Recension de Sans le latin... dans Esprit

Article de Chantal Labre, paru dans la revue Esprit, juillet 2012

L’humour du titre, petit hommage à Brassens, est déjà un indice de l’originalité du plaidoyer ici mené en faveur de « la langue ancienne du français », qui est aussi un combat contre les détracteurs de l’enseignement du latin. On est très loin des habituels lieux communs sur le sujet. Car cette nouvelle défense et illustration d’une langue est faite dans le souci du présent et de l’avenir, et s’emploie à « déblayer » bien des « contentieux anachroniques ». On est séduit par une conception à la fois haute et ludique de la lutte. Hauteur de vue lisible dans les noms des participants à l’ouvrage, présents pour leur qualité, et non d’abord pour leur image médiatique : philosophes, poètes parmi les plus grands (Yves Bonnefoy, Michel Deguy), historiens, érudits qui ne bradent pas leur savoir et entendent aussi être lus par les spécialistes de leur discipline, même si leur clarté entend n’exclure personne. Ainsi l’interrogation sur « Le latin, langue philosophique ? » menée dans le double entretien de Vincent Descombes et Denis Kambouchner plonge dans l’histoire de l’écriture philosophique en latin. Jackie Pigeaud montre, à travers l’histoire de la médecine, que le latin assure la « traversée des savoirs ». Pierre Manent (« Rome comme problème philosophique »), lui, s’installe au coeur de notre présent politique en se demandant, en nous demandant : « Où vivons-nous ? », nous, gens du XXIe siècle. « L’opération romaine », dit-il – ce passage historique de la République romaine à l’Empire – permet de lire, d’une certaine manière, notre présent : Au-delà d’une certaine étendue, le jeu républicain ne peut plus ordonner la cité. Alors la cité bascule sous le pouvoir de l’un, ou le pouvoir anonyme … comme l’Europe aujourd’hui. L’Union européenne est une force impériale […] qui superpose un empire sans empereur à une liberté républicaine privée d’énergie. Ce sont bien des modernes qui, nourris de latin, fourbissent ici les armes d’une réflexion politique au sens large, au sein d’un intelligent et vigoureux combat contre des préjugés solidement enracinés. Est visée la politique des « serviteurs du jour » (Nietzsche), de ceux qui, par paresse ou manque de courage politique, feignent de croire que nous sommes nos « propres contemporains (« Mal informé qui se croirait son propre contemporain ! », Mallarmé) – deux formules rappelées dans l’article d’ouverture. Voici des années en effet que la politique de l’éducation veut en finir avec le latin ; elle est allée récemment jusqu’à faire du latin une langue optionnelle pour l’agrégation de lettres modernes. Doit-on accepter que l’on « solde la mémoire d’une langue et d’une littérature » ? se demandent Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit. En bradant ainsi la conscience intime de la langue, comment espérer que nous puissions continuer à « pratiquer » la langue française, selon la fière expression de Francis Ponge ? Cette pratique implique une conscience historique (et musicale) qui permet d’innover, comme le souligne Cécilia Suzzoni : On n’habite pas sa langue comme un chez-soi casanier, l’histoire du français en témoigne. » Le latin prévoit l’avenir du français, c’est une langue prévenante. Car le latin, nous rappellent les auteurs, n’est pas un vecteur réactionnaire, lui dont l’éloge a été fait par Gramsci (Carnets de prison) et Derrida (« Nous qui parlons latin », dit-il, dans Politique de l’amitié), aussi bien que par Michelet. « Nous sommes les héritiers d’une langue latine qui a su magnifiquement mettre en oeuvre une poétique du métissage déjouant tout fantasme des origines », qui a été une « langue déterritorialisée, au nomadisme fécond ». Est-ce là une étude de privilégiés, attentant presque à la cohésion sociale, quand le latin a été la langue commune de toute l’Afrique du Nord pendant plusieurs siècles ? Le latin, « algèbre de la parole en exil », selon la belle formule d’Yves Bonnefoy, dont l’abandon serait comme un renoncement aux valeurs du symbolique – et tout professeur aujourd’hui sait qu’une grande partie du mal est bien là. Et ce rapport à Rome qui hante la littérature européenne nous donne l’occasion de la revisiter, de passer, côté français, du parler populaire de la Françoise de Proust qui fait du vieux français et du latin sans le savoir, à Brassens (« Sans le latin, / sans le latin, / la messe nous emmerde »), à Claude Simon, en passant par Stendhal, peu suspect de conservatisme. À l’image de la langue originelle métissée, c’est un métissage d’auteurs qui témoigne de la vive présence du latin dans le français moderne, montrant à quel point, selon une heureuse image juridique de Cécilia Suzzoni, « le mort saisit le vif ». Les exemples ici respirent un amour de la langue française, y compris dans l’éloge de la grammaire – un beau mot, si bêtement, si naïvement décrié, dont l’anglais médiéval a tiré le mot si branché de glamour. C’est la richesse vive du français qu’a assuré et qu’assure le latin : « Nous devons au latin nos temps » ; n’est-ce pas dire que nous lui devons Proust ? Allons plus loin ; comme le disait Julien Gracq de Chateaubriand : « Nous lui devons presque tout. »

Chantal Labre