L. Lafforgue et O. Rey : "Le latin dans la formation mathématique"

Conférence du 12 mars 2015

En cette période un peu troublée pour le latin, où il est plus que jamais nécessaire de rappeler la nécessité de la formation aux humanités, nous sommes heureux de publier le texte de la conférence à deux voix sur le latin dans la formation mathématique, donnée par Laurent Lafforgue (mathématicien, médaillé Fields 2002, membre de l’Académie des Sciences et professeur à l’IHES) et Olivier Rey (mathématicien et philosophe, chercheur au CNRS).

Les plus beaux éloges des humanités, et du latin en particulier, surgissent parfois de manière inattendue. La conférence de Laurent Lafforgue et Olivier Rey était une de ces belles surprises : elle aurait pu s’intituler « Défense et illustration du latin », d’un latin qui est tout à la fois une composante de notre culture humaniste, une langue symbolique, langue essentielle, langue matricielle, et enfin une langue qui sert la formation de l’esprit, une formation à la pensée, à la beauté, à la difficulté. Laurent Lafforgue et Olivier Rey nous montrent à quel point il est vain, et dangereux, de penser en opposition les lettres et les sciences, de réduire les premières à une vaine esthétique, tandis que les secondes serviraient le progrès. Renoncer aux lettres, c’est appauvrir la pensée, y compris scientifique.

Le propos de Laurent Lafforgue et la discussion qui a fait suite à la conférence ont été retranscrits par Cécile Moiroud que je remercie ici vivement pour son travail.

Adeline Desbois-Ientile

2 avril 2015

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Conférence sur « Le latin dans la formation mathématique »[1]

Par Laurent LAFFORGUE[2] et Olivier REY[3]

Propos d’Olivier REY

Pour introduire mon propos je rappellerai ce qu’écrivait André Suarès en 1911, au moment de la querelle autour de la nouvelle Sorbonne. Entre autres ces mots ailés : « Qui n’a point fait de latin, ne saura jamais le français que de rencontre. Et n’ayant pas acquis la langue par lui-même, sa pensée sera toujours un peu servile. Il sera contremaître à la machine ; il ne sera pas maître de l’outil. Les mots ne sont des mots, comme on dit, du vent et plus vain que le souffle d’un fou dans un trou de serrure, les mots ne sont vides que pour les gens sans latin. » Et encore : « Le latin seul fait des Français en France[4]. » Certes, il y a quelque exagération en de telles affirmations. Il faut toujours se méfier des assertions trop tranchées inspirées par la chaleur de la polémique, et éviter, autant que possible, de prononcer péremptoirement des exclusives. Le latin ne saurait prétendre au monopole de la fabrication des Français en France. Cela étant, je pense qu’il est nécessaire qu’un nombre suffisant de personnes sachent le latin en France pour que le navire national puisse continuer sa route. Pensons à ces bâtiments de l’ancienne marine à voiles : pour avancer un tel navire a besoin de mâts et de voiles, mais il a aussi besoin d’un lest, et c’est ce lest que donne le latin à la langue française (ainsi qu’à bien d’autres) et qui a permis à celle-ci, jusqu’ici, d’évoluer sans se défaire. Je cite encore Suarès : « Il en est du latin pour l’esprit français, comme d’une enfance pure, dans une province sérieuse, pour le caractère d’un enfant. Si profonde est l’impression, qu’elle ne semble plus visible : elle est dans le tissu ; elle en dirige le sens ; elle ne s’efface jamais. » Cela peut être valable pour une personne en particulier, cela l’est davantage encore pour la France en général. Le latin est le dépositaire du sérieux de la langue française – ce qui préserve son statut de langue de culture, et l’empêche de déchoir en une pure langue de communication.

Je lisais il y a peu une lettre qu’Emmanuel Carrère, écrivain très encensé et lauréat en 2011 du prix de la langue française, a adressée à Renaud Camus. Au fil de cette lettre Carrère, évoquant l’augmentation spectaculaire de la population mondiale au cours du siècle écoulé, et les contraintes qui en découlent, écrit ceci : « à part espérer qu’un cataclysme décime les trois-quarts de la planète (et de faire partie du quart qui reste), qu’y faire sinon se pousser pour faire de la place[5]? » Étrange façon de s’exprimer, pour un écrivain qui, en cette qualité, est censé porter quelque attention aux mots qu’il emploie. Ce n’est évidemment pas la planète qui serait concernée par une éventuelle décimation, mais l’humanité. Admettons la métonymie, mais quant au fait de décimer aux trois quarts, je laisse la formule à votre appréciation. Suarès écrivait : « Il n’y a point d’utilité marchande à savoir le latin ; encore moins à l’apprendre, pour ne pas le savoir, comme il arrivait à la plupart des hommes. Sans doute, à trente ans, ils n’étaient plus capables de lire une page de Tite-Live ; mais sans savoir le latin, ils l’avaient un peu su. Une goutte de cette essence, chaque année, à l’âge où l’esprit se forme, avait parfumé la raison pour toujours. » Je ne sens pas ce parfum dans le cataclysme qui décime la planète aux trois quarts. Il est vrai que chaque jour qui passe amène sur la place publique son charroi de phrases plus difformes et tératologiques les unes que les autres. Au printemps 2014 le Président de la République assurait les Français de sa compassion : « Je n’ignore rien non plus des souffrances de beaucoup d’entre vous à finir les fins de mois[6]. » Il ne s’agissait pas d’une de ces formules malheureuses qui peuvent échapper, par inadvertance, au terme d’une journée épuisante, puisqu’elle figure dans le discours solennel par lequel le Président annonçait à la nation la nomination d’un nouveau Premier ministre. « Décimer la planète aux trois quarts », « finir les fins de mois », dans des textes médités et relus, émanant d’écrivains éminents ou des plus hautes autorités de l’État : expressions absurdes qui témoignent d’une inattention déconcertante à la langue, qui ne cesse de croître au fur et à mesure que la présence du latin diminue.

Mais tout cela, vous le savez mieux que moi. Je me concentrerai donc sur un point plus particulier. Au moment de l’avènement de ce qu’on a appelé la nouvelle Sorbonne, il y a un peu plus d’un siècle, un grand argument en faveur de la constitution de filières sans latin fut le poids inutile que représentaient les études classiques pour ceux qui s’adonnaient à l’étude des sciences. C’est cet argument que je voudrais soumettre à un rapide examen. Historiquement, il se révèle complètement faux. Rémi Brague, dans son ouvrage Europe, la voie romaine[7], a montré que ce qui a fait la spécificité de l’Europe, et sa fécondité, tient à sa « secondarité » – c’est-à-dire le fait que non seulement l’Europe a puisé à des sources qui lui étaient extérieures mais encore, et surtout, qu’elle n’a pas digéré ces sources, mais les a incluses. C’est-à-dire qu’elle les a accueillies en son sein telles quelles, dans leur forme originale préservée. Cette secondarité, ce sont les Romains qui l’ont inaugurée, dans la façon dont, pour reprendre les mots d’Horace, les farouches vainqueurs qu’ils étaient se sont mis à l’école de la Grèce conquise ; secondarité redoublée au moment où l’empire romain s’est fait chrétien, et a épousé une religion qui elle-même accueillait en son sein une source venue d’ailleurs. Secondarité prolongée, ensuite, par la façon dont l’Europe s’est constituée autour de l’héritage antique. C’est le respect des sources qui a rendu possible les multiples « renaissances » qui jalonnent l’histoire européenne. Autrement dit, loin d’être un poids mort empêchant les évolutions, l’héritage antique, transmis par les études dites « classiques », a au contraire été la clef du dynamisme européen.

Cela est particulièrement vrai dans le domaine scientifique. Les sciences, pour prendre leur véritable essor, ont besoin que s’élabore, à l’intérieur de la langue commune, une langue savante, et, de cette langue savante, c’est le latin qui a fourni le prototype. Prenons cette lettre que Pascal adresse à Fermat, le 29 juillet 1654, concernant le problème soulevé par le chevalier de Méré sur les « partis » – c’est-à-dire la façon de répartir équitablement les enjeux si un jeu de hasard est interrompu avant de parvenir à son terme, en tenant compte des résultats déjà obtenus. On a là le tout début de la théorie mathématique des probabilités. Pascal, qui a commencé de développer à son correspondant ses arguments en français, ressent, au moment d’entrer dans la « technicité » du raisonnement, le besoin de changer de langue : « Je vous le dirai en latin, car le français n’y vaut rien. » Excellent témoignage du fait que c’est le décalage entre le français et le latin qui a permis la constitution d’une langue propre aux mathématiques. On sait que les mathématiques, au sens où nous l’entendons, sont nées en Grèce. Les travaux mathématiques grecs sont remarquables. Reste qu’à un moment donné, les mathématiques grecques ont cessé d’être fécondes. À mon sens, cet arrêt est profondément lié à l’absence, chez les anciens Grecs, d’une langue symbolique adéquate. Cette langue symbolique, c’est bien plus tard, en Europe, qu’elle s’est constituée. Et encore une fois, c’est le latin en tant que langue savante, à la fois apparentée à la langue vernaculaire et décalée par rapport à elle, qui a permis cette constitution.

Pendant un temps, les meilleurs esprits en sont demeurés conscients. Jean-Baptiste Biot (1774-1862) est un scientifique français qui a œuvré en mathématiques, en astronomie et en physique et qui, à la fin de sa vie, a rédigé des Mélanges scientifiques et littéraires. Dans le chapitre consacré au mathématicien Augustin Cauchy on lit ceci :

Augustin Cauchy a eu le bonheur d’appartenir à cette classe moyenne de la société qui n’est exposée ni aux souffrances de la pauvreté ni aux dangers de la richesse. Né le 21 août 1789 d’une famille pieuse, les désordres qui suivirent cette époque n’atteignirent point son enfance. Son éducation classique, commencée de bonne heure par son père, se continua plus tard, sous d’habiles professeurs, à l’École centrale du Panthéon [le futur lycée Henri IV]. Il en sortit en 1804, à l’âge de quinze ans, après deux années de rhétorique, remportant au concours général le deuxième prix de discours latin, le premier de version grecque, le premier de vers latins. Cette universalité de succès lui fit décerner par l’Institut la couronne réservée à l’élève des écoles centrales qui s’était le plus distingué en humanités.

Je ne dois pas laisser ignorer, pour notre enseignement à tous, que cette abondante provision d’éducation classique fut donnée à Cauchy d’après le conseil de Lagrange. Ce grand géomètre était membre du Sénat, dont le père de Cauchy était secrétaire-archiviste. À ce titre, celui-ci lui présenta plusieurs fois son fils ; et Lagrange, ayant remarqué les dispositions précoces de l’enfant, dit au père ces propres paroles : « Ne lui laissez pas ouvrir un livre de mathématiques, ni écrire un chiffre, avant qu’il ait achevé ses études littéraires. » La leçon est bonne à retenir, venant d’un esprit si fin et si étendu. En effet, il ne parut pas alors que cet exercice préalable de l’esprit fût une préparation aussi inutile aux études de sciences que l’on voudrait nous le faire croire aujourd’hui. Après avoir suivi, pendant une seule année, le cours public de mathématiques d’un excellent professeur, Dinet, le jeune Cauchy se trouva en état de se présenter aux examens d’admission de l’École polytechnique. Il fut reçu le deuxième de la liste, en 1805, à seize ans ; et ses deux années de cours étant terminées, il sortit le troisième en 1807. L’apprentissage scientifique ne fut donc rendu ni moins prompt ni moins facile à cette jeune intelligence, pour y avoir été préparée par l’étude des lettres, comme Lagrange l’avait conseillé[8].

Claude-Alphonse Valson (1826-1901), mathématicien et historien français, qui a publié les œuvres complètes de Cauchy, confirme ces vues.

« Ne laissez pas, disait [Lagrange] à M. Cauchy, cet enfant toucher un livre de Mathématiques avant l’âge de dix-sept ans. » Dans une autre circonstance, il lui disait encore : « Si vous ne vous hâtez de donner à Augustin une solide éducation littéraire, son goût l’entraînera, il sera un grand mathématicien, mais il ne saura pas même écrire sa langue. »

L’illustre savant était mieux que personne en état de formuler un avis à ce sujet. C’est en effet à l’âge de dix-sept ans seulement qu’il avait quitté, pour l’étude des sciences, celle des classiques pour laquelle s’était passionnée son enfance. Ce retard, comme on le sait, loin de nuire aucunement au développement de ses facultés naturelles, lui avait au contraire procuré l’immense avantage de joindre à son génie mathématique un remarquable talent d’écrivain et une rare élégance dans l’exposition des théories les plus abstraites. M. Cauchy, dont les lettres avaient fait la consolation pendant des jours mauvais, et qui célébrait maintenant leur renaissance par ses essais poétiques, n’eut garde, on le pense bien, de négliger des avis aussi sages et aussi conformes à ses vues personnelles. […]

Dès l’année 1803, à la première distribution générale des prix [distribués par le gouvernement], il avait obtenu le premier accessit de composition latine ; l’année suivante, le succès fut complet et éclatant. Il remportait le second prix des vétérans en discours latin, le premier prix de vers latins et le premier de version grecque. Il recevait enfin un prix spécial, intitulé : grand prix d’humanités. C’était le prix national dont il a été parlé tout à l’heure ; on le décernait, au nom du chef de l’État, à celui des élèves des Écoles centrales qui s’était le plus distingué dans les classes supérieures et qui avait remporté le plus grand nombre de succès.

C’est ainsi qu’Augustin Cauchy, à peine âgé de quinze ans, termina avec éclat ses études classiques, et qu’il put, comme il nous le raconte poétiquement dans une préface inédite, dont le style rappelle celui de Lagrange, « cueillir quelques fleurs sur les tombes d’Homère, d’Horace et de Virgile, avant de s’engager sur les traces d’Euclide[9] ».

Cauchy est loin d’être un cas isolé. On pourrait multiplier les exemples – penser, entre autres, à ce génie fulgurant que fut Évariste Galois (1811-1832) qui, avant de découvrir les mathématiques à quinze ans, avait acquis une maîtrise du latin et du grec qui faisait l’admiration de ses professeurs. L’un des plus grands mathématiciens français, Henri Poincaré (1854-1912), a tenu au sujet des études classiques des propos qui mériteraient d’être retenus.

Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur jeunesse une éducation classique solide, parfois raffinée, tandis que les autres n’avaient eu qu’une formation littéraire hâtive, incomplète et sommaire. On serait tenté d’en conclure que l’étude des lettres est inutile aux savants, puisque beaucoup d’entre eux ont pu s’en passer. Ce serait aller un peu vite en besogne. Est-il certain qu’on ne saurait faire de différence entre les œuvres des uns et des autres et y reconnaître une sorte de marque d’origine. C’est là une comparaison que je ne veux pas faire ici, il faudrait citer des noms propres, et je ne voudrais désobliger personne, même les morts. En pareille matière, les appréciations sont difficiles, mais quand même on aurait démontré que les uns ont été aussi bons savants que les autres, qu’est-ce que cela prouverait ? Le fait s’expliquerait tout naturellement. Il y a eu de longues années où il était difficile de percer sans avoir fait ses classes, et en général de sortir de son rang. Ceux qui y sont parvenus n’ont pu le faire que grâce à une énergie exceptionnelle qui leur tenait lieu de bien d’autres avantages, et qui pouvait les mettre de pair avec des esprits plus cultivés, mais servis par des caractères moins bien trempés.

Ce qui est certain, c’est que les savants qui ont bénéficié de l’éducation classique, s’en félicitent tous, tandis que ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart (je dis pour la plupart parce que depuis quelque temps, il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation). Pourquoi les uns se félicitent-ils, pendant que les autres regrettent ? Est-ce seulement parce que la science n’est pas tout, qu’il faut d’abord vivre, et que la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément que ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même que les humanités sont utiles[10].

Si j’essaye d’y voir un peu plus clair au sein de ce « sentiment confus », je dirai : la science en général, et les mathématiques en particulier, en appellent de façon essentielle à une forme de conscience intellectuelle. On peut toujours, face à un énoncé, se contenter d’une compréhension superficielle ou approximative. Mais alors, très vite, de superficialité en approximation, on se trouve confronté à des énoncés auxquels on ne comprend plus rien. Pour avancer durablement en mathématiques, il ne faut pas laisser passer un énoncé, pas admettre une démonstration avant que tout soit parfaitement clair. Les mathématiques réclament de qui les pratique qu’il soit attentif à l’extrême à chaque formulation. Elles réclament l’attention, dont Simone Weil a écrit dans ses cahiers qu’elle devrait être l’unique objet de l’éducation. Elle insiste : « Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la vertu d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également[11]. » C’est en cela que les vertus éducatives du latin et des mathématiques se rejoignent. Avec cette propriété du latin qu’il attire en particulier l’attention sur la langue, notre bien le plus précieux – ce bien qu’à la fois nous recevons, et qui, pour une large part, nous constitue, ce bien qui, à proportion que nous le cultivons, nous élève.

Je reviens pour terminer à Suarès avec lequel j’avais commencé : « Le français sans le latin est une langue de hasard, comme les autres, abandonnée à la charité publique. Dans le latin, le français est noble ; il vit selon son rang, qui est le plus élevé ; il a ses titres de famille et d’héritier, sa maison, son foyer millénaire, son père et sa mère authentiques : enfin, il est né. » Et nous aussi, nous sommes nés. Et une fois nés nous pouvons, si le cœur nous en dit, faire des mathématiques.

Propos de Laurent LAFFORGUE

Il est difficile de prendre la parole, après Olivier Rey qui a une grande érudition, objet sans cesse renouvelé de mon admiration. Pour ma part, je voudrais revenir, de manière beaucoup plus personnelle, sur mes années de latin et rappeler à ma mémoire des souvenirs anciens. Mon interrogation porte sur ce que l’étude du latin, pendant quelques années, m’a apporté et a apporté à ma formation et à celle de mathématiciens que je connais aujourd’hui, ou de mathématiciens plus anciens.

J’ai étudié le latin, dès la classe de 4ème jusqu’à la fin du lycée, et même un peu au-delà, car je me souviens avoir continué à apprendre le latin, dans ce lycée Louis Le Grand, en classe préparatoire c’est-à-dire jusqu’au moment des concours d’entrée dans les grandes écoles. Depuis, je n’ai malheureusement pas continué cette étude ; aussi, j’ai oublié la plus grande partie de ce que j’avais appris. Cela n’est pas le cas de tous les scientifiques. Je connais au moins un collègue mathématicien, à qui il arrive régulièrement de lire encore, dans le texte, des auteurs latins. Il a entretenu cette connaissance acquise au lycée.

Rassemblant mes souvenirs, je voudrais comparer ce que le latin et l’étude du latin ont signifié pour moi, et ce que l’étude des mathématiques et d’un début de physique au collège a pu m’apporter. Moi qui aujourd’hui suis mathématicien, je constate que j’ai reçu beaucoup plus du latin que des mathématiques pendant ces années-là. Pourquoi ?

Le latin, école de travail et d’attention

D’abord, le latin fut, pendant les années de collègue et de lycée, la seule discipline qui m’a vraiment demandé du travail. En effet, les mathématiques étaient faciles pour moi, comme elles le sont pour une partie des élèves. En revanche, en latin, il fallait apprendre beaucoup de choses, apprendre du vocabulaire, des déclinaisons, des conjugaisons. Cet apprentissage même n’était pas complètement suffisant. Lorsque l’on nous demande de traduire une phrase latine, la traduction ne vient pas automatiquement. La réflexion était donc nécessaire pour moi et, de ce point de vue, le latin me demandait beaucoup plus d’attention que les mathématiques. Dans les exercices de mathématiques qui étaient pratiqués à l’époque, (et les choses ne se sont évidemment pas arrangées depuis), il y avait un caractère d’automatisme, la réponse venait toute seule ; ce n’était pas le cas du latin. Le latin a servi, en particulier, à m’habituer un peu plus à travailler, à m’habituer à fixer mon attention, à m’habituer au fait que les choses ne tombent pas toutes seules. Le point de vue que je suis en train de développer est celui d’une plus grande difficulté du latin, d’une épreuve plus grande qu'il représentait, une épreuve qui a été extrêmement utile par la suite. Les mathématiques, à cette époque là, étaient très faciles pour moi ; je résolvais les exercices sans effort. Par la suite, les mathématiques sont devenues aussi difficiles. Quand on est scientifique, et en particulier, quand on est mathématicien, l’expérience de la recherche est celle de la difficulté. Or, cette difficulté, j’en avais eu l’avant-goût, à petite dose, grâce au latin. C’est avec cette discipline que j’ai fait cette expérience pour la première fois. Le latin est utile à cause de sa difficulté relative; ceci était vrai pour moi.

Le latin, discipline commune

Il faut constater que pour beaucoup d’élèves, les mathématiques, les sciences ou le raisonnement des mathématiques sont des choses complètement étrangères et qui le restent même s'ils travaillent beaucoup. Il y a des élèves, qui plus tard deviennent des adultes, complètement réfractaires à l’apprentissage des mathématiques ou des sciences de type mathématique. Tel n’est pas le cas, me semble-t-il, d’une discipline comme le latin. Ceux parmi vous qui sont professeurs de langues classiques le savent certainement mieux que moi. N’importe quel élève, apportant au latin suffisamment d’attention et suffisamment de temps de travail, peut progresser dans l’apprentissage de cette discipline. Le latin n’est jamais une discipline qui peut nous rester étrangère si nous lui apportons suffisamment d’attention et d’effort. Les mathématiques, en revanche, représentent certainement une forme de pensée beaucoup plus particulière, certainement très profonde et qui va très loin, mais qui fait appel à un type très particulier de forme de pensée. Pour cette raison, beaucoup de personnes très intelligentes et susceptibles de briller dans de nombreux domaines restent imperméables aux mathématiques. Il me semble que ceci ne peut pas se produire, en tout cas pas du tout au même degré, avec une discipline telle que le latin. C’est une raison supplémentaire, deux siècles après Lagrange et Cauchy, de devoir privilégier et préférer, au collège et au lycée, l’enseignement des langues classiques, à celui-ci des mathématiques et des sciences.

La beauté du latin

Il y a d’autres raisons à cela, y compris dans la perspective de devenir scientifique. En effet, nous avons besoin pour notre formation intellectuelle d’apprendre à connaître des choses de qualité qui deviennent pour nous à la fois des exemples et des illustrations des manières dont l'esprit peut s'éveiller à ce dont il est capable. Pensons, par exemple, à la beauté : Comment forme-t-on son goût esthétique ? On le forme en voyant des belles choses. De même, on forme peu à peu son sens de la qualité intellectuelle par l’apprentissage de grands exemples. Or, de tels grands exemples sont très vite accessibles dans le cadre littéraire, avec la lecture des grands auteurs de notre langue, mais également dans le cadre du latin. Je me souviens que dans le cadre de cet apprentissage du latin, nous avons pu commencer assez rapidement à déchiffrer et à lire de grands auteurs latins, donc à apprécier le caractère particulier de la langue latine, sa concision, sa capacité à frapper des formules, choses qui sont extrêmement formatrices. Or, de tels exemples de qualité ne sont pas accessibles avant de longues années, dans le cadre de l’apprentissage des mathématiques ou des sciences. Là aussi, si je rappelle mes souvenirs, je constate que je n’ai pas lu de grands mathématiciens avant d’être élève à l’Ecole Normale Supérieure, pas même en première année. Je n’ai commencé à lire de grands mathématiciens qu’en deuxième année. Cela n’aurait pas été possible plus tôt. Pour pouvoir lire ces auteurs, un très long apprentissage et une grande maturité étaient nécessaires, alors que j’avais pu lire de grands auteurs littéraires de langue française ou de langue latine, beaucoup plus tôt. L’étude de ces auteurs donne un sens de la qualité que l’on ne peut pas recevoir aussi jeune, et loin s'en faut, dans le cadre de l’apprentissage des sciences.

Le latin, indispensable à la maîtrise de la langue

Un autre aspect sur lequel Olivier Rey a insisté, concerne le rôle de l’apprentissage du latin pour la maîtrise de notre propre langue. Cette maîtrise fait cruellement défaut, en particulier, dans le débat public comme nous le constatons tous les jours. Mais il faut savoir aussi que cet apprentissage est très utile et même indispensable dans le cadre des sciences. Il a été rappelé que je me suis beaucoup investi, à une certaine époque[12], dans les questions d’éducation. J’ai eu des contacts avec un très grand nombre de professeurs de sciences de niveau universitaire et d’autres niveaux. Un écho, revenu de manière régulière et même lancinante dans les nombreux courriers reçus et les conversations, est que le premier obstacle à l’enseignement des sciences à l’université est aujourd'hui le manque de maîtrise de leur propre langue par les étudiants. De manière plus spécifique, ce qui fait défaut est le manque de compréhension structurée de la langue c’est-à-dire, d’abord et avant tout, la connaissance de la grammaire. Or, ceci est absolument indispensable dans le cadre des mathématiques et des sciences. Pour les conversations courantes, il nous suffit d’une connaissance irraisonnée, irréfléchie, instinctive de notre langue. Il n’en va pas de même pour les mathématiques.

Les mathématiques sont des textes

Lorsque l’on doit lire des textes scientifiques ou commencer à en écrire soi-même, les phrases qu’on lit ou celles que l’on doit écrire, sont des phrases abstraites. Pour leur compréhension, elles demandent de comprendre la structure de la langue, même au niveau le plus élémentaire des études. Au collège ou au lycée, si l’on dit : « soit, ABC, un triangle », il faut se rendre compte que cette phrase, déjà, n’appartient pas au langage courant et que sa bonne compréhension demande de maîtriser la grammaire. Je suis là en train de dire des choses élémentaires qui, de façon très concrète et réelle, posent problème. Il convient de dire d'ailleurs, pour ceux parmi vous qui ne sont pas scientifiques, que les sciences elles-mêmes et les mathématiques en particulier, consistent d’abord en des textes. On a souvent l’idée selon laquelle les mathématiques consistent en des formules. Effectivement, le langage symbolique joue un rôle ; il est devenu indispensable dans le développement de la discipline. Cependant, aujourd’hui comme hier, ces formules ne prennent un sens qu’à l’intérieur d’un texte. Un article de mathématiques est d’abord, et avant tout, un texte ; c’est un récit. Les mathématiciens, et de façon plus générale les scientifiques, sont des écrivains. Les textes ont toujours une structure de récit c’est-à-dire une structure linéaire. On raconte une sorte d’histoire dans laquelle sont introduits progressivement des protagonistes qui vont interagir entre eux. Cela signifie qu’il n’est pas possible de faire des mathématiques si l’on n’a pas un certain esprit littéraire et une formation littéraire. Les mathématiques et les sciences sont une forme particulière de littérature. Donc on a besoin d’une formation littéraire préalable pour écrire correctement des sciences. Quand cette formation vient à manquer, ce qui est le cas chez de nombreux étudiants, étant donné la déperdition de la culture littéraire et des langues classiques chez les scientifiques de notre temps, cela a des conséquences. Les articles et les livres sont plus mal rédigés c’est-à-dire plus mal pensés, plus difficiles à lire et moins bien compris, y compris et d’abord par leurs auteurs.

Les mathématiques, une pensée qui se perd au profit de la technique

Je viens de prononcer le mot « pensée » qui est extrêmement important. La science est, de manière générale et primordiale, une pensée. Mais on constate un déséquilibre grandissant entre la pensée et la technique. La plupart des mathématiciens deviennent très spécialisés. Ils apprennent à maîtriser une certaine technique, et cette technique peut être mise en œuvre de manière mécanique. La mécanique permet d’obtenir des résultats. Mais, nous retrouvons mon propos initial concernant le caractère des mathématiques enseignées au collège. Cela était trop automatique, cela était trop mécanique. Dans l’enseignement secondaire, si l’on avait compris cette mécanique, on pouvait répondre sans effort aux exercices proposés, et le travail devenait inutile. Cette dérive existe aussi au niveau de la recherche. Il y a la possibilité, grâce aux outils mathématiques extrêmement puissants forgés au cours des derniers siècles, de produire des résultats de manière irréfléchie.

On peut rappeler qu’André Weil, l’un des plus grands mathématiciens du XXème siècle, frère de la philosophe Simone Weil, s’était nourri, comme elle, de latin et de grec. Il était un homme de pensée. En mathématiques, il avait une pensée. Dans ses écrits, Simone Weil s’intéresse beaucoup aux mathématiques. Elle voue, notamment, une grande hostilité à l’algèbre. En tant que mathématicien, je ne partage pas son hostilité mais je comprends ce qu’elle veut dire. Elle dénonce, dans l’algèbre, la mécanisation du raisonnement. L’algèbre consiste à formaliser un certain nombre d’algorithmes qui eux-mêmes sont le résultat d’une pensée. A partir du moment où ils existent, ces algorithmes peuvent être mis en œuvre de manière automatique. Simone Weil eut dans les années 30 une formule extrêmement frappante : « On invente sans penser, c’est bien le pire », dit-elle. Or, plus de 75 ans après, les sciences et les mathématiques se prêtent encore davantage à cette critique.

L’hostilité des mathématiciens à l’égard de la pensée

Aujourd’hui, il y a un manque de pensée, et plus encore, il y a même une certaine hostilité, chez les scientifiques, à ce qui pourrait apparaître comme de la pensée. Je vais exposer une réalité contemporaine certainement choquante pour les littéraires parmi vous. Dans le milieu des mathématiciens, quand on emploie le mot « philosophie », le plus souvent, c’est dans un sens péjoratif, signifiant quelque chose de pas sérieux, quelque chose à propos de quoi on ne peut pas conclure, quelque chose de trop flou. Ce sentiment devenu dominant dans ce milieu est une catastrophe. Ces personnes opposent la philosophie et la pensée qui leur paraissent suspectes, toujours trop floues ou trop vagues, à ce qu’elles appellent la réalité ; cette dernière est confondue avec les calculs, les algorithmes, les démonstrations bien en forme, les choses écrites noir sur blanc, prouvées et démontrées. Evidemment, ces personnes ont le goût pour les choses sûres, pour la solidité des calculs car elles bénéficient des outils qui ont été forgés au cours des derniers siècles, les outils extrêmement et merveilleusement puissants que fournissent les mathématiques. Elles oublient, cependant, que ces outils sont eux-mêmes le résultat d’une pensée. Cela signifie que, pour la science telle qu’elle existe aujourd’hui, il y a le danger de se perdre dans la puissance de ses propres outils, de s’y oublier, d’oublier ses origines et ses sources toujours fécondes qui sont dans la pensée.

La sensibilité littéraire et philosophique est indispensable au mathématicien

Les mathématiques, la physique, la science sont d’abord, et avant tout, des pensées. Or, le danger très présent, la réalité tangible dénoncée ci-dessus, ne peuvent être combattus autrement qu’en rendant leur place aux lettres, et en particulier, aux langues classiques, dans la formation de tous et en particulier des futurs scientifiques. Quand on lit des auteurs de la qualité d’André Weil, apparaît leur capacité de penser, de prendre du recul par rapport aux choses, d’imaginer la portée possible de telle ou telle ligne de pensée. Apparaît aussi, leur capacité de cultiver en soi le rêve, l’écoute de certaines intuitions fondamentales susceptibles de se former à l’intérieur de notre esprit. Toutes ces opérations demandent une certaine sensibilité littéraire et philosophique. Pour toutes ces raisons, je sens ou plus exactement, je vois les conséquences du manque de formation littéraire, du manque de formation aux langues classiques, dans l’état contemporain des mathématiques et des sciences. C’est pourquoi, en conclusion, j’ai accepté cette invitation pour plaider en faveur de l'enseignement si précieux du latin.

Discussion avec la salle

Le latin dépasse l’héritage national

« Cécilia Suzzoni souligne que le latin tout en étant un élément constitutif de notre langue française, est aussi, compte tenu de son histoire, une langue qui intègre une pluralité d’altérités. La force de cette langue latine, cette langue de la République des lettres, est liée au fait qu’elle n’a pas été revendiquée comme langue nationale. Elle n’a jamais été la propriété d’un Etat. Le latin a l’altérité, en soi, incluse par la place du grec. Les Romains étaient bilingues. L’intérêt que présente le latin aujourd’hui tient à la relation étroite entretenue avec le français, mais aussi au fait qu’il est susceptible de réunir un héritage, qui dépasse largement l’héritage national. »

« Olivier Rey précise que le latin a pu donner du leste au français comme au portugais, à l’italien, à l’espagnol. Il reconnaît que le latin n’est pas la propriété du français et qu’il a pu avoir, en tant que parent, plusieurs enfants ».

De la naissance du langage symbolique en mathématiques

« Hubert Aupetit s’interroge sur le rôle de la langue, et notamment sur l’importance respective du latin, en géométrie et en algèbre. »

« Olivier Rey rappelle que les Grecs ont excellé particulièrement en géométrie. À ce sujet, Husserl a écrit un texte remarquable intitulé L’origine de la géométrie. Ce primat initial de la géométrie tient sans doute à la difficulté qu’il y a à exprimer les idéalités mathématiques dans le langage courant. Les mathématiques ont besoin, pour se développer, d’un langage qui leur soit adapté et qui au départ, évidemment, leur fait défaut. Les figures géométriques étant, jusqu’à un certain point, les symboles, par elles-mêmes, de ce que l’on a en vue, la géométrie, à ses débuts, pouvait se passer d’un langage propre. Mais pour aller plus loin en géométrie, et se lancer dans l’analyse et l’algèbre, l’élaboration d’une langue symbolique adéquate était nécessaire. On ne s’en rend pas compte aujourd’hui car les écritures mathématiques sont devenues très communes. Or, on oublie que l’écriture courante est incapable de rendre compte d’une équation. Pour écrire une équation, une étape extrêmement importante d’écriture des symboles s’est produite.

Olivier Rey pense que c’est faute d’une langue idoine que les mathématiques grecques ont cessé, un certain stade atteint, d’être fécondes. Il pense aussi que dans l’Europe de la Renaissance, la maîtrise conjointe du latin, comme langue savante, et des langues vernaculaires dont certaines, comme le français, dérivent, a joué un rôle crucial. Ce décalage, en Europe, entre les langues apparentées au latin, et en même temps, différentes, a été le ferment extrêmement fécond qui a pu permettre le développement, à l’intérieur même de la langue que l’on parle, d’une langue spécialisée, nécessaire au développement mathématique. Elle a donné aux mathématiciens l’audace de travailler la langue et de forger les notations propres à exprimer un nouvel ordre de réalités. Il y a donc eu des conditions linguistiques très particulières qui ont permis, à un moment donné, l’élaboration d’une langue spécifique qui faisait défaut aux Anciens, malgré toute la profondeur de leur réflexion.

Sur ce sujet, il faudrait également insister sur l’importance d’une culture de l’écrit, et d’un écrit dont on prend connaissance par une lecture silencieuse, ce qui permet une manipulation des signes qui demeurerait impensable si l’écriture était exclusivement le dépôt d’une parole. L’extraordinaire efflorescence des mathématiques en Europe compte, parmi ses conditions de possibilité, un certain type de rapport au texte, à la chose écrite, une forme de literacy, pour employer un mot anglo-latin, qui s’est développée au contact du latin. »

De l’importance des mots en mathématiques

« Laurent Lafforgue ajoute que les mathématiques consistent, avant tout, en des textes. Il souligne qu’il n’a pas fait de mathématiques dans le même domaine qu’Olivier Rey. Dans son domaine d’étude, les mots sont plus importants que dans celui de son collègue. Cependant, dans tous les domaines, les travaux mathématiques sont principalement des textes, même s'il y a des domaines dans lesquels l’usage de calculs, de formules c’est-à-dire du langage symbolique est proportionnellement plus important que dans d’autres. Les textes les plus importants qu’il a étudiés et qui ont fait de lui ce qu’il est aujourd’hui, en tant que mathématicien, sont des textes dans lesquels il n’y a pas une seule formule, il n’y a que des mots. Dans la mesure où les mots sont tellement importants en mathématiques, la question des langues se pose. Or, déjà comme collégien, il a été confronté au fait que l’on ne pense pas tout à fait de la même façon dans une langue ou dans une autre. C’est l’une des leçons majeures que le latin lui a apprise. Le philosophe mathématicien Blaise Pascal, par exemple, dans ses correspondances, émaille son texte rédigé en français de phrases latines comme l'a rappelé Olivier Rey. Le latin lui paraît plus adéquat à ce qu’il veut dire. Or, l’expérience mathématique que Laurent Lafforgue a acquise dans les dernières décennies lui montre que, dans le monde, ont existé et continuent à exister plusieurs écoles mathématiques, c’est-à-dire différentes écoles de pensée qui se comprennent mutuellement et qui, malgré tout, sont distinctes. Il y a certainement eu l’école française, l’école russe, l’école japonaise, l’école américaine. La façon de faire des mathématiques et la façon de penser en mathématiques diffèrent d’une école à l’autre. Cette manière spécifique de faire des mathématiques est liée à une langue, le russe, le français, l’anglais, le japonais, l’allemand aussi. Aujourd’hui, nous sommes en grand danger de perdre cette diversité. Il y a une tendance lourde, chez les scientifiques du monde entier, d’écrire toujours en anglais. C'est une perte énorme pour la pensée scientifique elle-même. Or, l’expérience que l’on peut acquérir d’abord, avec l’apprentissage du latin ou du grec, fait comprendre que l’on pense différemment d’une langue à l’autre. Quand on a compris cela, on est moins prêt à abandonner la diversité linguistique. Laurent Lafforgue dit faire partie des quelques mathématiciens qui continuent à écrire exclusivement en français. Il n’a jamais écrit un article en anglais. En y réfléchissant, il émet l’hypothèse que son attitude est liée au latin et inspirée par ce qu’il a reçu en étudiant cette langue. C’est bien possible. En tout cas, il est attaché à cette diversité, contrairement à la plupart de ses collègues. Peut-être son attachement profond à la richesse de chaque langue trouve-t-il son origine dans l’expérience faite très tôt de cette richesse à travers l'apprentissage du latin. »

Le sens des mots en mathématiques n’est pas définitif

« Laurent Lafforgue ajoute qu’en mathématiques, le sens des mots n’est jamais définitif. Tel est le cas par exemple des mots “algèbre” et “géométrie” prononcés précédemment. Le mot “géométrie” existe depuis les Grecs. Le mot “algèbre” est plus récent ; il est apparu à la fin du Moyen Âge. Ces mots sont transmis depuis des siècles dans le cadre de la communauté mathématique, de chaque génération à la suivante, sans que ce qu'ils désignent soit définitivement fixé. D’une certaine manière, nous ne cessons d’explorer ce que ces mots peuvent désigner. Si l’on prend le mot “géométrie” au sens de science de l’espace, on s’interroge alors sur ce que veut dire le mot “espace”. Une question comme celle-là reste, en mathématiques, toujours ouverte. Pour faire des mathématiques, on a besoin de cette sensibilité-là, le fait de savoir qu’aucune notion n’est complètement élucidée, qu'aucune ligne de pensée fondamentale de l’esprit humain n’est complètement transparente. Nous sommes constamment à la recherche du sens du mot « géométrie » ou du mot “algèbre”. Laurent Lafforgue dit que ce recul qu’il est en train d’exprimer par rapport au sens des mots que nous employons est plus facile si on a l’expérience d’un rapport aux langues plus raisonné, plus réfléchi, tel que celui que l’on acquiert quand on apprend les langues classiques. Ce n’est pas la même chose lorsque l’on apprend d’autres langues vivantes. La distance est moins grande. »

Des relations entre le langage courant et le langage spécialisé des mathématiques

« Une personne, dans la salle, s’interroge sur le langage, et en particulier, sur l’écart repéré entre la langue vernaculaire et la langue spécialisée des mathématiques, écart comparable à celui établi entre le latin et le français. Prenons les concepts de “limite”, “borne” ou de “bord” en mathématiques, et confrontons-les aux termes usuels, très nombreux, issus du latin, “limite”, “borne”, “lisière”, “frange” etc. Comment peut-on penser le rapport entre les deux ? Est-ce une relation inverse : une plus grande richesse et une plus grande indétermination du côté du langage ordinaire, et une grande précision et une plus grande pauvreté du côté du langage mathématique formalisé ? Peut-être que le rapport entre les deux n’est pas stable, bien sûr, toujours en état de recherche ? »

« Olivier Rey estime que la question est très difficile. Les rapports sont compliqués au sens étymologique du mot, c’est-à-dire qu’ils ont beaucoup de plis. Des scientifiques se plaignent régulièrement de l’usage inapproprié, dans l’espace public, de certaines notions scientifiques, invoquées de façon fautive ou désastreuse. En même temps, les scientifiques ont leur part de responsabilité, car ce sont eux qui commencent par extraire des mots du langage commun pour leur donner un sens particulier. Ainsi, par exemple, le mot “champ” existait bien avant l’apparition, au XIXe siècle, de la “théorie des champs”, qui a pris tellement d’importance en physique. On raconte que Faraday s’est emparé du vocable en question, field en anglais, lorsqu’il étudiait le magnétisme. Il s’était aperçu que lorsque l’on approche un aimant de la limaille de fer, les éléments de la limaille de fer avaient tendance à s’aligner, à dessiner des lignes. Cette disposition lui a rappelé les sillons des champs labourés, tels qu’il avait pu les contempler lors d’un voyage en montgolfière. De là, par analogie visuelle, son idée de parler de “champ magnétique”. Quand les scientifiques élaborent une notion, cette notion est toujours en décalage par rapport aux notions courantes. En même temps, celle-là a quelque chose à voir avec celles-ci. Le scientifique va tordre le sens courant des mots pour leur donner une signification différente. À l’intérieur de la science, les notions ont leur propre histoire, comme le soulignait Laurent Lafforgue. Au départ, on ne retient qu’un seul des aspects du mot utilisé dans la langue commune. On procède à une sélection, et cela est appauvrissant. Cependant, le développement scientifique va pouvoir “ré-ouvrir” le sens de ce mot, et faire apparaître des sens nouveaux. Voilà pourquoi le rapport entre langue courante et langue scientifique est “compliqué”. Un point important est le suivant : une des ressources de la fécondité scientifique est le fait d’emprunter des mots à la langue courante. Cela permet sans cesse de réimporter de l’intuition à l’intérieur même du raisonnement scientifique. Pratiquer la science, dans une langue qui est familière, permet de disposer de connotations qui n’existent pas dans une langue étrangère que l’on connaît et maîtrise moins. Cette richesse de connotations peut être source, parfois, de gêne, parce qu’elle induit des images qui n’ont pas lieu d’être. Dans d’autres cas, au contraire, elle se révèle extrêmement féconde, car le sens d’un mot est susceptible d’être réinterrogé. »

Du choix des mots en mathématiques

« Laurent Lafforgue souligne à son tour, qu’en mathématiques, on est sans cesse amené à introduire des nouvelles notions c’est-à-dire à poser des définitions. Lorsque l’on définit un nouvel objet, on a besoin de lui donner un nom, pour pouvoir se référer à cette définition sans avoir besoin de se répéter. Mais ce n'est pas le seul rôle du nom que l'on choisit, sans quoi n'importe quel mot conviendrait aussi bien que n'importe quel autre. En fait, le choix du nom est extrêmement important pour la raison énoncée par Olivier Rey que n’importe quel mot emprunté au langage courant est riche de connotations ; il est naturellement associé à un grand nombre d’intuitions. C'est pourquoi, suivant que ces intuitions associées au mot courant correspondent plus ou moins bien à l’objet mathématique, le nom que l’on choisit va avoir ou non un pouvoir créateur. Ce que recherchent les mathématiciens lorsqu’ils donnent un nom à un nouvel objet introduit, c’est de capter, pour les besoins des mathématiques, une partie des intuitions associées à ce mot. Cette question est extrêmement importante et extrêmement délicate. Nous ne sommes pas dans le cas de démontrer quelque chose par A + B. On est en présence d'une réalité très subtile. On n’est pas dans l’esprit de géométrie évoqué par Pascal, on est dans l’esprit de finesse. Cette question n'est pas secondaire mais essentielle. On peut supposer qu’il y a des domaines entiers des mathématiques, des lignes de recherche qui ont été suivies car, à un moment, on a choisi tel ou tel mot qui a été à la source de la ligne de pensée suivie. C’est le cas aussi, parfois, pour certaines notations. On peut repérer dans l’histoire des mathématiques des choix de notations qui se sont révélées avoir un pouvoir créateur. Un exemple spectaculaire est celui des notations du calcul différentiel et intégral introduites par Leibnitz : dx, df=f'(x).dx, etc. A l’usage, ces notations se sont révélées géniales. Les mathématiques ont été entraînées dans une direction incroyablement féconde à cause de ces notations. Il en va de même pour certains mots.

Il y a des choix plus ou moins heureux. Il est arrivé que le choix de mots empruntés au langage courant soit fait de manière arbitraire, sans se préoccuper des connotations des mots. Dans ce cas, cela apporte de la perturbation. Au contraire, on peut repérer dans l’histoire des mathématiques des mathématiciens qui ont eu ce génie particulier de choisir des mots, des noms ayant en eux-mêmes un pouvoir créateur. Le plus génial de ce point de vue est probablement Alexandre Grothendieck (né en 1928 et mort en novembre dernier).

Un domaine d’étude particulier de Laurent Lafforgue offre un contre-exemple parfait du génie de Grothendieck pour les mots. Il s’agit de l’étude d'objets mathématiques inventés, il y a 50 ans, par un mathématicien russe, Vladimir Drinfeld (né en 1954). Ne sachant pas comment les nommer, ce dernier utilisa le mot “chtouca” qui veut dire “truc” en russe. Ce mot ne charrie avec lui aucune connotation, aucune intuition et c’est dommage. Cela n’a pas empêché notre orateur d’étudier cet objet mathématique mais il est bien possible que l'absence de connotation pertinente associée au mot “chtouca” ait rendu cette étude plus difficile et moins spontanément féconde. »

Un des auditeurs présents s’interroge : « Principal créateur de la théorie des ensembles en mathématiques, Georg Cantor (1845-1918), mathématicien allemand, écrivait encore beaucoup en latin. Quel est donc le dernier mathématicien qui a écrit sa thèse en latin ? »

« Je ne sais pas, répond Laurent Lafforgue. Je connais, en revanche, un mathématicien russe, établi en France depuis une quinzaine d’années, qui s’est trouvé très fâché contre les Américains et plus largement, les Anglo-saxons. Par mesure de rétorsion, il a décidé d’écrire un article de recherche en latin. Cet article a été publié. Les dernières thèses de mathématiques en latin doivent dater du début du XXème siècle. Au XIXème, une partie des travaux sont écrits en latin. La thèse cependant était un exercice formel. »

Fin

[1] Le langage parlé a été volontairement repris dans le présent compte-rendu pour conserver à la conversation entre Laurent Lafforgue et Olivier Rey, vivacité et fraîcheur de la pensée (Cécile Moiroud).

[2] Laurent Lafforgue a reçu, en 2002, la médaille Fields, la plus haute distinction dans le domaine de la recherche mathématique. Il est actuellement chercheur à l’institut des hautes études scientifiques (IHES). Il a obtenu le premier accessit au Concours général de version latine, à la fin de sa scolarité au lycée.

[3] Olivier Rey est chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe. Il a enseigné plusieurs années les mathématiques à l’Ecole polytechnique, et enseigne aujourd’hui la philosophie de l’Université Panthéon-Sorbonne.

[4] « Latin et Sorbonne », article publié le 10 juin 1911 dans La Grande Revue sous le pseudonyme d’Yves Scantrel, et repris dans le recueil d’essais d’André Suarès intitulé Sur la vie, vol. 3, Paris, Émile-Paul, 1912. « Latin et Sorbonne » paraît la même année que L’Esprit de le nouvelle Sorbonne. La crise de la culture française. La crise du français (Mercure de France), livre qui réunit les articles publiés en 1910 dans L’Opinion par Henri Massis et Alfred de Tarde qui, sous le pseudonyme d’Agathon, défendaient les études classiques.

[5] http://www.lexpress.fr/culture/livre/autant-j-aime-renaud-camus-autant-je-suis-mal-a-l-aise-avec-le-parti-de-l-in-nocence_1075831.html.

[6] http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/31/document-texte-lallocution-francois-hollande-251128.

[7] Paris, Criterion, 1992 ; rééd. Gallimard, coll. Folio essais, 1999.

[8] Mélanges scientifiques et littéraires, 3 vol., Paris, Michel Lévy frères, 1858, vol. 3, p. 144-145.

[9] La vie et les travaux du baron Cauchy, tome 1 : Partie historique, Paris, Gauthier-Villars, 1868, p. 18-20.

[10] « Les sciences et les humanités », conférence tenue en 1911 pour la « Ligue pour la culture française », publiée la même année par les éditions Fayard. Le texte complet est disponible à l’adresse : http://michel.delord.free.fr/poincare-sh.pdf.

[11] « Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », in Œuvres complètes, tome IV, vol. 1, Gallimard, 2008.

[12]En novembre 2004, Laurent Lafforgue a rédigé avec Roger Balian, Jean-Michel Bismut, Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Pierre Lelong et Jean-Pierre Serre un texte intitulé « Les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique » et publié par la Fondation pour l’innovation politique. Il s’est employé pendant plusieurs années à tenter de restaurer à l’école, son rôle d’instruction et de transmission du savoir. Ces textes sont consultables sur : http://www.ihes.fr/~lafforgue/education.html ; http://www.ihes.fr/~lafforgue/debacle.html.