J.-L. Halperin, Droit romain et droit contemporain

La conférence de Jean- Louis Halperin, Droit romain, droit contemporain, s'est déroulée, selon les mots maintenant habituels, dans une salle des conférences bien remplie. Nous avons, évidemment, regretté l'absence de Jean -Michel Blanquer, retenu au Ministère, car, très certainement , son point de vue de juriste féru de droit romain aurait apporté un contrepoids nécessaire et intéressant aux thèses de notre conférencier, résolument partisan d'un droit moderne dont il a eu surtout à cœur de montrer qu'il était en rupture avec le droit romain. La discussion qui a suivi, malheureusement écourtée faute de temps, a permis de lancer quelques pistes, concernant la toujours vive présence de la tradition du droit romain, face à la Common law. Nous reviendrons dans tous les cas sur ces enjeux dans un prochain cycle de conférences, à l'occasion en particulier de la venue de Mireille Delmas-Marty.

Cécilia Suzzoni

*

N’étant pas romaniste, je devrais avoir quelques scrupules à traiter cette question. Au-delà d’un itinéraire personnel (je suis venu à l’histoire du droit par un intérêt de khâgneux pour le droit romain qui me paraissait combiner mes goûts pour l’histoire, les institutions et le latin), je crois, après presque trente ans d’expérience professionnelle, que l’union des romanistes et des historiens du droit (« français », dans la conception originelle qui est celle du sectionnement de l’agrégation de droit en 1896) dans le même corps d’enseignants des facultés de droit est porteuse de sens scientifique. Alors même que les romanistes représentent aujourd’hui une toute petite fraction (une dizaine de collègues pour les vrais spécialistes qui consacrent l’essentiel de leurs recherches au droit antique) du corps des historiens du droit (environ 300 professeurs et maîtres de conférences), les fruits de cette union restent nombreux : pour les romanistes, dont la science a été définitivement « historicisée » et coupée de tout lien avec la doctrine civiliste (ce qui a été moins le cas en Allemagne et en Italie) et pour les historiens du droit, dont une connaissance au moins minimale du droit romain (les amenant souvent à faire cours sur cette matière au cours de leur carrière) constitue un enrichissement de leur perspective sur l’évolution des systèmes juridiques à travers les siècles.

N’attendez pas pour autant de moi une exaltation de la continuité qui voudrait relier le droit français, celui du passé plus ou moins proche (ce que la doctrine a appelé « droit français » à partir du XVIe siècle, puis le droit national issu de la Révolution française et de la codification napoléonienne) ou celui du présent, à ses prétendues « racines » romaines, ni une perspective de type néo-pandectiste (comme il s’en trouve en Allemagne) qui chercherait à trouver, à travers le droit européen et les droits dit civilistes de l’ensemble du monde, des traces indubitables de la survie du droit romain aujourd’hui. Ayant travaillé sur la notion de « rupture » en droit _ sous la Révolution française, bien sûr, mais aussi dans la codification napoléonienne _, je pense au contraire que le droit français de l’ère contemporaine s’est profondément écarté du modèle de l’ancien droit (tout en utilisant des matériaux du droit coutumier comme du droit romain). De même l’étude comparée des droits depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui me paraît mettre en valeur de nouvelles configurations du champ juridique qui n’ont rien à voir avec le droit romain. Les pays de droit civil _ dont l’opposition avec les pays de common law est aujourd’hui dépassée (dans la mesure où la carte des anciens empires coloniaux ne peut déterminer à elle seule la diversité des systèmes juridiques un demi-siècle après la fin de la colonisation) _ se singularisent principalement par la codification ou la recherche d’une systématisation du droit telles qu’elles ont été conçues au XIXe et au XXe siècles, déjà très loin des exemples romains.

Pour apprécier la portée de l’étude du droit romain, il faut, à notre avis, faire le deuil de l’idée d’une influence persistante d’un système juridique bâti il y a plus de deux millénaires, dont la connaissance a été certes revigorée par la renaissance bolognaise à partir de la fin du XIe siècle, mais qui s’est aussi perdue ou pour le moins amenuisée, pour une grande part depuis les Temps modernes. Reconnaître que le droit romain de l’Antiquité est mort sinon depuis la chute de l’Empire en Occident, du moins depuis les codifications de Justinien qui, au VIe siècle à Byzance, ont en quelque sorte momifié la jurisprudence romaine à travers le Digeste. Accepter que ce sauvetage miraculeux du droit romain, après sa redécouverte dans tout l’Occident (y compris, pour une part, dans les îles britanniques, le modèle législatif romain étant très certainement un exemple pour la législation d’Henri II qui a créé les bases du common law en Angleterre), a d’abord donné naissance à un autre droit, romanisé bien sûr, fondé sur l’interprétation des textes romains, mais œuvre des glossateurs du Moyen Âge et de leurs successeurs jusqu’à l’École du droit naturel moderne _, un droit nouveau que l’on qualifie souvent (et un peu vite) de jus commune qui, après s’être répandu sur l’Europe, l’Amérique du Sud ou une partie de l’Asie (Sri Lanka en conserve des traces dans son ordre juridique à travers les règles de la propriété inspirées du droit romano-hollandais des XVIIe et XVIIIe siècle), a vu son empire se rétracter à quelques matières de droit privé et à des îlots pouvant être considérés, à l’instar de la république de Saint-Marin, comme des roches témoins d’un âge géologique ailleurs englouti.

Sachons, d’abord, voir combien le droit positif d’aujourd’hui, en France, dans les grandes démocraties constitutionnelles des cinq continents et finalement dans tous les ordres juridiques étatisés, est éloigné du droit romain. D’abord, parce que ces droits contemporains sont ceux d’États modernes qui ont peu de chose à voir, en tant que structures juridico-politiques, avec la cité antique ou avec l’empire. Si l’on tient compte de la structure ouvertement fédérative de certains de ces États contemporains (et non des moindres dans la géopolitique actuelle), de la force normative de certains regroupements régionaux comme l’Union européenne (ou même le Conseil de l’Europe avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) et des progrès incontestables du droit international, les cadres juridiques dans lesquels nous vivons sont impensables avec les outils légués par le droit romain.

Tout le mouvement constitutionnaliste _ le premier âge du constitutionnalisme moderne avec les révolutions américaine et française, le second âge après la Seconde Guerre mondiale et l’expansion du modèle kelsénien de justice constitutionnelle, le troisième âge que nous vivons peut-être depuis les années 1990, la chute du bloc soviétique, la démocratisation de nombreux régimes politiques, la rédaction de textes constitutionnels au moins partiels y compris en Israël ou au Royaume-Uni _ est complètement déconnecté de l’héritage romain. Si l’on peut, comme le faisait Mommsen (on le lui a assez reproché en l’accusant d’être lui-même l’auteur d’une prétendue constitution romaine), utiliser pour Rome le terme « constitution » au sens de régime politique (la politeia des Grecs que nous trouvons dans la traduction française de « La constitution d’Athènes » d’Aristote), voire au sens matériel de règles présidant à la production des lois (ces règles se trouvaient pour partie dans la législation républicaine, par exemple dans la disposition des XII Tables sur la compétence législative des comices et sous l’Empire dans la lex de imperio conférant ses pouvoirs à chaque nouvel empereur au moins jusqu’à Vespasien), il n’y a rien qui corresponde à Rome à la « constitution formelle » des juristes, c’est-à-dire (selon la distinction faite par Kelsen) à une hiérarchie des lois constitutionnelles et des lois ordinaires, les premières étant le fruit de procédures particulières d’adoption et de révision.

Rien en droit romain qui préfigure en quoi que ce soit tous les mécanismes constitutionnels modernes de séparation des pouvoirs, dans les régimes présidentiels ou dans les régimes parlementaires. Rien sur le régime représentatif, les élections des parlementaires, le fonctionnement des assemblées, puisque les Romains ont hésité à établir un régime de représentation parfaite en droit privé (sur la base du mandat), sont restés aux balbutiements de la réflexion sur les « personnes morales » (à propos des collèges professionnels) et n’ont connu que des comices, des magistrats et un Sénat, autant d’institutions étrangères au système représentatif moderne qui puise ses sources dans les pratiques médiévales, notamment celles de l’Église.

Que dire du contrôle de constitutionnalité qui joue aujourd’hui un rôle si important dans beaucoup de pays libres, au point d’obliger les juristes rigoureux à parler de « démocratie constitutionnelle » pour expliquer que la règle majoritaire ne s’impose plus dans tous les cas, qu’elle doit composer sous le contrôle de juges constitutionnels avec le respect de la constitution ? S’il a pu arriver, en Italie notamment ou de manière plus surprenante au Pakistan (à propos de l’état d’urgence et du principe salus populi suprema lex), que des bribes de droit romain soient invoquées dans le contentieux constitutionnel, n’y voyons que des résidus culturels d’un droit romain retravaillé depuis des siècles, instrumentalisé et souvent réinterprété abusivement dans des démarches plus que contestables.

Le succès du contrôle de constitutionnalité, ce que beaucoup d’analystes appellent la « constitutionnalisation » du droit à travers le « rayonnement » des règles constitutionnelles sur l’ensemble de l’ordre juridique (y compris dans des matières de droit privé ou dans des rapports « horizontaux » entre individus) est lié indubitablement au caractère désormais positif des « droits de l’homme ». Or les droits de l’homme, dont les historiens et philosophes du droit ont cherché à faire la généalogie en relevant le rôle de la théologie et du droit canonique, de l’exaltation des droits subjectifs de la personne par l’École de droit naturel moderne et bien sûr du mouvement des Lumières, sont eux aussi fondamentalement étrangers au droit romain. Faut-il rappeler que le droit romain est toujours resté esclavagiste (en dépit d’allusions, sans beaucoup d’effets, à la liberté naturelle de tous les êtres humains), qu’il a ignoré la notion de droit subjectif et n’a pas vraiment établi d’obstacles à la toute puissance des gouvernants, particulièrement sous le Dominat ? Parler de liberté d’expression, de liberté religieuse, de liberté d’association pour la Rome antique serait commettre le même anachronisme inutile (et erroné) que de voir dans le forum un lieu de discussion informelle entre tous les membres de la société. Si l’historien du droit peut (et même doit) utiliser des concepts modernes, dans le langage qui est celui de son temps, pour analyser des réalités anciennes qui n’étaient pas ainsi qualifiées de leur temps, encore faut-il que ces réalités évoquent sérieusement ce que nous mettons dans le concept moderne : on ne peut parler de liberté de la presse là où il n’y a pas de presse…

Tous les mécanismes par lesquels les règles du droit international, reconnues (par la ratification des traités) et incorporées (automatiquement du fait de cette ratification dans les pays monistes, avec le besoin d’une loi spécifique dans les pays dits dualistes) dans le droit national, sont utilisées par les juges, y compris dans certains cas pour écarter des lois nationales contraires (c’est le mécanisme connu en France sous le nom de contrôle de conventionnalité) sont à des années lumière du droit romain. Rien dans les textes de l’Antiquité ne pouvait autoriser un juge à écarter une loi romaine (ou une constitution impériale) au nom d’une norme (constitutionnelle ou internationale) supérieure. Tout au plus le Code Justinien évoque-t-il le cas du rescrit impérial (octroyant par surprise un privilège) contraire au jus, ce qui pourrait apparaître comme un début de préfiguration d’un contrôle des actes de l’administration, tel qu’il a pu être envisagé à partir du Moyen Âge et des Temps modernes. Une goutte de droit romain dans les origines du droit administratif français, plus généralement dans un océan de droit public qui a submergé (ou du moins supplanté en prééminence) un droit civil désormais réduit à être une branche du droit spécialisée et non plus le point focal du droit des citoyens.

Tous ces phénomènes de « publicisation » du droit, qui placent aujourd’hui la constitution de la Ve République et non plus le Code civil au centre ou au sommet de l’ordre juridique français, ont contribué à réduire la part des références juridiques romaines inaptes à qualifier ou expliquer des domaines inconcevables sous l’Antiquité. La publicisation du droit s’est accompagnée de plus de mouvements forts de « commercialisation » et de « socialisation » du droit que de nombreux civilistes ont d’ailleurs dénoncés entre les années 1880 et les années 1950, en y voyant un risque de mort pour ce vieux droit civil supposé d’empreinte romaine. Soyons là aussi réalistes _ les juristes ne le sont pas toujours et certains prétendent encore, jusqu’au Japon, pouvoir utiliser les concepts romains dans la vie contemporaine des affaires _ pour reconnaître que les sociétés commerciales modernes, les SARL ou les sociétés unipersonnelles comme les sociétés anonymes, les sociétés cotées en bourse avec tous les mécanismes du marché des actions, les opérations d’offre publique d’achat, de nationalisation ou de privatisation, les mécanismes de la corporate governance ou les stock options nous placent dans un univers totalement ignoré du droit romain. Ici aussi, il ne s’agit pas de diagnostiquer (ce qui est discutable et souvent tendancieux) une prétendue victoire des règles du common law sur celles des pays de droit civil, mais de constater que depuis la révolution industrielle ont été inventés de nouveaux instruments juridiques qui ne pouvaient s’appuyer sur les traditions du passé.

Il suffira, en quelques mots, d’évoquer autour du thème de la « socialisation du droit », ces pans entiers des ordres juridiques contemporains que sont le droit du travail (impensable dans une société esclavagiste), la protection sociale, le droit du logement, le droit de l’environnement ou le droit des consommateurs, pour revenir à ce constat d’une prédominance de règles sans rapport quelconque avec le droit romain. Quant au « vieux » droit civil, s’il utilise encore le vocabulaire et certaines notions (pas toutes, loin de là) du droit romain des personnes, des biens et des obligations (une tripartition que nous utilisons encore dans l’enseignement mais qui ne correspond pas à des frontières étanches entre trois branches séparées du droit civil), il s’est lui aussi écarté des modèles romains : nous nous contenterons de citer l’égalité entre hommes et femmes dans le couple, le régime des propriétés intellectuelles ou la responsabilité du fait des choses comme exemples, parmi d’autres, de ces grands blocs de l’édifice qui n’ont rien conservé de romain.

Il faut enfin ajouter à ce tableau d’un droit « de moins en moins civil » que le Code civil lui-même avait écarté bon nombre de règles d’origine romaine encore en usage dans l’ancien droit (comme celles relatives au transfert de propriété) et consacré une novation radicale de notions romaines retravaillées depuis le Moyen Âge et les Temps modernes (comme celle de la responsabilité pour faute qui avait été érigée en clause générale par les juristes des XVIIe et XVIIIe siècle et non par les Romains). Les historiens du droit savent bien qu’il ne faut pas confondre le droit romain de l’Antiquité et les productions de la doctrine romaniste du Moyen Âge et des Temps modernes (parfois même de l’ère contemporaine, comme dans le cas du Pandectisme en Allemagne) qui ont transformé les notions romaines au point de leur faire dire parfois le contraire de ce qu’elles pouvaient dire.

Il ne s’agit pas de contester l’immense portée de ce travail doctrinal en Occident, d’abord au sein de l’Église pour construire et développer le droit canon sur le modèle du droit romain _ « l’autre Bible de l’Occident » selon le titre du dernier livre de Pierre Legendre (Fayard, 2009) _ puis à partir de Bologne et des différentes universités d’Europe pour élaborer une science des légistes qui proposaient (et souvent réussissaient à imposer) les modèles romains aux cités italiennes, aux royaumes et aux juges du Saint-Empire (c’est le phénomène de « réception » du droit en Allemagne consacré par la création en 1495 du Reichskammergericht). L’emprise de ce cette immense construction (plus de 96 000 annotations sur le corpus justinien dans la Glose d’Accurse au XIIIe siècle) fut immense, mais elle ne fut jamais totale (les gouvernants pouvaient choisir d’emprunter plus ou moins aux romanistes, comme le prouve l’exemple de l’Angleterre qui s’est séparée la première de ce tronc commun en bâtissant le common law) et surtout elle a connu, avec la construction des États modernes et le recul du latin, une phase de reflux qui s’est achevée au XIXe et au XXe siècle par un processus encore plus destructeur d’oubli.

La phase de reflux est bien connue, particulièrement pour la France : elle débute (et franchit des étapes déjà considérables) au XVIe siècle avec l’imposition du français comme langue judiciaire nationale (ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539), la publication d’un nombre croissant d’ouvrages de droit en langue vulgaire, la rédaction officielle des coutumes dans le Nord et le Centre de la France, les critiques nationalistes adressées (dans le sillage de la critique historique des humanistes) au droit romain, droit despotique et étranger (des critiques reprises, sans grande originalité, par les philosophes des Lumières). L’avènement du droit français, construit par la doctrine et porté par la monarchie dans un royaume encore marqué par le pluralisme juridique (avec les pays méridionaux de « droit écrit » qui appliquent ces règles romanisées élaborées au Moyen Âge), signifie inévitablement la défaite à terme du droit romain, une défaite consacrée par l’unité révolutionnaire et la codification (comme en Prusse ou en Autriche, réaliser un code des lois équivaut à abroger les règles d’origine romaine). Dans les sculptures réalisées sous le Second Empire pour entourer le tombeau de Napoléon aux Invalides, le phénomène a été bien vu : le bienfait de la promulgation du Code par l’empereur (qui donne les mêmes lois à tous) s’accompagne du geste d’une figure féminine qui déchire les recueils de droit coutumier et de droit romain.

Ce qui est souvent moins dit, ce qu’on voit en étudiant l’enseignement du droit en France au XIXe siècle et l’évolution des productions doctrinales, c’est le recul culturel du latin parmi les juristes et avec lui l’oubli aussi bien de la tradition romaniste que du droit romain lui-même. L’enseignement recréé dans les écoles du droit en 1804 se donne en français (alors qu’il était en latin, sauf pour les professeurs de droit français, sous l’Ancien Régime). Il y a bien, jusque dans les années 1880, pour tous les étudiants de licence l’obligation de rédiger une thèse en latin, sur un sujet de droit romain. Mais ces thèses (qui ne sont qu’une partie des examens de licence) ne font que quelques pages d’assez mauvais latin (y compris quand elles sont rédigées par des étudiants qui deviennent ensuite professeurs). De 1853 à 1895, une des deux dissertations de doctorat doit porter obligatoirement sur un sujet de droit romain, mais il est traité en français. On a tout lieu de supposer que le niveau de latin, déjà assez bas dans les facultés du XVIIIe siècle, a fortement décliné avec la coupure révolutionnaire. Les romanistes du début du XIXe siècle se plaignent déjà que leurs étudiants ne comprennent plus rien aux phrases et expressions latines. Maintenu comme critère de sélection, le latin cesse d’être lu correctement et cela signifie (selon un mouvement probablement amorcé au XVIIIe siècle) que toute la littérature en latin du Moyen Âge et des Temps modernes cesse d’être utilisée.

Tout en proclamant la complémentarité entre l’enseignement du Code Napoléon et celui des Institutes de Justinien (voire des Pandectes), les civilistes français du XIXe siècle (qui dominaient en nombre le petit groupe des professeurs tous formés de la même manière pour la préparation des concours de chaire, puis après 1855, de l’agrégation unique) ne lisaient plus les glossateurs, Bartole, Balde, Dumoulin ou Cujas. Même la connaissance des Institutes de Justinien (longtemps préférée à celle des Institutes de Gaius, alors que la science allemande profitait de cette découverte de Niebuhr pour renouveler l’étude du droit romain) et du Digeste devait être bien superficielle, si l’on se fie aux thèses de licence et de doctorat. Sans être une totale déculturation, ce phénomène conduisit à une « déromanisation » des juristes, qu’ils soient enseignants ou praticiens.

De ce point de vue, le sectionnement de l’agrégation en 1896 qui rattache le droit romain à l’histoire du droit est l’aboutissement logique d’un mouvement qui réserve la connaissance approfondie de l’histoire (y compris celle du droit romain) aux seuls spécialistes d’histoire du droit. Si les romanistes ont conservé encore, grâce à la réforme de 1922, des cours de licence (en première et deuxième année), jusqu’en 1954, l’oubli a fait une grande partie de son chemin au XIXe siècle avant même le déclin du latin dans les études secondaires. 1896 est aussi la date de la première édition du Manuel élémentaire de droit romain de Paul-Frédéric Girard qui donne, enfin, à la romanistique français un ouvrage scientifique tenant compte des avancées de la science allemande. Il faut bien se rendre à une évidence, qui ne doit rien à un exclusivisme corporatiste : seuls des spécialistes de l’histoire, dont font partie ces nouveaux romanistes liés aux historiens du droit, connaissent le droit romain. Les juristes, qui entendent seulement prononcer quelques adages latins (souvent d’époque médiévale et moderne plutôt que romains) et suivent éventuellement des cours facultatifs d’histoire du droit, ne savent plus rien d’un droit ancien privé de toute portée positive.

Est-ce à dire que l’étude du droit romain est dépourvue de toute utilité ? Vous vous doutez de la réponse, en sachant que la connaissance de la vérité ou plus simplement la recherche rigoureuse de la compréhension du passé se suffisent à elles mêmes. J’irai plus loin, en plaidant pour la centralité de l’étude du droit romain dans l’histoire du droit et même dans l’analyse scientifique du droit. Tout ce que nous avons dit sur le déclin, à nos yeux irrémédiable, de l’influence du droit romain au XIXe et au XXe siècle n’enlève rien à son extraordinaire rayonnement dans les siècles antérieurs et notamment aux effets considérables pour l’Occident et pour tous les continents (à travers la colonisation) de la « révolution bolognaise », la redécouverte et l’étude des compilations de Justinien à Bologne à la fin du XIe siècle suivies de tous les phénomènes de réception et de transplantation du droit romain. De la même façon que le droit chinois contemporain ne doit plus rien aux règles législatives du premier empereur Qin (Shi Huangdi au IIIe siècle avant J.-C.), sinon que le droit a commencé en Chine entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère dans cette principauté Qin vouée à établir l’unité impériale, le fait que nous ne « suivions » plus le droit romain n’enlève rien à l’incontestable « invention du droit en Occident » par les Romains (pour reprendre le titre du mâitre-livre d’Aldo Schiavone traduit en français en 2009, Jus. L’invention du droit en Occident, Belin). Dans l’histoire juridique, le discours juridique romain reste essentiel à comprendre et à interpréter.

Dans cette perspective d’une compréhension (au sens wébérien) de l’histoire du droit, il me paraît important de rappeler la conviction largement partagée par les romanistes français de ces dernières décennies, André Magdelain (dont j’ai admiré comme tous ses étudiants l’enseignement si vivifiant), Yan Thomas (notre collègue disparu en 2008 qui a profondément renouvelé l’approche de nombreux sujets) et notre éminent collègue Michel Humbert. Cette conviction, à mi chemin pourrait-on dire entre le respect de la tradition et l’hypercritique, accorde généralement plus de crédit aux textes juridiques qui nous été transmis depuis l’Antiquité (pour l’essentiel par la compilation de Justinien, mais aussi par la littérature, notamment par Cicéron) qu’à l’annalistique romaine (Tite-Live, Suétone, Tacite et les auteurs disparus dont ils se sont inspirés). Il ne s’agit pas de dire que les historiens mentent (souvent) et que les juristes disent (presque toujours) la vérité. Mais il faut distinguer les grandes marges de falsification dont pouvaient disposer les historiens latins (agissant individuellement ou de manière concertée pour enjoliver la « fable des origines » de la cité) et les obstacles qu’auraient rencontrés les auteurs de manipulations des règles juridiques pour faire admettre comme authentique (devant les tribunaux et aux yeux de leurs contemporains) un texte entièrement forgé. Les romanistes nous paraissent donner des arguments aux thèses positivistes qui voient une grande différence entre les discours narratifs (ou historiques) et les discours juridiques. Dans la mesure où ces derniers ont eu « force de loi », ils sont davantage en prise avec la « réalité » sociale. Si les textes de droit (les énoncés de règles) sont eux aussi des constructions de l’esprit humain (recourant à des types particuliers d’artefacts que nous appelons les « fictions juridiques »), leur autorité même suppose, dans les divers moments de leur édiction et de leur application, un accord minimal (notamment entre les autorités qui imposent ces règles) sur leur sens et leur « validité ». Ainsi, nous avons de bonnes raisons de croire dans l’authenticité de la loi des XII Tables remontant au milieu du Ve siècle avant J.-C. en présence (faute d’inscription) de 147 références au Digeste et de presque 300 en dehors du Digeste portant sur tel ou tel des 146 versets de la loi (selon l’immense majorité des romanistes aujourd’hui). Cela signifie que nous pouvons continuer à travailler, avec nos questionnements contemporains, sur l’interprétation juridique de ces textes et aussi qu’ils ont beaucoup à nous dire de la société et de la culture romaines à travers les âges.

Nous voudrions prendre deux exemples _ que nous connaissons moins mal que d’autres _ de ce travail historique sur les textes de droit romain qui continue aujourd’hui à être d’une grande portée heuristique pour les juristes comme pour les historiens. Nous avons évoqué la loi des XII Tables et son rôle déterminant (« premier » selon certains, plutôt principiel selon d’autres) dans l’invention du droit à Rome. Pour un juriste positiviste, les XII Tables sont un magnifique exemple du passage du pré-droit, avec ce que le théoricien anglais Hart (The Concept of Law, 1961) appelait des règles « primaires » de comportement, à un système juridique caractérisé par l’union de ces règles primaires et des trois règles secondaires identifiées par Hart : la règle de reconnaissance, la règle de changement et la règle d’adjudication. La lex (un texte écrit et lu, selon l’étymologie défendue par André Magdelain) dit, par son contenu même, ce que la cité reconnaît désormais comme jus (un terme qui évoque plutôt la force performative du rite qui commande, jussum), comment ce droit peut être changé (par un vote d’une autre loi par les comices centuriates) et comment il doit être appliqué en justice, par le moyen des actions nommées par la loi (ce qu’on appelle la « procédure des actions de la loi »). Qui plus est, cinq ans après la loi des XII Tables, la lex Canuleia abrogeant en 445 la disposition qui interdisait les mariages entre plébéiens et patriciens paraît fournir l’exemple idéal d’une mise en œuvre de la règle de changement. L’ouverture du droit romain au changement _ à tempérer avec le respect du mos majorum et la révérence à l’égard du jus vetus _ semble contraster nettement avec les hésitations des Athéniens des Ve et IVe siècles avant J.-C. à changer leurs lois (et l’institution des nomothètes qui a fonctionné, après la Guerre du Péloponnèse pour donner un caractère juridictionnel à cette procédure d’arbitrage des conflits entre lois anciennes et lois nouvelles).

Tout est-il pourtant si clair sur les origines de la conception moderne de la loi et du jugement ? Ne s’agit-il pas d’une « obscure clarté qui tombe des étoiles » ? Quelques considérations sur la loi, puis sur le jugement en droit romain, montrent en quoi ce droit, aujourd’hui si étrange(r) pour nous, peut entretenir la réflexion juridique. Dans la loi des XII Tables, nous avons fait allusion à une disposition classée dans les publications modernes à l’intérieur de la douzième table : « ut quodcumque postremum populus iussisset id jus ratumque esset ». Cette règle paraît établir la compétence des comices centuriates (le seul organe réunissant tout le populus avec un pouvoir législatif) pour modifier le jus par une nouvelle loi l’emportant (postremum) sur l’ancienne. Les juristes auront reconnu le principe familier qui veut que la loi postérieure déroge à la loi antérieure, principe qui semble indispensable au fonctionnement d’une hiérarchie dynamique des normes, dans laquelle une norme est valide parce qu’elle a été « énoncée de la manière prescrite par une norme supérieure ».

Les problèmes sont pourtant nombreux concernant cette règle en droit romain avec des conséquences considérables sur l’ordonnancement des normes et l’évolution à travers les siècles de ce système juridique. Tout d’abord, le rattachement du principe « ut quodcumque postremum populus iussisset id jus ratumque esset » aux XII Tables n’est attesté que par Tite-Live (VII, 17, 12 et IX, 34, 6-7 à propos de deux épisodes des luttes entre patriciens et plébéiens au IVe siècle avant J.-C.). Certains romanistes en concluent à la falsification, au moins sur la datation de cette règle au Ve siècle avant J.-C., comme à l’invraisemblance d’un contenu de droit public dans les XII Tables (cela touche aussi deux autres dispositions sur la compétence comitiale en matière de peine de mort et l’interdiction des lois comportant un privilège mentionnées uniquement par Cicéron et Tite-Live). On peut leur répondre que l’on ne comprendrait pas l’histoire de toute la législation républicaine _ celle des premiers siècles qui a ouvert les magistratures aux plébéiens en abolissant les anciennes prohibitions et celle des deux derniers siècles qui a voulu réformer les institutions et la société, par exemple sous les Gracques _ sans l’existence d’une telle règle (quasi constitutionnelle) de changement, donnant pleine force à la loi nouvelle abrogeant la loi antérieure.

Il faut bien reconnaître que le droit romain s’est développé, sous la République et encore sous l’Empire, dans le respect de la loi des XII Tables (dont certaines dispositions n’ont été abrogées que sous Justinien) et plutôt par une juxtaposition « horizontale » (sans hiérarchie entre des textes portant sur des domaines différents et devant en quelque sorte coexister au même niveau) de différentes sources : les lois (très peu nombreuses en droit privé à l’époque républicaine après les XII Tables) ou plébiscites, les sénatus-consultes, l’édit du préteur (et toute le droit « prétorien » ou honoraire qui en découle) et les responsa des Prudents (si l’on admet comme Gaius qu’ils avaient « force de loi » pour les juristes ayant obtenu le privilège du jus publice repondendi). Si l’on en croit Cicéron (Topica, 5, 28), le jus civile aurait été constitué « legibus, senatus consultis, rebus judicatis, uris peritorum auctoritate, edictis magistratum, more, aequitate », autant d’éléments parmi lesquels on ne voit pas nettement une hiérarchie des sources ou un principe d’autorité lié à la chronologie des textes. Même avec le développement de la législation impériale, il faut attendre le IIIe siècle de notre ère pour que ce principe, selon lequel les leges posteriores l’emportent sur les précédentes soit exprimé clairement dans un texte (en grec) du juriste Modestin, repris (mais de manière un peu isolée) au Digeste (1, 4, 4). Là encore on pourra dire que l’essor quantitatif des constitutions impériales à partir du IIe siècle n’aurait aucun sens sans la reconnaissance implicite de cette supériorité des lois postérieures. Il faut bien convenir que les Romains n’en ont eu pleinement conscience qu’à partir de l’époque des Sévères (ce qui n’est pas surprenant pour cette dernière époque des « grands juristes » au service de l’empereur) et plus encore des entreprises de codification de la législation impériale qui commencent à la fin du IIIe siècle (avec les codes grégorien et hermogénien) pour aboutir dans les deux siècles suivant au Code Théodosien et au Code Justinien : la mise en ordre des lois impériales repose alors de manière incontestable sur le maintien en vigueur des seuls textes qui n’ont pas été abrogés ou remplacés par des constitutions postérieures.

À cette première différence entre le système juridique romain et nos ordres juridiques contemporains en matière de hiérarchie dynamique des Romains s’ajoute, de manière qui paraît encore plus flagrante, l’absence de hiérarchie statique qui permettrait de subsumer des normes inférieures sous des normes supérieures (le contenu des premières étant « conforme » à celui des secondes). Michel Troper (Pour une théorie juridique de l’État, 1994, p. 194) en concluait avec une rigueur intrigante pour les historiens du droit qu’une définition positiviste d’un ordre juridique (identifié comme chez Kelsen à l’État) comme étant à la fois statique et dynamique devrait conduire à l’exclusion du droit romain (en tant qu’ordre juridique étatique). Sans revenir sur toute la discussion relative à l’existence ou non d’un État à Rome (une discussion particulièrement enrichie par les travaux de Claude Nicolet), nous pensons que l’étude des textes de droit romain peut fournir quelques arguments en réponse à Michel Troper. S’il n’y a jamais eu de constitution romaine, au sens d’un texte écrit homogène sur les pouvoirs ou d’une distinction entre lois constitutionnelles et lois ordinaires, il existe bien (depuis les XII Tables et sous l’Empire avec la lex de Imperio qui, au moins jusqu’à Vespasien, accordait formellement ses pouvoirs à tout nouvel empereur) à Rome une constitution « matérielle » qui fixe les règles (différentes sous la République, sous le Principat puis sous le Dominat) de « production » des lois. Bien plus, il nous paraît possible d’interpréter certains textes comme supposant une hiérarchie statique des normes en droit romain. Il s’agit d’abord des édits des magistrats et spécialement de l’édit du préteur : ces édits ne résultaient-ils pas de l’investiture des magistrats dotés d’imperium (la lex de Imperio votée par les comices curiates sous la République) et ne devaient-ils pas respecter un minimum de conformité avec les lois (notamment avec la loi des XII Tables), le développement du droit prétorien se faisant le plus souvent praeter legem et non contra legem ? La question mérite aussi d’être posée pour les lois municipales que nous connaissons par des inscriptions, par exemple la table d’Héraclée pour l’Italie républicaine, ou lois de Salpensa, Malacca et d’Irni pour l’Espagne sous l’Empire. Toutes ces lois municipales sont, en effet, ce qu’on appelle des leges datae, imposées aux populations concernées (et non votées comme les leges rogatae) en vertu d’une autorisation comitiale, sénatoriale ou impériale (dérivant de l’imperium). Ces lois attestent, par ailleurs, le maintien de règles locales de droit (plus nombreuses dans les cités de droit latin que dans les municipes italiens) qui ne devaient pas être contraires au droit romain (en voie de généralisation dans ces structures municipales). Un tel maintien des droits locaux, prouvé aussi par la Table de Banasa (en 168 de notre ère, accordant la citoyenneté romaine à un pérégrin en sauvegardant ses coutumes indigènes), est interprété aujourd’hui par de nombreux romanistes comme la manifestation d’un pluralisme juridique organisé à l’intérieur de l’Empire qui supposait une sorte d’ordre public romain au-dessus des droits locaux : n’est-ce pas l’indice d’une hiérarchie statique des normes ?

Sans vouloir clore ce débat, il nous semble exemplaire à la fois de la distance qui sépare le droit romain de nos ordres juridiques contemporains et du fait que le droit romain (du moins, à certains moments de sa longue histoire) a présenté des caractères que la théorie du droit contemporaine reconnaît précisément aux seuls ordres juridiques hiérarchisés (et capables de proposer des solutions pour d’éventuels conflits de normes). La notion de « jugement » (judicium ou res judicata) nous paraît de même unir des éléments très étrangers à nos conceptions modernes et des bases d’analyse qui ne rendent pas anachroniques tous les concepts utilisés aujourd’hui en ce domaine. L’histoire de la procédure romaine s’ordonne traditionnellement en trois époques, celle des « actions de la loi », de la « procédure formulaire » et enfin de la procédure « extraordinaire » ou cognitio. Les deux premières périodes ont en commun des caractéristiques pour nous étonnantes : le demandeur doit trouver seul (sans aide de la cité et de la force publique) les moyens d’attraire le défendeur en justice et le litige entre les deux parties (une fois qu’elle ont présenté, en personne, leurs prétentions devant le magistrat en charge d’organiser les procès, le préteur à partir de 367 avant J.-C.) est renvoyé à un judex unus, simple particulier qui rend une sententia. Tout cela semble très loin de notre justice publique (dont les règles sur la comparution forcée du défendeur et l’unité du procès apparaissent dans la procédure extraordinaire) et plus proche de formes de justice privée ou arbitrale. Certains historiens n’ont pas manqué de relever les effets de l’inégalité sociale qui devaient empêcher un personnage puissant d’être cité en justice par un demandeur plus faible (J. M. Kelly, Roman Litigation, 1966).

Un des textes les plus connus de Gaius, celui qui décrit (à des siècles de distance) la procédure de la revendication d’une res, le sacramentum in rem qui remonterait aux XII Tables et à la procédure des actions de la loi, avec l’exemple donné d’un litige portant sur la propriété d’un esclave (disputé entre les deux plaideurs qui affirment leur maîtrise sur cette « homme-chose » en lui imposant la festuca et en déclarant « meum esse hominem »), a de quoi plonger les historiens dans des abîmes de perplexité. Nous ne pensons pas seulement au pari que représente le sacramentum par lequel chacune des deux parties s’engage sous serment au cas où elle perdrait à payer à la cité le prix (d’abord en têtes de bétail, puis en as) d’un sacrifice destiné à faire pardonner le parjure par les dieux. Il nous paraît tout aussi étonnant que dans la République des premiers siècles, deux plaideurs aient pu se disputer un esclave et venir devant un magistrat pour qu’il fasse trancher le conflit, ce qui suppose aussi que ni le demandeur, ni le défendeur n’était assuré d’une maîtrise complète de la chose (tout en ayant les moyens de produire l’esclave devant le magistrat, ce qui laisse entendre que cet esclave n’a pas été volé). Faut-il parler de transposition dans des temps plus anciens d’une situation plutôt liée aux conquêtes du IIe siècle et à l’extension du marché d’esclaves ? Parler d’une fiction à propos d’un conflit opposant quelqu’un qui a perdu (par faiblesse) la maîtrise d’un esclave et aurait la folie de contester la prise en main de cet esclave par un plus puissant ? Voir une contradiction entre l’absence de « droit subjectif » à Rome et cette action profondément individualiste où deux plaideurs prétendent avoir chacun l’appropriation de la même chose ?

Sans se prononcer sur la datation de cette procédure, nous avons ici aussi du mal à imaginer qu’il s’agisse d’une invention de Gaius. Il faut donc admettre que les Romains ont permis les procès entre propriétaires d’esclaves _ c’est à dire non seulement les membres de la nobilitas, mais aussi des possédants plus modestes _ et envisagé sérieusement l’hypothèse qu’un (plus) « petit » propriétaire puisse oser affronter un plus « gros » devant la justice pour demander que son droit soit reconnu, qu’il soit mis fin à l’injuria. En cela la procédure romaine a ouvert la voie, sans le dire, à la subjectivisation des droits et au renforcement de la propriété individuelle comme élément fort du système romain. En même temps, dans la procédure des actions de la loi, seul le déclenchement de l’action est saisi par le droit dans la première phase du procès dite in jure, alors que le règlement du litige (avec le recours probable à des preuves) n’est pas du toute encadré dans la deuxième phase apud judicem.

À travers ces restrictions formalistes mises à l’action en justice, l’histoire du procès romain laisse ainsi entendre que le recours au juge a pu avoir pendant longtemps un effet purement comminatoire, très loin de nos conceptions d’un égal accès des citoyens à la justice. La deuxième période de la procédure romaine, dite procédure « formulaire » car le préteur et les parties rédigent une formule à l’attention du juge, voit l’apparition (en matière pénale comme en matière civile) d’éléments de nature à rendre plus réalisable l’action en justice, notamment l’assistance des parties par un patronus faisant fonction d’avocat à partir du IIIe siècle avant Jésus-Christ (d’abord pour les provinciaux ayant le courage de dénoncer les abus des gouverneurs). Et il faut attendre l’Empire tardif, avec la procédure de la cognitio, pour que l’aide de la force publique soit accordée aux plaideurs (pour attraire le défendeur en justice et faire exécuter une condamnation civile) et pour que le juge (désormais agent public permanent) soit soumis au respect des lois. Ce long cheminement montre à quel point il ne faut pas se laisser abuser par les définitions idéologiques du début du Digeste qui font dériver le droit de l’exercice de la justice et laissent entendre que justice et droit ont toujours fait cause commune à Rome.

Ces deux exemples, seulement esquissés, de la loi et du jugement montrent à notre avis comment il est possible de poursuivre le travail historique sur le droit romain, en utilisant sans anachronisme certains concepts contemporains, avec cette portée heuristique liée à l’éventail des interprétations dont les textes de droit sont susceptibles selon l’analyse de Gadamer dans Vérité et Justice.

Dans le droit romain des biens (que j’ai enseigné pendant plusieurs années), il y a une définition du trésor par le jurisconsulte Paul comme « un ancien dépôt d’argent dont on perdu le souvenir en sorte qu’il n’a plus de propriétaire » (D. 41, 1, 31, 1). Le droit romain n’est –il pas lui-même un trésor de règles et de discours juridiques, dont nous avons perdu le souvenir dans notre droit positif, mais qui peut enrichir les historiens par la compréhension des multiples interprétations susceptibles d’être redécouvertes ? Et toute connaissance historique n’est-elle pas un « trésor pour toujours », qui a attiré des générations d’hommes et de femmes depuis Thucydide : ktéma es aei.