Recension de Sans le latin... dans Le Monde des Livres

Article de Jean Birnbaum, paru dans Le Monde des Livres ("Tous les latins du monde", 4 mai 2012)

Origine, héritage, identité. Malgré le brouhaha et la haine, on doit pouvoir assumer ces mots-là. Les recueillir, les prendre en charge, oui, à condition de rappeler cette vérité : de tels termes ne désignent pas des réalités figées, mais des expériences en mouvement. L'origine ? C'est toute une histoire, pleine de surprises, de détours. L'héritage ? C'est une alliance sans cesse réinventée, une promesse à venir. L'identité ? C'est une racine trouble dans une terre qui tremble, se dérobant sous nos pieds. Ainsi soustraits au fantasme généalogique, les mots retrouvent leur puissance de liberté.

Voyez le beau volume intitulé Sans le latin... (Mille et Une nuits, 432 p., 19 €). Il s'agit d'un manifeste collectif, érudit et pugnace, signé par une quinzaine d'auteurs, d'Yves Bonnefoy à François Hartog, de Michel Deguy à Rémi Brague. Ils y déplorent l'inexorable marginalisation du latin dans l'enseignement : "Sans le latin, le français avance dans une terre déserte, étrangère. Sans le latin, nous sommes amnésiques d'un héritage qui pourtant nous possède", préviennent Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit, qui ont dirigé ce livre sous l'égide de l'Association le Latin dans les Littératures Européennes. Ce qui se joue-là, affirment les auteurs, c'est rien de moins que "la disparition" de la langue française, et avec elle de toute une mémoire juridique, philosophique et littéraire. Ici, nul protectionnisme linguistique pourtant. Au contraire, page après page, ils martèlent que la puissance émancipatrice du latin est inséparable de son destin ouvert, sans frontières, profondément nomade, propre à "déjouer tout fanatisme des origines". Cela posé, les auteurs n'ont pas peur de les utiliser, les vocables maudits : généalogie, héritage, identité, civilisation, même... Leur amour de la "langue-mère" va de pair avec une extrême conscience de son étrangeté. On peut résumer leur état d'esprit en paraphrasant une formule de Jacques Derrida qui nous tient à cœur : nous n'avons qu'une langue, et ce n'est pas la nôtre -le latin.

Jean Birnbaum