Le latin intus et in cute (Cécilia Suzzoni)

Article paru dans la revue COMMENTAIRE (N° 138, ÉTÉ 2012) et mis en ligne avec l'aimable autorisation de la revue.

« Retour au latin », titrait un numéro du Magazine littéraire de l’année 1991. Le succès médiatique qui a accueilli l’essai Sans le latin…, publié récemment par les éditions Mille et une nuits le confirme : régulièrement le latin que l’on voudrait chasser du temps nous rappelle à son beau ou mauvais souvenir… Comment pourrait-il en être autrement : pleinement présent dans la langue, la littérature, l’histoire, les institutions, la culture, il est constitutif de notre savoir, institutif, dira-t-on, pour continuer à le parler. Sa raison d’être est fondamentale et doctrinale. Mesurons-nous le risque à nous accommoder de son effacement ? C. S.

IL N’EST pas facile par les temps qui courent, temps d’un ciel plombé, comme aurait dit Montaigne, de se lancer dans une croisade en faveur du latin, fût-ce d’un latin rénové, débarrassé de tous les contentieux anachroniques, oripeaux dont on voudrait ici ou là encore l’affubler (trace fossilisée de nos vieilles humanités…). C’est pourtant ce souci que nous avons eu en fondant l’Association ALLE, Le latin dans les littératures européennes, inaugurée pas le poète Yves Bonnefoy au lycée Henri IV, en mai 2008. Bien nous en a pris, car au fil des conférences, des prises de position, des soutiens, nous nous sommes aperçus que ce combat touchait, convainquait les esprits les moins suspects de défendre un latin embaumé, apanage de la vieillerie littéraire déjà dénoncée en son temps par Baudelaire, grand poète latin s’il en fut. Les éditions Mille et une nuits nous ont fait le grand plaisir d’être sensibles au caractère tout à la fois neuf et fervent de ce combat : elles viennent de publier l’essai Sans le latin…, préfacé par Rémi Brague, postfacé par Yves Bonnefoy : un recueil des conférences de l’ALLE (1). Je voudrais, profitant de la tribune que la revue Commentaire met aimablement à ma disposition, revenir sur l’avant-propos qu’Hubert Aupetit et moi-même avons rédigé à cet ouvrage pour en éclairer la vision et les objectifs ; plaider encore et encore pour un retour du latin non seulement au sein des études littéraires, dont il constitue la légitimité moderne et scientifique, mais plus largement au sein de l’École. Dire pourquoi il est le garant de l’aura mémorielle de la langue française, sa conscience linguistique, sa conscience historique, sa conscience littéraire ; et donc l’étourderie consternante que constitue son optionnalisation, obtenue sans débat de fond, banalisée au fil du temps, là où le bon sens aurait exigé qu’il fût revisité de manière à trouver une place juste, raisonnable et raisonnée, dans une refonte désormais inévitable des disciplines.

Nous avons souhaité rappeler quelques-unes de ces catégories des évidences oubliées dont parle Yves Bonnefoy, qui, pour être anciennes, n’en restent pas moins incontournables : le latin, le français l’a toujours eu « dans la peau » intus et in cute. Il n’est pas une langue ancienne parmi les autres : il est la langue ancienne du français, et langue ancienne pour toujours : le temps n’éloigne pas une langue de son origine, c’est même pour nous la précieuse leçon des humanistes, si l’on veut bien se souvenir que l’humanisme n’est pas l’oubli du latin, mais sa renaissance ; un humanisme qu’il a contribué à inventer, et que, comme la révolution de Hugo, il a « porté en avant ». Cette vérité, qui est de l’ordre du fait, sur laquelle tous les linguistes sérieux tombent évidemment d’accord – « le français est l’enfant du latin » –, se complique d’une histoire de la langue française dont nous montrons qu’elle n’est pas un long fleuve tranquille ! Mais jamais au cours de cette longue et passionnante histoire le latin n’a manqué au français, avec lequel il a toujours entretenu un rapport amoureusement conflictuel. La survie du latin au sein de la langue française qui en a hérité son génie grammairien, sans cesse réactivée par des processus de relatinisation, a ainsi opéré entre les deux langues un compagnonnage intime : que nous le sachions ou non, nous avons tous « le latin sur le bout de la langue ». Mais au sein de l’École – on nous l’accordera volontiers – mieux vaut le savoir ! Montaigne mettait en garde son précepteur contre une transmission qui ne saurait pas être au fait de sa genèse, et laisserait son élève rassoté : « Qu’il sache qu’il sait ! » Savoir son latin, ce n’est pas seulement savoir ce que parler veut dire, c’est être le garant de cette composante latine spécifique que l’humanisme a transmise au français, ce latin des modernes, comme on l’appelait naguère, et à sa littérature. Aussi, quel grossier, quel ruineux contresens d’accoler le mot moderne à l’effacement du latin, quand toute la littérature française, justement moderne, de Montaigne à Valéry est une littérature latine, et que tous les grands textes encore au programme des examens et concours en restent saturés.

Encore faut-il, pour être justement sensible à cette forte identité latine de la langue française, prendre la mesure de ce qu’est une langue de culture : le fruit de la fertilisation et de la sédimentation opérées par le fleuve du temps. Ce n’est pas un geste superficiel d’érudition morte qui peut mettre à découvert « les superbes mots fondamentaux des langues classiques (2) ». Il faut être en mesure d’en restituer la mémoire et l’itinéraire dans le temps vertical de la langue. Je me permets de revenir sur des exemples que j’avais eu l’occasion d’évoquer (3) : l’étudiant d’un Institut politique qui se verra proposer par son professeur – encore latiniste – une recherche sur le mot candidat, se rendra vite compte que la pratique romaine, qu’il ne manquera pas d’évoquer, n’aura pas le même statut dans sa recherche que s’il se fût agi de quelque pratique symbolique de la Chine du Nord : le mot candidat le lie, autant que l’idée et l’histoire. Le philosophe débutant, qui rencontrera dans le texte d’un penseur chrétien de l’Antiquité le mot conscience, ne pourra éviter de s’interroger sur son étymologie et son usage dans la littérature classique d’un Cicéron ou d’un Salluste : le mot ici témoigne, dans son évolution sémantique, de la grande fracture de la pensée occidentale. Nos candidats en quête des honneurs que les magistrats romains briguaient revêtus de la toge blanche, seraient-ils tous en mesure de réactiver, en conscience, cette association sémantique entre candidat et candeur ? On aimerait qu’un journaliste, heureusement, délicatement indiscret, leur posât la question… Après tout, n’est-il pas du devoir du plus haut représentant de la nation de garantir que tous les écoliers de France, quelle que soit leur origine, ne soient pas amnésiques de cette conscience de la langue dans laquelle se fera leur formation, quelle qu’elle soit ?

La langue française a aussi la chance d’avoir hérité avec le latin d’une langue elle-même métissée – l’altérité lui est pour ainsi dire incluse –, vaccinée contre le virus de la langue absolue, ontologique, une langue dont le nomadisme fécond et généreux a essaimé bien au-delà des frontières du minuscule Latium. Si elle se prête, littérairement parlant, à entretenir un fantasme de l’origine, dont a pu, et continue de se nourrir l’espace littéraire, elle déjoue toute tentation de repli frileusement atavique. D’être la métalangue des langues de culture, leur modèle grammatical, et d’avoir été pendant des siècles l’idiome du dialogue entre les cultures, en Europe et au-delà des frontières de l’Europe, lui a assuré l’avantage de n’être à proprement parler l’idiome national d’aucun pays, le contraire d’une prison identitaire, comme se plaisait à le rappeler le poète Aimé Césaire. L’indifférence d’Érasme à l’égard de l’essor des langues vernaculaires, tributaire de la politique de prestige des États-nations, s’explique justement par son amour pour une langue sans ancrage politique et donc rebelle à la préférence nationale. Et il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la particularité de cette citoyenneté romaine du Bas Empire, « désexclusive du commun (4) », sur les leçons qu’elle est encore susceptible de nous donner, dans un monde appelé à se mondialiser, mais dans lequel, rappelle Édouard Glissant, pourtant si amoureux du « divers », il sera aussi nécessaire de se protéger des « flux planétaires sans aucun doute aliénants ». Carlo Ossola, dans son beau livre, L’Avenir de nos origines, a justement souligné que l’héritage latin n’est pas un héritage spécifique qui « identifie » et « localise », plutôt un « lieu mental ». Et si l’Europe a hérité d’une composante latine chrétienne que nous n’avons pas plus à effacer qu’à exalter – elle est partie prenante de la formidable réserve de sens et de savoir que nous a laissée l’héritage latin –, l’urgence est à rappeler aussi, avec Rémi Brague, que l’héritage gréco-romain, cette même Europe l’a pleinement en commun avec le monde musulman.

Pas plus que la langue latine, sa langue ancienne, le français n’a gardé sa primitive, improbable, pureté. Il a échappé de peu, nous raconte Bernard Cerquiglini dans sa belle histoire de la langue française, au statut d’un « latin vulgaire créolisé (5) » ; lui aussi tient ce que le linguiste Alain Rey appelle son « purisme pluriel », de sa capacité à s’enrichir des « plumes d’autrui », pour parler comme Du Bellay. Mais on peut aujourd’hui légitimement s’inquiéter de voir une évolution du français moins dynamique que fade et paresseuse ; loin de se nourrir de cette parole « charnue » d’un peuple qui alimente sa langue avec les riches avatars de son histoire, il est désormais confisqué, standardisé, désodorisé par des élites dont Régis Debray et Marcel Gaucher ont bien montré que le destin de la langue française est le cadet de leur souci. Il n’est pas sûr qu’une langue ne soit pas vouée à disparaître, pour le moins à s’appauvrir, se dévitaliser à seulement obéir à l’air du temps ; la langue française, par essence académique, déjà « morte » – le paradoxe est bien sûr fécond – de s’être nourrie sous la férule du latin, cette langue morte mais vivante d’avoir été, a tout à perdre à se laisser dépouiller de son humus latin, cette langue « entièrement filtrée par une littérature », et qui « semble être à la plupart des autres ce que la pierre de taille est au torchis ou au pisé » rappelait Julien Gracq… À être enseigné comme une énième langue vivante, le français mène contre les autres langues de communication un combat absurde et perdu d’avance. Autant alors lui souhaiter – c’est peut-être son destin posthume, que pourront lui envier bien des langues vivantes aujourd’hui à l’honneur… – de devenir d’entrée de jeu cette langue morte qu’avec une intuition foudroyante Francis Ponge voyait dans la langue pavée de Malherbe. Il faut savoir accepter, entretenir, cultiver l’histoire d’une langue, c’est-à-dire tout bonnement l’aimer, aimer ses difficultés, ses finesses et jusqu’à ses caprices qui souvent, d’ailleurs, ne sont tels qu’aux yeux des frères ignorantins. Parler, c’est se souvenir, et « le latin qui vit sur nos lèvres, dans l’air que nous respirons, et qui porte nos paroles », comme le rappelle Pierre Bergougnoux dans son dernier essai, Trente mots, est le garant, le gardien d’un parler français qui en sait plus que nous : chose précieuse qui nous évite de n’être que des communicants !

Faire du latin une discipline d’avenir ne saurait évidemment s’obtenir par un retour à l’identique d’un enseignement « classique » qui instrumentalisait le latin à seule fin d’apprendre aux écoliers à « écrire latin en français » ; encore moins en reconstituant une « école latine » dont le procès, légitime, a été fait depuis longtemps. Mais on mesure l’arbitraire facile à dénoncer l’empire d’un signe quand on s’en tient à une histoire sociologique du latin : son enseignement peut apparaître tour à tour comme un instrument de supplice ou de libération, exactement comme le latin au cours de son histoire a été aussi bien le véhicule d’un savoir clos que celui d’un savoir libérateur. Ce statut bifrons du latin, source de partis pris passionnels, fait justement parti de son histoire, une histoire qui est aussi largement la nôtre : quelle naïveté, ou quelle mauvaise foi à tirer parti de ces tumultueux avatars pour appeler à son effacement comme référence culturelle majeure de notre enseignement ! Il serait temps que l’on sorte de ce piège idéologique que l’on tend d’ailleurs régulièrement aussi bien au latin qu’au grec (6) : l’instrumentalisation « musclée » des langues anciennes au service d’intérêts douteux. Le latin peut évidemment prêter le flanc à ce genre de détournement, mais ce sont alors le savoir, la culture qui s’offrent aussi bien aux coups d’une logique soft de taliban !

« Faire aimer le latin sous le signe des intérêts d’aujourd’hui (7) » invite en revanche à relever un double défi. D’abord ne pas découpler l’étude de la langue de celle de la littérature et des textes, sans faire pour autant de l’apprentissage linguistique un obstacle trop ardu ; l’équilibre est peut-être difficile à obtenir, mais il le sera d’autant moins que cet apprentissage commencera tôt, à un moment où l’élève est encore en mesure de faire fonctionner sa mémoire, et surtout si l’autorité institutionnelle veille à ce que cet enseignement bénéficie des conditions qui sont celles des autres disciplines. Cela fait longtemps au demeurant que les pratiques pédagogiques ont évolué, se sont débarrassées de bien des pesanteurs formelles héritées du passé, des exercices camisoles de force : rien ne s’oppose à ce que l’on sensibilise de jeunes élèves à la double capacité du latin à être tout à la fois une langue du sens et une langue poétique. Il y a aussi un autre équilibre à maintenir : la tendance, depuis en particulier qu’ont été introduites dans les Instructions officielles les heures de langue et de culture antiques, est manifestement de mettre l’accent sur la dimension civilisationnelle, anthropologique, de la culture gréco-latine ; les innovations pédagogiques en tout genre auxquelles les professeurs et les élèves sont encouragés à participer soulignent volontiers le dépaysement culturel que telle ou telle pratique est censée procurer. Nous reconnaissons évidemment la fécondité du regard éloigné dans la réappropriation de l’héritage antique ; pour autant, il y a un risque que nous dénonçons : d’abord celui de favoriser un glissement de la culture dans le culturel, fruit d’un regard touristique qui ne court plus le beau risque de la proximité. Il ne s’agit plus de proposer aux écoliers de France les modèles des hommes illustres – et cela depuis belle lurette ! Mais, par exemple, le choc esthétique et émotionnel que continue de produire sur les élèves, en latin, dans la langue latine, les mots d’Énée à son fils Ascagne : « Apprends de moi, mon fils, le courage et le vrai labeur, d’autres t’enseigneront le bonheur », est au moins aussi précieux – et cette restriction, on l’aura compris, est de pure façade –, que la connaissance par ces mêmes élèves du fonctionnement des égouts à Rome… De la même façon, « L’immortelle évidence d’Antigone : je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour », qui bouleverse le Malraux des Voix du silence, ne suscite pas chez les élèves, je puis l’attester, ce vertige de l’altérité qui pourrait bien devenir la tarte à la crème des nouvelles Humanités, mais bien un sentiment d’empathie éprouvé dans le moment de la traduction. La finalité de l’école n’est pas de former dès le collège et le lycée des antiquisants, ou des spécialistes de la culture antique ; la culture à l’École doit rester d’abord celle des mots et des textes. Si elle ne doit pas s’interdire l’apport précieux des images, son souci est de transmettre des textes susceptibles de « nourrir sa vie », pour reprendre la belle expression de François Jullien.

Il reste enfin à poser sans tabous la question du grec. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette fausse polémique, et l’helléniste que je suis ne peut que répéter avec force ceci : la concurrence désormais installée entre les deux langues anciennes est absurde, contrenature. Le grec doit trouver une juste place dans le parcours de toutes les filières, a fortiori dans un cursus philosophique du supérieur, où il serait raisonnable d’exiger son obligation ; mais l’obligation du latin s’impose d’abord dans les filières généralistes ; a fortiori dans le cursus littéraire d’un futur professeur de français. Deux hellénistes, représentants d’un humanisme moderne largement revisité, Judet de La Combe et Heinz Wismann n’hésitent pas à dire que « les professeurs de lettres devraient pouvoir être polyvalents et être tous en mesure d’enseigner aussi la grammaire latine et Virgile (8) ». L’argument qui consiste à traiter le latin à parité de salut avec le grec n’est pas recevable : le latin n’est commutable avec aucune autre langue, et certainement pas avec le grec quand il s’agit du français. Le latin n’est pas seulement, comme le grec, une langue de culture : son lien consubstantiel avec le français n’est pas seulement civilisationnel, il est généalogique. Autoriser un étudiant de lettres modernes à perdre son latin au nom du grec est une de ces bizarreries imputables aux caprices et aux défaillances de cette chimie de l’intellect qu’évoquait naguère Valéry. Si nous ne voulons pas « nager dans la saumure » et continuer à « appeler les gendarmes », pour parler comme le Rodrigue de Claudel, il faut sortir de ces pièges misérables que l’on doit à un paysage des études classiques dévasté. Sinon, bientôt, le latin optionnel pourrait être remplacé par n’importe quelle autre langue ancienne. Il suffit de décider, ou tout simplement de laisser entendre – les oreilles à l’affut ne manquent pas ! – que l’enseignement du français comme langue de culture n’est plus une priorité pour l’École française.

Un formidable rendez-vous a été manqué dans ces années où l’on a prétendu délivrer le français du carcan du latin. Au lieu de refonder les humanités dans une seule agrégation de lettres, on a laissé les choses en place, avec une agrégation de lettres classiques qui en a tiré bien imprudemment, dans un premier temps en tout cas, une fierté paresseuse de mandarin, et une agrégation de lettres modernes qui, en même temps qu’elle avait légitimement à coeur de montrer toute son ambition, a volontiers entendu cette appellation « lettres modernes » comme ce qui l’autorisait à faire peu de cas du latin. Fâcheux contresens, à rebours de la genèse même du concept de modernité ! Et ce qui s’est passé au lendemain de mai 68 – je le dis d’autant plus volontiers que je persiste à penser que ce grand moment a été largement une « bonne tempête » –, c’est-à-dire cet empressement démagogique, irréfléchi à se débarrasser du latin, a été proprement désastreux. Le pessimisme lucide de Fernand Robert, éminent helléniste, président de l’Association Guillaume Budé, lui faisait dire que, le verrou du latin sauté, ce serait toutes les autres disciplines culturelles qui en pâtiraient. Oui, tout mauvais coup porté au latin est de fait un mauvais coup porté aux disciplines de la mémoire et du langage, et qui nierait que la crise touche aujourd’hui toutes les disciplines ? La situation est d’autant plus curieuse que le latin reste pleinement dans la traversée des savoirs, que bien des disciplines conquérantes campent sur son territoire, trouvent en lui le gage permanent de la validité historique et scientifique de leur démarche. Sans le latin, ce n’est pas seulement, comme nous le montrons, le roman familial du français qui devient illisible (9), ce sont aussi les littératures européennes, tributaires, avertit George Steiner dans Passions impunies, du véhicule latin, de ce sous-entendu latin, avec lequel elles n’ont cessé d’entretenir des « négociations ininterrompues ».

Nous avançons dans « Faisons un rêve (10) » quelques propositions pour ouvrir à l’enseignement du latin un champ neuf. Il faut faire de cette langue du sens, qui s’offre aussi le luxe d’être une langue poétique, une langue serve au service de toutes les disciplines de la mémoire et du langage ; il ne doit surtout pas rester l’apanage obsidional des « lettres classiques » ; à un moment de surcroît où les études littéraires ouvrent leurs débouchés, n’ont plus seulement pour finalité de former des professeurs de lettres classiques ou de lettres modernes. Nous en appelons à la création d’une nouvelle discipline, que nous appelons le français raisonné, intégrant le latin, qui assurerait à tous les moments de la formation, collège et lycée, l’enseignement de l’histoire de la langue française, incluant donc sa langue ancienne, le latin, dans toutes les strates de son évolution, avec les grandes oeuvres littéraires afférentes. Une discipline qui afficherait une lisibilité épistémologique aussi claire et ambitieuse que possible. Voilà ce dont aurait besoin un enseignement du français encore menacé de dérives technicistes qui vérifient la mise en garde de Jacques Lacan : « Le rituel technique s’accroît à mesure de la dégradation des objectifs »…

C’est dans une refonte de tout le champ disciplinaire que le latin doit retrouver un statut qui lui assure enfin et pour toujours son rôle essentiel de savoir mémoriel et continuateur. Qu’on réfléchisse un instant à l’incongruité d’adjoindre à la filière littéraire du secondaire, comme il semble que ce soit la tendance, des disciplines dites « nouvelles », cinéma, images, théâtre, nouvelles technologies, droit et société ; comme si des professeurs, formés avec ambition, n’étaient pas à même d’intégrer dans leur enseignement ces champs du savoir ; comme si François Truffaut, Éric Rohmer, Patrice Chéreau, Olivier Py, avaient eu besoin de passer, dès le secondaire, dans des filières spécialisées pour aimer faire du cinéma ou du théâtre, eux qui se souviennent d’abord avoir lu avec passion les textes littéraires avec le crayon à la main pour seul outil technique ! Dans tous les cas, on ne pourra indéfiniment offrir deux ou trois heures d’option à chaque savoir nouveau qui se présentera : il faudra bien intégrer et fondre les disciplines et on nous accordera que le latin ne saurait être qualifié, sans humour, de savoir nouveau !

Nous le redisons avec force : il faut repenser la place et l’enseignement du latin dans l’École républicaine, lui assurer les conditions d’une transmission dynamique et démocratique, trouver les moyens raisonnables de mettre fin à une optionnalisation qui aura été la porte ouverte à toutes les dérives : le latin n’est pas une discipline optionnelle parce qu’on ne choisit pas le latin, ou plutôt on n’a pas le choix, c’est le latin qui s’impose, qui nous saisit, comme on dit dans le langage du droit – autre héritage – que « le mort saisit le vif ». Quant aux allergiques invétérés, souvent mus par ce que j’aurais envie d’appeler une pathologie du réflexe démocratique, ou ceux qu’un enseignement ingrat de cette langue ont mis en délicatesse avec le latin, je les invite à lire la toute dernière et magnifique méditation de Valère Novarina sur la langue – Une langue inconnue – où il évoque son rapport à « l’ombre du latin » : « le latin difficile – où j’ai été cancre onze ans durant, mais sans lequel jamais je ne pourrais retrouver ni le sens, ni le fil du français et où il va : comme un menuisier qui travaillerait toujours de travers s’il ne savait tactilement ou par toucher mental le sens du bois ».

CÉCILIA SUZZONI

(1) Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit (dir.), Sans le latin…, Mille et une nuits, avril 2012.

(2) Yves Bonnefoy, « Le latin, la démocratie, la poésie », postface de Sans le latin…, op. cit., p. 393.

(3) Cécilia Suzzoni, « Quand le mort saisit le vif », dans Enseigner les Humanités, Éditions Kimé, 2010, p. 160.

(4) François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard 2008.

(5) Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 24.

(6) On se souvient du combat courageux mené par l’helléniste Nicole Loraux il y a quelques années contre les tentatives du Front national pour annexer à sa cause les enjeux de la démocratie athénienne.

(7) Yves Bonnefoy, « Le latin, la démocratie, la poésie », postface de Sans le latin…, op. cit., p. 392.

(8) Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, L’Avenir des langues. Repenser les Humanités, Passages, 2004, p. 220.

(9) On est heureux, bien que légèrement surpris, de lire sous la plume de Philippe Sollers, dans un récent numéro de sa revue L’Infini, une déclaration d’amour à la langue française en forme d’ode au latin et au grec : « Ah, s’il y avait une langue française encore capable de se souvenir du latin et du grec ! […]. La possibilité nouvelle de la langue française implique de revoir en priorité ce qu’elle doit au latin et au grec. À défaut, le français ne peut s’ouvrir qu’à sa néantisation », dans « Destin du français », L’Infini, automne 2011, n° 116, p. 52.

(10) Sans le latin…, op. cit., p. 396.