Per aspera ad astra ! (Franck Colotte)

PER ASPERA AD ASTRA !

APERÇU DE MON ENSEIGNEMENT DU LATIN AU LUXEMBOURG

« L’Antique est parmi nous. Vous l’avez rencontré non seulement en vacances à Rhodes, Naples ou Vaison, mais dans l’ordinaire consommation d’un monde familier. Il est dans notre langage, dans nos valeurs, dans nos désirs, dans nos loisirs. Il est dans les objets, il est dans les images, il est dans nos symboles, souvent discret, parfois triomphant, référence obligée ou subtile rémanence. »

Gaillard (J.), Beau comme l’antique, Paris, Actes Sud, 1993, p. 9.

L’intérêt actuel pour les « rétro-cultures »

La chanson de Jacques Brel intitulée « Rosa », interprétée en 1962 – il y a de cela 50 ans, évoque non seulement les souvenirs scolaires d’un sympathique cancre épris de sa cousine Rosa plutôt que de l’étude de la langue de Cicéron, mais encore énonce quelques préjugés bien ancrés dans la mémoire collective au sujet du latin : il est le fait d’une élite asociale, marginale et il ne sert à rien. Les élèves mis en scène par le Grand Jacques ânonnent leurs déclinaisons sans n’y rien comprendre, encombrent leur mémoire d’un savoir inutile, contraints et forcés de dépasser les aspirations sociales déçues de leurs parents. L’image qu’il donne du latin est donc négative, mais correspond-elle bien à la réalité de cette langue riche d’une histoire de deux mille sept cent ans ? Cela signifierait-il par ailleurs que ce tango ne se danse plus aujourd’hui ou qu’il est enseveli sous la poussière du temps, relégué au barathre de l’indifférence et de l’oubli ? Rien n’est moins sûr … Les témoignages récents attestant l’extraordinaire vitalité, la pérennité de cette langue dite « morte » dans le monde et la culture d’aujourd’hui, se multiplient : que l’on pense aux ouvrages de Jacques Gaillard, de Françoise Waquet, de Wilfried Stroh, de Jürgen Leonhardt[1], pour ne citer que ces quelques publications ayant à cœur de souligner la présence du latin et du grec au cœur de notre modernité, de nos expressions courantes, de nos analyses et de notre manière de considérer le monde (laïcité, droits de l’homme, notions philosophiques, progrès technique, publicité, théâtre, opéra, poésie, etc.) : tout cela vient d’un héritage et d’un apprentissage communs - même inconscients - de ce qui porte le beau nom d’Humanités.

De sa naissance à sa situation actuelle, cette « lingua Europea universalis et durabilis ad posteritatem » selon la formule de Leibniz[2], a acquis avec le temps un statut de langue internationale[3]. Le poète Josef Eberle a ainsi pu écrire : « O quoties obitum linguae statuere latinae ! / Tot tamen exequiis salva superstes erat ! » : « Encore et toujours on décrète que la langue latine est morte ! / Et pourtant elle a survécu, sainte et sauve, à chaque enterrement[4] ! » En réalité, le latin prétendument mort n’est pas mort une fois au cours de son histoire, il est mort plusieurs fois, pour se relever à chaque fois et toujours plus jeune, comme Adonis. Le latin permet ce qu’aucune langue moderne ne permet : franchir les limites du temps et ouvrir les portes d’entrée d’une « res publica » intemporelle.

Ce que Jürgen Leonhardt appelle « rétro-cultures » - traduction de l’allemand Retrokulturen, désigne au fond l’intérêt composite que les gens du XXIe siècle portent à ce continent enfoui que constitue la culture classique. Leur développement « forme le cadre dans lequel s’inscrivent les prudentes tentatives de revitaliser la langue latine[5] », sans laquelle, comme on le sait depuis Brassens, « la messe nous emmerde[6] ». L’on ne pourrait citer toutes les tentatives de revitalisation du latin (sans oublier le grec !) car les exemples sont légion : qu’il s’agisse de personnages médiatisés et hauts en couleur tels que Wilfried Stroh, professeur émérite de philologie classique à l’université de Munich, ou Jacques Gaillard, professeur émérite de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, essayiste et écrivain dont les romans et nouvelles cultivent humour et fantaisie, d’initiatives privées ou institutionnelles destinées à montrer que les langues anciennes - je ne dis jamais « mortes » - constituent bien une matière vivante : le Festival Européen Latin Grec, que j’ai eu l’occasion de coordonner pour le Luxembourg au printemps 2010 ; le plus grand spectacle romain d’Allemagne, « Brot und Spiele » (en référence à la formule juvénalienne « panem et circenses[7] ») de Trèves ; le « Certamen Ciceronianum Arpinas[8] », concours européen de version latine organisé dans la cité d’Arpino qui vit naître l’illustre Cicéron le 3 janvier 106 av. J.-C., destiné à des élèves de l’enseignement secondaire âgés de 18 ans en provenance des quatre coins de l’Europe, grâce auquel cette jeunesse « latinisante » – j’ai eu l’opportunité d’accompagner la délégation luxembourgeoise à plusieurs reprises – non seulement trouve de véritables racines culturelles et linguistiques communes, mais encore fait (re)vivre, dans une euphorie contagieuse, la culture classique. À cette liste très incomplète l’on se doit d’ajouter notamment le journal « M.A.S. » (« Memento Audere Semper [9]») de feu Geneviève Immé (1929-2012), professeure de lettres classiques retraitée, ayant exercé au lycée Louis-Barthou de Pau - que j’ai rencontrée en 2008 et avec qui j’ai conversé et entretenu une correspondance en latin, et coordinatrice en compagnie de son second époux - le poète et écrivain latin d’origine sicilienne Antonino Immé (1901-1988), de cette revue trimestrielle à laquelle mes élèves et moi avons contribué par quelques articles. La même Geneviève Immé avait fait ériger dans le Parc Beaumont de Pau un monument en hommage à tous les auteurs étrangers qui ont rédigé leurs œuvres en latin et qui ont par là même donné une dimension internationale à la langue latine[10]. Au demeurant la revue latine « Vox Latina », coordonnée par Sigrid Albert, professeure de néo-latin à l’Université de la Sarre[11], ainsi que « Melissa », revue éditée par la Fondation Melissa[12] en collaboration avec la Maison d’Érasme et l'Académie latine de Rome, constituent d’excellentes lectures latines portant sur des sujets divers et variés qui permettent aux lecteurs du XXIe siècle de se tenir informés sur le monde environnant, au même titre que la rétrospective mensuelle (Latein-Wochenrückblick) de Radio Bremen ou que les « Nuntii Latini », service d’actualité basé en Finlande diffusant ses bulletins entièrement en latin[13]. Les cercles de conversation latine se multiplient, à Paris[14] ou ailleurs dans l’Hexagone[15] et dans le monde[16], les bandes dessinées se lisent en latin – que l’on songe à la série des Astérix ou des Harry Potter (Harrius Potter), on tente d’enseigner le latin au même titre que les langues vivantes[17], en adaptant le lexique de cette langue aux realia d’aujourd’hui[18], on chante même les chansons populaires en latin[19], facebook et wikipedia existent en latin, le monde antique inspire les écrivains à succès actuels[20] … Tous ces éléments rassérènent l’enseignant de lettres classiques confronté au recul des langues anciennes voire à leur disparition annoncée.

L’enseignement du latin au Luxembourg : enjeux et perspectives

À lire les instructions concernant l’enseignement du latin en France, les déclarations enthousiastes des Flaubert[21] et des Renan[22] à l’égard de l’Antiquité semblent appartenir à une autre époque. Or, comme le note Stéphane Ratti, l’intérêt pour l’Antiquité gréco-romaine n’a jamais été aussi fort en France : « en attestent les nombreux voyages scolaires organisés par les établissements secondaires et le développement des clubs d’apprentissage du grec ancien. La vitalité des publications en traduction des auteurs antiques constitue un autre signe de cet intérêt pour l’Antiquité. C’est donc peu de dire que ce mouvement se développe à une époque où la recherche des racines et la réflexion sur les thèmes liés à la citoyenneté connaissent un nouvel élan[23]. » L’auteur constate que cette évolution historique est marquée par un paradoxe, à savoir la désaffection, dans les lycées, des options de langues anciennes jugées peu rentables ou difficiles d’accès[24]. Comme l’on sait, depuis la réforme Bayrou de 1995, les objectifs assignés à l’enseignement des langues anciennes ont profondément changé : la lecture des textes a remplacé l’exercice de la version. L’exercice de traduction ne se situe plus à l’horizon ultime de la classe de langue ancienne, mais en son point de départ : « la traduction permet la lecture (au sens de l’analyse littéraire) des textes alors que, dans l’ordre ancien des priorités, une traduction, souvent laborieuse, ne permettait pas la compréhension des œuvres parce qu’elle demeurait parcellaire et myope[25]. » L’enseignement du latin au Grand-Duché de Luxembourg met l’accent sur cet « ordre ancien des priorités » tout en s’efforçant de donner du sens aux textes par l’utilisation des mêmes techniques d’analyse employées pour l’approche des textes littéraires modernes.

Le Luxembourg fait ainsi figure d’élève privilégié au sein du climat assez délétère qui caractérise actuellement l’enseignement des langues anciennes en Europe, bien qu’il connaisse, comme chaque pays, des problèmes et doive faire face, depuis un certain nombre d’années, à de nouveaux défis : adaptation de cette discipline à l’enseignement par compétences, intégration de la branche « latin » dans la réforme du cycle supérieur (c’est-à-dire des trois années de lycée dans le système scolaire français) en cours, difficultés des élèves en ce qui concerne la mémorisation et la grammaire française – le cours de latin étant dispensé, de la première à la dernière année, en français. Le système scolaire luxembourgeois dispose de deux ordres d’enseignement : l’enseignement « technique » orienté de façon préférentielle vers des débouchés professionnels, et l’enseignement « classique » prévoyant un parcours de sept années d’études secondaires qui préparent les élèves à des études supérieures. Au sein de ce second ordre, les élèves débutent leur apprentissage du latin en deuxième année – c’est-à-dire en classe de 6e[26], poursuivent cet apprentissage en principe durant quatre années – ce qui caractérise l’immense majorité de la population scolaire, voire six années pour les élèves les plus motivés qui choisissent le latin comme option. Le latin bénéficie par ailleurs d’un volume horaire très profitable à sa mise en place et à son développement dans la mesure où la première année, les élèves ont six heures hebdomadaires de latin ; l’année suivante – en 5e, ils ont 4,5 heures, puis 3 heures de la 4e à la Ire. Pour un élève qui suit un cursus complet (6e-Ire), l’enseignement du latin représente un volume total de 22, 5 heures. Or, lors de notre rencontre à l’occasion de la sixième édition du Festival Européen Latin Grec, en 2010, Alfred Reitermeyer - le précédent président de l’association européenne des professeurs de latin et de grec Euroclassica[27], appelait de ses vœux un volume horaire de 20 heures pour chaque pays européen afin d’uniformiser la situation du latin par un nivellement par le haut. Ce dernier fut ainsi l’artisan acharné et enthousiaste de la mise en place, au moyen d’épreuves standardisées, d’un certificat au niveau européen (European Certificate for Classics) testant chez l’élève, de façon graduelle, un certain nombre de compétences, en latin (Elex) et en grec ancien (Egex). L’European Certificate for Classics pourrait être considéré comme le treizième travail d’Hercule tant la tâche est ardue, mais si ce projet aboutit, il dotera l’enseignement des langues anciennes d’un formidable instrument d’évaluation comparatif - au niveau européen, pouvant rivaliser avec le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) en vigueur pour les langues vivantes. Le Luxembourg n’est pas encore véritablement impliqué dans ce processus, mais le sera sans doute dans les années à venir.

Cursus et compétences

Les élèves latinistes suivent pour la plupart un cursus de quatre années qui les amène non pas à être confrontés à la lecture de textes présentés de façon bilingue, mais à traduire intégralement les textes étudiés en classe. La posture « d’élève-traducteur » est plus exigeante que celle « d’élève-lecteur », c’est pourquoi un accent important est mis sur la mémorisation du vocabulaire ainsi que sur l’apprentissage des normes de fonctionnement de la langue, et ce par l’exercice répété de la version et du thème. La « philosophie » qui sous-tend cet apprentissage consiste à former l’élève à traduire les textes envisagés en classe avant de les commenter du point de vue morphosyntaxique, culturel, historique, philosophique, etc. L’établissement d’une traduction en langue française – difficulté combinée pour des élèves dont le français n’est pas la langue maternelle – est une étape obligée dans la mesure où « l’apprentissage des langues mortes permet d’acquérir à la fois cette attention à la règle et cette souplesse d’esprit. Il permet d’expérimenter l’effort à accomplir pour découvrir le sens. Littéraires elles-mêmes, les langues anciennes sont une formidable introduction à l’intelligence des textes[28]. »

L’approche proprement philologique du latin est avantageusement complétée par la mise en relief d’aspects culturels au sens large du terme, qui participent de la bonne intelligence d’un texte : on ne saurait traduire un extrait d’un discours de Cicéron sans évoquer, comme il se doit, la biographie de l’auteur, le contexte politico-social de l’époque, les aspects rhétoriques du texte, l’orientation philosophique de l’extrait, etc. Le document-cadre élaboré par les membres de la Commission Nationale des Programmes de Latin Grec détaille les différentes compétences visées par l’enseignement du latin dans la division inférieure (= niveau collège) et dans la division (= niveau lycée). Pour la division inférieure, les deux compétences principales sont les suivantes : compréhension d’un texte latin, fondée sur une analyse grammaticale et une synthèse/traduction correcte, du point de vue sémantique et au niveau du français (version), ainsi que la production écrite correcte d’un texte latin à partir d’un texte français (thème), fondée sur la connaissance des structures morphosyntaxiques du latin, l’application correcte des structures grammaticales apprises et l’utilisation en contexte du vocabulaire latin. À cela s’ajoute une compétence transversale consistant en le fait de reconnaître les mécanismes de fonctionnement de différentes langues – et plus particulièrement, dans notre cas, les différences entre une langue flexionnelle et une langue moderne comme le français (thème et version, exercices d’application, de transformation, etc.), et ce afin d’aboutir progressivement à la compétence de la traduction (du français au latin et du latin au français), qui se fonde sur un savoir grammatical et lexical précis, des connaissances linguistiques, historiques et littéraires de base, des savoir-faire au niveau de l’analyse qui, peu à peu, deviennent des « réflexes d’analyse », ainsi que des réflexions procédurales transdisciplinaires.

Au niveau du lycée, cet enseignement vise les compétences suivantes : la compréhension d’un texte latin fondée sur l’analyse grammaticale et une synthèse/traduction stylistiquement correcte – du point de vue sémantique et au niveau du français, (thème et version (4e), version et commentaire (3e, 2e et Ière)) ; la production écrite correcte d’un texte latin à partir d’un texte français (thème), fondée sur la connaissance des structures morphosyntaxiques du latin, l’application correcte des structures grammaticales apprises et l’utilisation en contexte du vocabulaire latin. S’agissant des classes de 3e, 2e et Ière, il s’agit non seulement de traduire en français des textes (connus) d’auteurs latins, analysés en classe dans une démarche collective guidée par le professeur, en justifier le fonctionnement linguistique et en commenter le contenu de façon personnelle et critique à partir des commentaires construits pendant le cours (version), mais encore de traduire en français, de manière correcte et critique, des textes (inconnus) d’auteurs latins en appliquant les connaissances des structures morphosyntaxiques et grammaticales du latin, en utilisant en contexte le vocabulaire appris, et en prenant en considération les contextes historique (politique), littéraire et personnel de l’auteur (version). En 3e, il est par ailleurs question d’exposer un sujet (écrit et oral), en mettant en œuvre des ressources grammaticales, morphosyntaxiques, lexicales, historiques et culturelles, en rapport avec le programme (exposé historique, littéraire ou autre, avec, à l’appui, des extraits d’auteurs latins). En 2e et Ière (épreuve orale), l’élève doit commenter un texte poétique travaillé et discuté en classe en faisant appel aux connaissances linguistiques et poético-littéraires et en mobilisant les savoirs au sujet de l’histoire et de la civilisations latines.

L’on comprend aisément qu’un tel programme est exigeant et nécessite de la part de l’élève un engagement, une motivation et une assiduité qui lui permettront d’acquérir un niveau de traduction lui offrant l’opportunité non seulement de déchiffrer des textes (essentiellement de prose) d’une complexité lexicale et morphosyntaxique (plutôt) élevée, mais encore de les apprécier d’autant plus qu’il a fait sienne une combinatoire dépendante d’un sens qui n’est pas purement logique ou formel mais s’ouvre sur un univers de représentation. La « méthode latine » - comme dirait Lhomond - pratiquée dans le système d’enseignement luxembourgeois considère en effet l’exercice de la version comme essentiel dans la mesure où le texte préexiste à son interprétation. Dans une telle optique, la lecture est d’abord conçue comme un fait linguistique avant de revêtir une dimension culturelle.

Approches du latin vivant

L’enseignement des langues anciennes tel qu'il est présenté dans les programmes officiels considère sans aucune ambiguïté le latin comme une langue « morte ». Eh oui, certaines mauvaises langues prétendent même que « plus personne ne parle latin de nos jours ! » Qu’à cela ne tienne ! En compagnie de mes élèves, nous avons souvent fait fi de telles considérations : nous avons osé utiliser le latin comme une langue vivante et nous avons expérimenté quelques méthodes alternatives. Nous n'avons évidemment pas eu l'ambition de révolutionner tout ce qui a été mis en place concernant les méthodes d'enseignement du latin, loin de nous cette idée, mais nous avons essayé de dépoussiérer quelque peu la langue de Cicéron. Nous avons de temps en temps abandonné les guerres civiles et les grands orateurs pour nous pencher sur des sujets plus modernes. Ainsi, les élèves ont par exemple pu découvrir les règles de formation du comparatif et du superlatif lors de centres d’apprentissage sur le thème du cinéma.

Nous avons surtout voulu honorer la fonction première de toute langue, et donc aussi celle du latin : la communication. Personne ne remettra en question les vertus d'un séjour en Angleterre pour perfectionner son anglais, car une langue s’apprend le mieux par la pratique. Pourquoi n'en serait-il pas de même avec le latin? Un voyage dans le temps pour discuter avec César aurait sans doute été la méthode la plus efficace, mais la mise en pratique de ce projet nous semblait un peu compliquée et nous avons donc opté pour une méthode plus simple. Puisque nous ne pouvions pas communiquer avec de vrais Romains de l’Antiquité, nous avons décidé de le faire avec une autre classe de latinistes. J'ai ainsi mis en place avec une collègue un échange de lettres avec une classe française. Les élèves se sont écrit plusieurs lettres en latin, ce qui leur a permis de voir l’utilité concrète des règles de grammaire apprises en cours. Ils ont pu se rendre compte que s'ils n'appliquaient pas les règles, ils ne pouvaient tout simplement pas se faire comprendre. De plus, il était bien plus motivant d'écrire à un correspondant que de faire un simple exercice de traduction. Les deux classes se sont finalement rencontrées à la fin de l'année lors d'une journée organisée autour de l'Antiquité pendant laquelle ils ont pu découvrir ensemble l'art de la mosaïque et se familiariser avec les légendes de la mythologie grecque qui se cachent derrière les constellations.

Le rôle du professeur est donc bien de montrer en quoi le latin est une matière bien vivante, apte à s’intégrer dans le monde moderne, ayant sa place dans le concert linguistique et culturel d’aujourd’hui. On peut faire du rap en latin, représenter une pièce tirée du répertoire grec classique, on peut imaginer des textos en latin, créer des jeux centrés sur l’Antiquité, dialoguer et échanger avec des jeunes européens de son âge, découvrir dans une convivialité constructive les realia romaines de la Grande-Région, etc. : le plus « vieux tango du monde » ne serait-il pas devenu un rock and roll communicatif ?

Cours d’initiation à la langue latine à l’Université du Luxembourg

L’Université du Luxembourg n’est plus dotée d’un institut de philologie classique depuis une douzaine d’années, ce qui est particulièrement regrettable dans la mesure où cette disparition physique a également entraîné un ralentissement considérable dans les études classiques qui ont pu être menées au Luxembourg : il s’agit notamment des études ausoniennes menées par l’historien Charles-Marie Ternes (1939-2004), qui se consacra essentiellement à la période gallo-romaine. Il fonda, en 1972, le Centre (de recherche) Alexandre Wiltheim (CAW) et, pour le grand public cultivé, la Société des Antiquités nationales (SAN), sociétés savantes qu’il dirigea jusqu’à son décès en 2004. Durant de nombreuses années, il donna des leçons publiques d’archéologie gallo-romaine et d’histoire de l'Antiquité et publia ou édita de nombreux livres et articles, et cela aussi bien au Luxembourg qu’à l’étranger.

Depuis la rentrée universitaire 2005-2006, je suis titulaire d’un des cours d’initiation à la langue latine, en collaboration avec trois collègues avec lesquels nous nous répartissons les cours et la tâche d’enseignement. À hauteur de trois heures hebdomadaires, mon cours s’adresse à des étudiants de première année. Initier ces étudiants au latin – alors que ces derniers sont des grands débutants, constitue à la fois un défi stimulant (que j’ai déjà eu plaisir à relever lorsque j’étais inscrit en maîtrise de lettres classiques) et un captivant voyage au cœur d’un univers composite et multidimensionnel que je me délecte à leur faire découvrir[29]. Je guide leurs premiers pas en rappelant parfois - non sans humour - la formule cicéronienne suivante : « Non enim tam praeclarum est scire Latine quam turpe est nescire[30]. » Je me replonge volontiers en leur compagnie dans l’histoire bimillénaire de cette langue qui était au départ le parler d’un bourg rural, peuplé de bergers et situé à quelques kilomètres de la mer, et qui constitua le superstrat linguistique d’un ensemble territorial et géopolitique s’étendant tout autour de la Méditerranée, remontant vers le Nord jusqu’à l’embouchure du Rhin et intégrant la Grande-Bretagne jusqu’à l’Écosse. L’objectif de ce cours serait idéalement d’atteindre le niveau que le système allemand appelle « Kleines Latinum », qui correspond aux quatre premières années de latin précédant pour ainsi dire les deux dernières années qui constituent une phase de perfectionnement et d’approfondissement dans l’approche des textes originaux. Malgré un nombre conséquent d’heures, un tel niveau n’est jamais atteint : le cours accéléré que suivent les étudiants les conduit à un niveau de deuxième année de latin leur permettant de traduire des textes (d’auteur) faciles - tirés d’historiens tels que Tite-Live ou César, et régis par une syntaxe simple et un lexique de base (en évitant par conséquent la syntaxe étoffée voire hyperhypotaxique caractérisant certains passages de Cicéron). Les manuels qui sous-tendent cet apprentissage, également employés dans l’enseignement secondaire, sont les trois manuels de la série Invitation au latin 5e, 4e, 3e – rédigés par le duo Gason-Lambert, et publiés chez Magnard Collèges[31]. La présentation de ces ouvrages, bien que trop fractionnée pour un cours intensif, correspond néanmoins à l’approche à dominante philologico-linguistique en vigueur au Grand-Duché de Luxembourg, qui privilégie l’exercice de la traduction – sans naturellement exclure les indispensables éclairages historiques, mythologiques, sociétaux, institutionnels, etc. que nécessitent la bonne intelligence des textes abordés. Dans une telle optique, les deux examens sanctionnant les semestres d’hiver et d’été consistent en l’établissement de la traduction en français d’un texte de prose extrait par exemple du De viris illustribus[32] de l’abbé Lhomond ou d’une version simplifiée de Tite-Live.

Franck COLOTTE

(Professeur de lettres/chargé de cours associé à l’Université du Luxembourg - 8.I.2013)

[1] Gaillard (J.), Beau comme l’antique, Paris, Actes Sud, 1993 / Rome, le temps, les choses, Paris, Actes Sud, 1999 ; Waquet (F.), Le latin ou l’empire d’un signe, Paris, Albin Michel, 1998 ; Stroh (W.), Le latin est mort, vive le latin !, Paris, Les Belles Lettres, 2008 ; Leonhardt (J.), La grande histoire du latin. Des origines à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2010.

[2] Stroh (W.), op. cit., p. 284

[3] Leonhardt (J.), op. cit., p. 305-327.

[4] Stroh (W.), op. cit., p. 279.

[5] Leonhardt (J.), op. cit., p. 326.

[6] Parole extraite de la chanson « Tempête dans un bénitier » (1976) de Georges Brassens, qui inspira le titre de l’ouvrage publié sous la direction de Cécilia Suzzoni - Hubert Aupetit, Sans le latin, Paris, Mille et une nuits, 2012.

[7] Juvénal, Satires, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F, 12e tirage, 1983, p. 126-127, v. 72-81 : « Sed quid / turba Remi ? Sequitur fortunam ut semper et odit / damnatos. (…) Iam pridem, ex quo suffragia nulli / uendimus, effudit curas ; nam qui dabat olim / imperium, fasces, legiones, omnia, nunc se /continet atque duas tantum res anxius optat, / panem et circenses. »

[8] cf. site internet www.certamenciceronianum.it : « Il Certamen Ciceronianum Arpinas , organizzato dalla Città di Arpino, è una gara di traduzione e commento dal latino di un brano di Marco Tullio Cicerone. Aperto agli studenti iscritti all'ultimo anno di liceo classico di tutto il mondo, il Certamen Ciceronianum Arpinas si svolge ogni anno in Italia ad Arpino (in provincia di Frosinone) nel mese di maggio. La manifestazione nasce nel 1980 ad opera del preside del Tulliano Prof. Ugo Quadrini che riuscì a dare in breve tempo al Certamen, grazie al suo assiduo impegno, una dimensione internazionale. » La 33e édition aura lieu du 10 au 12 mai 2013.

[9] « M.A.S » : commentarioli Latino sermone componendi periclitatio, adulescentibus conscribentibus, Genovefa Immè in Antonini memoriam moderante. Le reportage qui lui est consacré est disponible sur le site de l’INA, cf. http://www.ina.fr/art-et-culture/arts-du-spectacle/video/CAB92023148/l-enseignement-du-latin.fr.html.

[10] À la mort de son époux, Geneviève Immé obtint de la ville de Pau qu’elle dresse un monument « en l'honneur de tous ceux qui de toutes races et en tout siècle ont fait du latin la langue internationale » : il comporte l’inscription « Latine loquere ut civis terrarum habeare », suivie des noms de Térence l'Africain, de Sénèque l'Espagnol, du Gaulois Ausone, du Germain Eginhard, de l'Anglais Thomas More, sans oublier celui d’Antonino Immé, venu vivre et mourir à Pau (1901-1988).

[11] L’article suivant lui est consacré, cf. http://www.uni-saarland.de/aktuelles/presse/campus-magazin/campus-archiv/2010/juli-ausgabe/vonwegentot.html. À noter par exemple que le fascicule 181, Silvia Krukowska consacre tout un dossier à l’internet (interrete, is) contenant notamment une série de termes anglais développant ce champ lexical et traduits en latin, cf. Vox Latina, Saraviponti, tomus 46, 2010, fasc. 181, p. 381-398.

[12] Guy Licoppe, radiologue et écrivain latiniste belge de Bruxelles né en 1931, crée, en 1986, la « Fundatio Melissa » en faveur de la latinité vivante. Il défend énergiquement l'utilisation du latin contemporain, en particulier dans le contexte de l’Union européenne en affirmant : « Cultura Græco-Romana et lingua Latina sunt unicum patrimonium commune gentium Europæarum ».

[13] Nuntii Latini, conspectus rerum internationalium hebdomadalis, est programma Radiophoniae Finnicae Generalis (YLE) in terrarum orbe unicum.

[14] Il s’agit du « Circulus Latinus Lutetiensis » ou Cercle de latin de Paris (www.circulus.fr) dont les membres répondent ceci à la question « Qui sumus ? » : « Latinistae fautoresque latinitatis sumus, qui unoquoque mense Lutetiae Parisorum convenimus ut latine viva voce loquamur in Collegio Hibernorum. Alii in universitate student, alii linguam latinam docent in scholis, alii autem non munere latinitatem colunt ».

[15] Nous pensons entre autres à l’association « Feriae Latinae » de Marie-Antoinette Avich, qui promeut le latin comme langue vivante et parlée, en tenant ses assises annuelles à l’Abbaye de Frigolet, cf. http://www.dailymotion.com/video/xe9paz_latin-vivant-et-parle_webcam#.UOmn-HecJBk.

[16] Nous pensons notamment aux Seminaria « Latinitatis vivae » de Trèves en Rhénanie-Palatinat (Seminarium Trevericum), et de Sankt Ottilien en Haute-Bavière (Seminarium Ottiliense), cf. Vox Latina, Saraviponti, tomus 47, 2011, fasc. 183, p. 82-83.

[17] Nous songeons entre autres aux ouvrages de didactique suivants : Drumm (J.)-Frölich (R.), Innovative Methoden für den Lateinunterricht, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2007 ; Armand (A.), Didactique des langues anciennes, Paris, Bertrand-Lacoste, 1997 ; Ko (M.), Enseigner les langues anciennes, Paris, Hachette Éducation, 2002. À cela s’ajoutent la revue Der Altsprachliche Unterricht Latein Griechisch, qui propose des séquences didactiques centrées sur un thème ou un auteur précis, ainsi que les magazines Juvenis (collège) et Adulescens (lycée), entièrement rédigés en latin, distribués par Eli Languages Magazines et qui se présentent comme des magazines de langues vivantes s’adressant à la jeunesse, avec des textes, photos, reportages, jeux, etc. De plus, le site « Latine loquere » de Robert Delord est une mine d’informations et de ressources didactiques et audiovisuelles. Ajoutons encore le dossier tiré de L’École des lettres des collèges 2007-2008, n° 8, intitulé « Découvrir le latin, une langue ancienne bien vivante » (p. 77-82) propose une invitation au latin à la fin de la classe de 6e : « Elle permet en effet, outre de stimuler leur curiosité, ce qui n’est jamais perdu, de redécouvrir la présence majoritaire et multiforme du latin en français. » (p. 77-78)

[18] cf. Lexicon recentis Latinitatis editum cura operis fundati cui nomen « Latinitas », Urbe Vaticana, Libraria Editoria Vaticana, Volumen I et II, 1992 (qui a eu entre autres comme collaboratrice Geneviève Immé) : « Ce "dictionnaire du latin moderne" se présente comme un lexique italien-latin dans lequel on propose, pour des objets ou des notions absolument contemporains, une traduction latine. En fait, c’est, souvent, de l’italien de tous les jours mis en latin compliqué » in Gaillard (J.)- avec la collaboration d’Anne Debarède, Urbi, orbi, etc. Le latin est partout !, Paris, Plon, coll. « La Grande Ourse », 2000, p. 44.

[19] Thanh-Vân Ton-That, professeure de littérature française à l’Université de Pau, avait interprété des grands classiques de la chanson française en latin, notamment lors du 6e Festival Européen Latin Grec qui s’est déroulé dans les locaux de l’Abbaye de Neumünster, au Grand-Duché de Luxembourg, en mai 2010 : e.g. : « Carmen amoris » (« Hymne à l’amour »), « Non nihilo » (« Je ne regrette rien ») d’Édith Piaf ou « Campi Elysii » (« Les Champs-Élysées ») de Joe Dassin.

[20] Citons parmi tant d’autres Robert Harris et sa trilogie cicéronienne : ImperiumConspirata (troisième volume à paraître) ; les romans de Steven Saylor dans la collection « Grands détectives » des éditions 10/18 : Meurtre sur la voie AppiaRubiconLe jugement de César.

[21] « Je continue à m’occuper de grec et de latin, et je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite est pour moi comme des bas-reliefs de bronze, et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les même flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon » in Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1 (1830-1851), 1973, p. 94 (Lettre du 22 janvier 1842, adressée à Gourgaud-Dugazon, ancien professeur de l’auteur).

[22] Nous pensons à sa fameuse Prière sur l’Acropole, constituant le chapitre II de ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse publiés en 1883. Ernest Renan y évoque la découverte qu’il fit de la Grèce lors d’un voyage en 1865, cf. Prière sur l’Acropole par Ernest Renan avec des lithographies de Robert Couturier, 5e volume du « Coffret de Fleurette », tiré sur les presses de Jean Crès, 1946 (texte conforme à celui publié par Calmann-Lévy en 1883).

[23] Ratti (S.), « Enseigner autrement les humanités classiques », in L’École des lettres second cycle 2005-2006, n° 4, p. 65-69 ; en particulier, p. 65.

[24] Ratti (S.), op. cit., p. 65.

[25] Ratti (S.), op. cit., p. 67. D’une manière analogue, Michèle Gally, dans son remarquable ouvrage intitulé Le Bûcher des humanités. Le sacrifice des langues anciennes et des lettres est un crime de civilisation!, Paris, Armand Colin, 2006, note que « le BO du 15 octobre 1998 stipule que la lecture des textes est au centre de l’enseignement, que les textes seront pour cela présentés en bilingue et que c’est dans le prolongement de la lecture que les élèves s’initient à la traduction » (p. 31). Constatant qu’on cherche à « appauvrir l’étude des langues pour séduire les clients », elle en conclut que « la traduction est décentrée au profit de la lecture, en un double sens : prolifération des contextes en français, lecture (intuitive ?) du texte en latin ou en grec. (…) On assiste donc globalement à une sorte de dégrammaticalisation des langues antiques. » (p. 32)

[26] L’ordre d’enseignement appelé « classique » comprend sept années : 7e, 6e, 5e, 4e, 3e, 2e, Ire.

[27] Site officiel : http://www.edugroup.at/praxis/portale/euroclassica.

[28] Gally (M.), op. cit., p.48.

[29] J’ai ainsi l’intention de baptiser Iter Latinum le manuel d’initiation au latin (destiné aux grands commençants) que je suis en train de rédiger en vue de la rentrée universitaire 2013-2014.

[30] Cicéron, Brutus, 140, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 6e tirage, 2002, p. 49 : « (…) après tout, ce n’est pas une chose si admirable que de savoir le latin ; il faut dire que c’est une honte de ne pas le savoir » (trad. Jules Martha).

[31] Il s’agit essentiellement des deux premiers volumes de la série : Gason (J.)-Lambert (A.) – avec la collaboration de Henri Tréziny, Invitation au latin 5e, Paris, Magnard, 1997 (programme de 1997) ; Invitation au latin 4e, Paris, Magnard, 1998 (programme de 1998).

[32] Gaillard (J.), Abbé Lhomond. De viris. Les grands hommes de Rome, Paris, Actes Sud, 1995 : « Il faut en effet convenir que le De viris n’est pas seulement un manuel de langue latine (pour élèves sachant déjà pas mal de latin !) : il a le charme spécifique des objets culturels dont on peut dire pis que pendre, mais qui ont nourri l’imaginaire autant que la raison pendant des générations successives de gamins auxquels on jugeait bon d’apprendre simultanément le maniement du subjonctif imparfait latin et l’existence avérée d’un héroïsme civique, dont les Romains de la République possédaient le brevet. » (p. 15)