythme plus rapide, comme le philosophe Alain. Dans la foulée de ses prouesses de potache, Deguy se souvient d’avoir oscillé d’un accessit au concours général de thème latin, à un zéro donné par M. Baillet, à l’occasion d’un certificat de latin que le khâgneux qu’il était, comme tout bon khâgneux – être suffisant, avait daigné passer, sans le préparer, traversant la rue Saint Jacques, soit se déplaçant du Lycée Louis le Grand à la Sorbonne… Il s’agissait, croit-il se souvenir, d’un poème de Tibulle, qu’il avait traduit convenablement, à l’exception d’un mot : caesaries, le sujet de la phrase, dont M. Baillet lui demande évidemment le sens, et le khâgneux en question, qui n’avait pas lu son programme, de s’enhardir en répondant “ un familier de César ”, là où on attendait la chevelure…

Michel Deguy évoque encore deux ou trois faits, susceptibles de faire entrevoir les suites de cette éducation latine :

Son intérêt porté aux enjeux de la “ bataille ” Klossowski/Caillois : le poète contre l’agrégé de grammaire. Pour arracher l’Enéide à l’ennui que le poème était censé déverser, Klossovski avait proposé une traduction remarquablement, littéralement fidèle à la distance, entre autres, substantif/épithète que permet la flexion latine ; et c’est ainsi que Michel Deguy, qui avait pris fait et cause pour cette traduction “ scandaleuse ”, se mit à lire passionnément L’Enéide, d’une seule traite…

L’inclusion dans un livre de poèmes de la traduction d’un sonnet, 14 lignes du De natura rerum de Lucrèce, pour faire passer le latin dans le poème français.

Un projet, non abouti avec Françis Ponge, sur Les métamorphoses d’Ovide.

Michel Deguy rappelle enfin qu’il a donné au dernier livre qu’il a publié – en hommage à son petit-fils, Frédéric, mort prématurément, un titre latin, Desolatio, pour le mettre immédiatement dans le rapport avec consolatio, sous le signe de Saint Augustin (il a en effet inscrit en exergue de son livre un mot de Saint Augustin où celui-ci met en balance desolatio et consolatio) : une manière d’envoyer promener la consolatio : manière de dire que la consolatio moderne, comme genre, poème, ne peut pas avoir d’autre forme que la desolatio… Où en est-on aujourd’hui avec la consolatio ? C’est la desolatio…

II – Un bilan de ces phases de la construction de soi

Elle pourrait prendre la forme d’une liste, comme une série de strates qu’un paléographe, ou un archéologue de cette ontogénèse aurait à dégager, dans sa reconstitution de sujet latinisant, dans un monde latinisé. Michel Deguy propose l’énumération suivante :- Grammaire, philologie, étymologie – dans le devenir d’un sujet se parlant, parlant, écrivant, dans le soliloque traducteur –, éducation religieuse, qui se faisait en latin – c’était avant le concile de Vatican II : où s’entendait le latin, dans une éducation catholique, sinon dans le latin de l’Eglise ? Il évoque aussi le soutien qu’il a trouvé, dans son intérêt pour ce latin d’église, dans l’amour de Claudel pour les Psaumes latins.- L’éducation civique, la philosophie, via la scholastique médiévale, à propos de laquelle notre ignorance aura été stupéfiante : nous sommes les amnésiques, les illettrés de cette formation. On pourrait le dire en termes de translatio studiorum, ou bien, à la façon d’un grand philosophe dont l’œuvre a disparu dans la tourmente amnésique, Gérard Granel, qui avait écrit un livre intitulé Traditionis traditio, La tradition de la tradition...

Aujourd’hui, quand le poète Michel Deguy s’occupe de ce qu’il appelle “ les reliques ”, le constat est d’abord qu’elles nous arrivent “ par le latin, dans le latin ” ; où en sommes-nous de ces “ reliques ” – pas au sens de Calvin – qui nous arrivent dans la langue, en latin ? Ainsi des reliques de la théologie catholique, ces mots latins : “ incarnation ”, “ déposition ”, “ tanssubstantiation ”? C’est notre responsabilité de poète et d’artiste, dans le sens ouvert du terme, de donner encore du sens à de telles reliques : est posée la question de la translatio : comment les remettre à jour, les faire entendre, les remettre en jeu ?

Parallèlement à cette série qui participe des phases de la construction de soi, Michel Deguy évoque ensuite les âges de culture de cette tradition, peu à peu mise en perspective dans notre histoire, comme dans une mise en scène mentale, un imaginaire, qui ont accompagné nos représentations, conférant encore du sens aux événements contemporains :

La République, l’Empire romain, ces deux moments présents dans cette formation conçue comme bildung, à propos desquels il évoque deux livres récents : celui de l’italien Schiamone, De l’esclavage – la référence est incertaine – donnant à voir, dans les textes, cet “ océan de la servitude ”, dans lequel s’abîmera l’empire romain faute d’avoir su négocier l’économie de l’esclavage ; un livre exceptionnel, magnifique, Jus, livre de 500 pages, qui passe en revue toute l’histoire du droit et de la loi, cette invention fondamentale de la Romanité.

Le stoïcisme latin : idéologie de l’Empire, de la Méditerranée : ce grand partage entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, dont Deguy suit les traces, de Corneille à Sartre.

Soulignant que chacun de nous dans cette affaire d’une éducation latine, qui va vers un écrire, se constitue une sorte de “petit Benvéniste portatif ”, Michel Deguy propose un dernier exemple, pour montrer comment ce latin, épaulé, enrichi par Dumézil, continue de “travailler ” la littérature ; il s’agit du poème ‘‘Dévotion’’, de Rimbaud (poète dont Deguy rappelle au passage qu’il fut latiniste, écrivait en latin ; rappel en direction de ses étudiants de Paris VIII, fanatiques de Rimbaud, dont le T- shirt est affublé du double portrait de Rimbaud et du Che Guevara : “ Oui, c’est bien ! Mais n’oubliez quand même pas que Rimbaud est latiniste, écrit en latin… ” ) ; ‘‘Dévotion’’, donc, est un poème des Illuminations, constitué d’une liste de noms propres, poème que personne ne réussit à comprendre, pas même à paraphraser… Deguy propose un rapprochement avec l’article de Dumézil consacré à la Devotio : de quoi s’agit-il ? De la description d’un rituel : il s’agit du moment où dans une bataille qui tourne mal, le chef, l’imperator, se lance au péril de sa vie, glaive en avant, dans la mêlée, proférant des imprécations, déroulant la liste de tous les dieux, dans l’intention de renverser le cours du sort. Après tout, enchaîne Michel Deguy, tout poème n’est-il pas une manière de se jeter dans la mêlée, à coups d’imprécations, en s’en prenant aux dieux et aux démons ?

III – “ Ce sont mes mots latins ”

La troisième étape de cette évocation d’une éducation latine, sous l’égide d’une citation de Saint Augustin, interior intimo meo, sera plus intime, et plus secrètement accordée aux rapports du poète avec sa langue.“ Je fais partie, souligne Michel Deguy, de ceux qui continuent à écrire dans la langue française, et je pose la question : quels sont les tours latins qui ont engendré ma manière d’écrire, mon ‘style’ comme autant de ‘traits’, d’airs de famille, hérités du latin ? ” Non sans d’ailleurs souligner au passage le paradoxe : emprunte-t-on à son propre fonds ?...

Il énumère quelques-uns de ces nombreux traits, de provenance latine :

Son affection pour l’inchoatif, un amour d’étudiant latiniste, mais qui lui a permis, entre autres, d’être sensible à la prégnance, chez Proust, du vocable –scence : réminiscence, reviviscence, adolescence…

Son affection pour le participe futur, plus difficile cependant à satisfaire : ça ne passe pas bien : les *moritures te saluent… décidément non…

La frappe sentencieuse de la maxime. Au XVIIe siècle ce substrat latin passe par la philosophie : par exemple chez Leibniz, le principe d’économie : un de ces énoncés dans lequel se monnaie le principe de ‘raison suffisante’. Michel Deguy donne l’exemple d’une maxime à laquelle il dit être particulièrement sensible, qui sonne comme une devise sur une monnaie impériale : maximo effectu, minimo sumptu : rêve de nos politiques ! “ pour l’effet le plus grand , au moindre frais ”…

L’adjectif verbal, tour de latinité profonde à l’œuvre dans la plupart des termes français épithétiques : -ible/-able. Par exemple cette formule, qu’a proposée le poète pour signaler son désir de “ profiter ” de la langue, et ce devoir de tout traduire : “ tout est intraduisible/tout est traductible ”.

Michel Deguy avoue au passage son profond dégoût pour l’ablatif absolu, non pas latin, mais français, dans lequel il voit le refus sournois de la subordination : l’exemple ignoble : “ s’agissant de la météorologie, nous aurons demain de la pluie ”…

Le dernier arrêt du poète sur cette éducation latine, le plus vibrant, sera consacré à la prosodie.“ Nous étions, heureusement, rappelle-t-il, des enfants qui entrions dans la poésie par la traduction du latin, de Virgile et donc très tôt préparés à ne pas réduire la poésie à la versification, au décompte syllabique et numérique ”. Il évoque, à propos de ce rapport essentiel au quantitatif, le De musica de Saint Augustin qui énumère des centaines de pieds, grecs et latins, qui font entendre le chant de la langue : iambe, anapeste, trochée, péon, en faisant rapidement allusion à sa très belle explication prosodique du sonnet de Baudelaire, ‘La mort des amants’, en particulier la figure rythmique à l’œuvre dans le titre du poème : hémistiche de décasyllabe : un iambe + un anapeste. Michel Deguy insiste beaucoup sur cette entrée en rapport profond avec une prosodie française, “ quantitative et accentuelle ”, une conscience rythmique, qui s’est faite par le poème latin, lequel prévenait en la formant l’oreille attentive à une prosodie plus secrète de la langue française.

Conclusion : le latin ? Du français en attente…

La belle conclusion de Michel Deguy s’attarde sur ce constat : le latin est une langue morte . Qu’est-ce que ça veut dire ? Et il répond : c’était déjà, le latin, du français en attente… d’autant qu’on ne connaissait pas la prononciation (objet selon lui de querelles stériles). Ce latin, donc, on ne le prononce pas, on ne l’entend pas : “ on entend le latin en français ” : c’est un pré-français, qui nous a donné une rythmique. Dans ce sens, le latin n’est pas une langue morte, c’est une langue “ prévenante ”.

Cette éducation latine, et grecque, il serait inconsolable qu’elle n’existât point, qu’elle n’existât plus… Si jouir pour un sujet de sa langue, ça veut dire être capable d’entendre la beauté du sens grâce à l’auscultation intime, qu’elle soit vociférée ou pas, de sa propre langue, cette jouissance, – ce contentement – est d’abord une affaire d’oreille, au sens où il s’agit d’aimer ce passage au ralenti d’une capacité prosodique de la langue – ce que Benjamin appelle “ le vers ”.

“ Cette jouissance poétique, conclut Michel Deguy, j’ai suggéré que c’est l’éducation latine et grecque qui me l’a donnée, et c’est cette éducation latine que j’ai voulu ici raconter. ”

Au cours de la séance de questions qui suivront, Michel Deguy revit en direct, pour le plus grand plaisir de l’assistance, la belle colère qui l’a conduit à rédiger, avec le poète Jacques Dupin, dans le journal Libération, un court article : “ La langue française a dix mot ”, où les deux poètes disent, sur le mode de la dérision, tout le mépris et l’inquiétude devant la récente initiative du Quai d’Orsay d’envoyer une circulaire à tous les “ culturels ”, dressant une liste de dix mots, pour prouver la capacité à l’innovation de la langue française…

“ Quand on sépare une langue de sa littérature, quand on n’est plus capable de voir que ce sont les littératures qui protègent les langues, que la langue française, c’est la langue de Molière, que la langue anglaise, c’est la langue de Shakespeare, on tombe dans la mélasse diplomatique… ”

À bon entendeur, salut !!

Trois références bibliographiques :

Michel Deguy, Le corps de Jeanne, Poétique, 1970, 3, (où se trouve l’explication prosodique de ‘La mort des amants’)

Michel Deguy, ‘L’expérience pensive du poème’, in Pensées pour le nouveau siècle, (Fayard, 2008), où Deguy répond à cette question “ Votre pensée et votre écriture recréent à leur manière l’avènement poétique de la latinité. Pourquoi le dire en latin ?" )

À propos de la traduction de l’Enéide par Klossowski, nous voudrions signaler un excellent article d’un de nos adhérents, poète et universitaire suisse, dans la Revue des Etudes latine, 2002, Tome 80, où Patrick Amstutz passe en revue “ Cinq grandes étapes dans l’art de traduire L’Enéide en français ” ; à propos de la traduction de Klossowski, il rend hommage à l’intelligence de Michel Deguy, qui avec Michel Foucault, Pierre Leyris, René Martin, avait salué l’intérêt de cette intention poétique : je cite ce passage de son article, si proche du propos général de Michel Deguy :

“ Le latin rapatrie en quelque sorte le français. Il lui fait exprimer au sens propre, ses possibilités. L’intention poétique de Klossowski était aussi, par la pratique du latin, de se remémorer le français. ”