V. Zarini : Cassiodore, un intellectuel latin entre Antiquité et Moyen-Age

C’est avec un grand plaisir que nous avons accueilli, le jeudi 23 mai, au lycée Henri IV, pour notre dernière conférence de l’année, Vincent Zarini, Professeur des Universités à Paris IV-Sorbonne en littérature latine de l’antiquité tardive, Président de l’Institut d’Études Augustiniennes.

Nous n’avions pas eu l’occasion jusqu’ici, dans le cadre de nos conférences, d’évoquer cette période de l’Antiquité tardive, période troublée, riche en gestations confuses , parfois violentes, et pour autant passionnantes, s’agissant en particulier de ce royaume Ostrogoth où, sous la férule de Théodoric devenu maître de l’Italie, et tandis que les provinces occidentales s’enfoncent pour la plupart dans ce que Lucien Jerphagnon appelle « le comas intellectuel des siècles de fer », renaît la flamme vacillante de la culture hellénistico-romaine. Devait justement y contribuer Cassiodore, ce haut fonctionnaire, héritier d’une paideia restée l’apanage d’une petite élite aristocratique, qui va se faire l’interprète et le médiateur de cette culture gravement menacée –on ne sait pour ainsi dire plus le grec, le latin lui-même est fort altéré. Cassiodore s’engage dans le grand mouvement monastique en train de naître sur les terres chrétiennes, d’où surgira l’Université médiévale, et confie aux moines du monastère de Vivarium qu’il a fondé la tâche de conserver, sauvegarder, transmettre aux générations à venir cet legs de la culture gréco-latine, à un moment particulièrement important, celui qui voit la difficile synthèse entre la culture antique et le message évangélique. Ce personnage mort presque centenaire et qui trouvera encore le courage et la passion d’écrire à 93 ans un traité sur l’orthographe aura incarné cette « boulimie textuelle », caractéristique de cette antiquité tardive, période de catalogage, marquée par une intense activité de copie, de traduction, de compilation du savoir antique.

Nous avons eu beaucoup de chance grâce à la belle conférence de Vincent Zarini de faire plus ample connaissance avec celui qu’on a baptisé « Grand héros des bibliothèques ».

Cécilia Suzzoni

Conférence de Vincent Zarini :

Cassiodore, un intellectuel latin entre Antiquité et Moyen Age

Cassiodore est une figure représentative de l’Antiquité tardive et de son souci de transmettre dans des conditions difficiles aux siècles à venir une culture qu’elle jugeait précieuse.

Rappel préalable de quelques repères historiques, puisqu’il s’agit d’une période dont les étudiants ne sont pas toujours familiers.

-476 : déposition du dernier empereur romain d’Occident par le chef barbare, Odoacre, mais il reste un empereur en Orient. C’est désormais l’empire byzantin-qui se définissait comme un empire romain- qui devient le seul héritier de la romanité, un empire qui durera un millénaire.

-493 : L’Ostrogoth Théodoric, issu d’une famille de chefs qui s’appelle les Amales, renverse Odoacre ; l’Italie passe pour quelques décennies sous domination ostrogothique. Ce qui caractérise cette Italie, c’est que l’Administration, au sens large, est aux mains des Latins, descendants de grandes familles de magistrats et d’administrateurs catholiques, tandis que l’Armée est aux mains des Goths, qui sont des chrétiens ariens. Ce règne long de 33 ans est marqué par un renouveau culturel, en particulier par un renouveau d’intérêt pour les lettres grecques, lequel aboutira à l’élaboration de l’œuvre encyclopédique de Boèce ; mais ce nom de Boèce évoque surtout pour nous la Consolation de la philosophie que cet intellectuel, administrateur de premier rang, a composée alors qu’il était emprisonné dans les geôles de Théodoric ; et de fait, la fin du règne de Théodoric est sinistre , comme l’atteste la mise à mort de Boèce. Mais ce renouveau culturel n’a pu avoir lieu que parce que le système scolaire hérité de Rome était resté très solide, comme en donnent de nombreuses illustrations les écrits de Cassiodore et ceux de son contemporain Ennode .

-526 : mort de Théodoric ; lui succède son petit fils, Athalaric ; mais il est trop trop jeune, et c’est sa mère, fille de Théodoric, Amalasonte, qui exerce la tutelle.

-535 : assassinat d’Amalasonte, victime des divergences de plus en plus fortes à la cour entre les partisans du parti romain, qui regarde du côté de Byzance, et ceux du parti ostrogoth qui veut justement se couper de Byzance. A ce moment- là règne à Constantinople l’empereur Justinien, obsédé par l’idée d’une reconstitution de l’ancien empire romain: il va tirer parti de la situation pour intervenir dans les affaires du royaume et se lancer dans une guerre de reconquête de l’Italie, car une guerre de reconquête de l’empire perdu ne pouvait faire l’économie de l’Italie ; cette guerre de reconquête durera près de 20 ans et ruinera l’Italie, réorganisée administrativement en province romaine en 554, par un document qu’on appelle la Pragmatique Sanction.

-568 : cette emprise nouvelle ne durera pas longtemps, suite à l’invasion des Lombards, venus de l’Europe du nord. L’emprise byzantine se réduit petit à petit en se concentrant au nord à Ravenne, où s’installe l’exarque, représentant de l’empereur d’Orient, et dans la moitié sud de l'Italie.

1) Vie de Cassiodore

Flavius Magnus Aurelius Cassiodorus « Senator », dit Cassiodore, est issu d’une famille originaire d’Orient, de Syrie plus précisément (d’où son nom, qui n’est pas un nom italique), mais qui depuis trois générations occupe de hautes charges en Orient, et possède un domaine en Italie du Sud, dans le Bruttium, c’est-à -dire l’actuelle Calabre, à Squillace (Scyllaceum) ; c’est là qu’il naît vers 485, et mourra vers 580, après bien des vicissitudes et pérégrinations, quasi-centenaire.

On ne sait rien de son éducation, mais ses œuvres nous prouvent qu’il a appris avec soin et enthousiasme les arts libéraux, dans la meilleure tradition romaine, concluant ses « études supérieures » par des leçons de dialectique, prises sans doute à Rome auprès de Denys le Petit ( auquel on doit le calcul de la date de naissance du Christ, avec une petite erreur, selon les scientifiques modernes, et la datation des événements de notre histoire européenne en dates de l’ère chrétienne). Il en gardera un goût très vif, et même croissant, pour la grammaire et la rhétorique : en témoigne le De orthographia, rédigé à 93 ans ! Quant au grec, il faudra attendre son séjour forcé à Constantinople, entre 540 et 554 environ, pour qu’il le maîtrise à peu près ; avec lui, on s’éloigne déjà un peu de la réforme hellénisante proposée par Symmaque- beau-père de Boèce, lequel n’est évidemment plus le célèbre Symmaque de l’affaire dite de l’Autel de la Victoire, cent ans plus haut, mais un descendant de ce Symmaque, un descendant chrétien, ce qui n’eût pas manquer de troubler le premier …-réforme réalisée par Boèce ; cf. P.Courcelle, Les Lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore (1943) : synthèse jusqu’ici insurpassée.

Son père, qui sera patrice – dignité la plus élevée au Bas-Empire-, est préfet du prétoire de Théodoric entre 503 et 506-7, et fait de son fils, lui ouvrant une brillante carrière, un consiliarus, c’est-à-dire un conseiller-le népotisme ne choque alors personne-, et c’est en cette qualité que Cassiodore récite un éloge de Théodoric ; on déclame régulièrement à cette époque des éloges des souverains, ce qui est une façon de tracer le programme politique du régime, et de proposer au souverain un modèle idéal à imiter ; c’est ce qui lui vaut, dès 506-7, un poste de questor sacri palatii ( est sacré, dans la terminologie du Bas Empire, tout ce qui se rapporte à la personne du souverain, et ce poste est un peu l’équivalent pour nous aujourd’hui d’un ministre de la justice ), avec la tâche d’élaborer textes légaux et discours officiels. Ce travail de chancellerie donnera lieu plus tard, en 538, à la publication des Variae (epistulae), compilation en 12 livres des rescrits et des lettres de Théodoric et de ses successeurs ostrogoths, ainsi que des écrits et arrêtés promulgués plus tard par Cassiodore lui-même en qualité de préfet du prétoire; dans ces textes très élaborés du point de vue rhétorique, trop peut-être pour notre goût de « modernes » (on attend alors d’un haut fonctionnaire qu’il soit brillant, lettré; c’est, et d’ailleurs jusqu’à une date récente, la recherche du fameux « agrégé sachant écrire »…), le Moyen Age devait trouver une source d’inspiration systématique pour ses propres chancelleries, et sa propre langue administrative. Après la fin de sa questure (511), Cassiodore obtient, en 514, le titre de consul ordinarius, aussi prestigieux que vain- les deux ne sont pas contradictoires…-, et devient vraisemblablement corrector, c’est-à-dire gouverneur, de la Lucanie et du Bruttium peu après. En 519, le gendre de Théodoric, Eutharic, et c’est un grand honneur que font alors les souverains d’Orient aux monarchies barbares, partage le consulat avec l’empereur d’Orient Justin Ier. Cassiodore compose à sa gloire, et naturellement à celle de Théodoric, une Chronique, c’est-à-dire une histoire qui remonte aux origines de l’humanité, au couple d' Adam et Ève, et surtout entreprend une histoire des Goths (De origine actibusque Gothorum, Origine et geste des Goths), première histoire d’un peuple au Moyen Age, énorme travail en 12 livres à la gloire de la dignité régnante des Amales : travail peut-être poursuivi jusqu’en 551, mais on ne peut l’assurer, et que nous ne connaissons plus que par les Getica, sorte d’abrégé rédigé par un certain Jordanès au milieu du VIème siècle.

En 523, lorsque son parent Boèce est arrêté sous l’inculpation de haute trahison, c’est Cassiodore qui lui succède au poste de magister officiorum, chef des bureaux, fonction qui cumulerait pour nous celles de ministre de l’Intérieur et de ministre de la Justice ; il devient ainsi, et jusqu’en 527, avec ce poste clef, le plus haut fonctionnaire du royaume, sans trop d’états d’âme malgré la férocité du vieux Théodoric. Il le reste sous les débuts de la régence d’Amalasonte ; il en est écarté par l’opposition romanophobe, puis, rappelé par la régente, il est nommé préfet du prétoire en 533. Dès lors il survit à tous les régimes- devenant ce que dans la république italienne on appelait encore récemment un « inoxydable »-, à la mort d’Athalaric en 534, à l’assassinat d’Amalasonte , en avril 535, suivi de celui de Théodat, et de l’avènement en 536 d’un nouveau souverain, Vitigès, qu’il complimente à la fin de l’année 536 pour son mariage, tout politique, on s’en doute, avec Matasonte, petite fille de Théodoric. Cependant, depuis 535, les Byzantins font la guerre aux Goths. En 538 Cassiodore est remercié, mais aussitôt promu au patriciat, selon le vieux principe « promoveatur ut amoveatur »…Il en profite alors pour compiler les Variae, et pour composer, c’est nouveau, un traité, De anima, où se reflètent les idées de saint Augustin et de Claudien Mamert- rien à voir avec le poète Claudien-sur l’incorporéité de l’âme (le débat sur cette question de la corporéité ou l’incorporéité de l’âme a été important dans les premiers siècles chrétiens). Cela atteste une conversion progressive du mondain à des questions d’intérêt supérieur aux fluctuations de la politique ostrogothique ; et la prière finale du De anima pourrait être celle d’un véritable ascète, quand Cassiodore dit à Dieu: « Tibi nobilius est servire quam mundi regna capessere » : Il est plus noble de te servir que de chercher à gagner les royaumes du monde.

En 540, Ravenne est prise par les Byzantins, sous la conduite du général Bélisaire, et Cassiodore est envoyé à Constantinople avec tous les « chefs goths » ; il y sera reçu avec beaucoup d’honneurs par l’empereur Justinien qui avait officiellement saisi l’occasion de l’assassinat d’Amalasonte en 535 pour reconquérir l’Italie ; dans cette perspective, un bon serviteur des Amales était le bienvenu. À Constantinople, à partir de 540, l’ancien courtisan mène une vie discrète, consomme sa conversion par, d’une part, l’étude du grec-il était bien placé pour approfondir cette étude à Constantinople-, d’autre part celle des textes sacrés; il fréquente des savants, laïcs ou ecclésiastiques. Il y reste jusqu’en 554, date de la Pragmatique Sanction, qui réorganise le gouvernement de l’Italie byzantine après la défaire de la résistance gothique. Il rentre en Italie pacifiée et retourne à Squillace, son pays natal, où il décide de fonder sur les terres de sa famille le monastère de Vivarium : le vivier, ainsi appelé du nom des viviers qu’il y fait installer pour que les moines aient de quoi se nourrir ; monastère aussi appelé monasterium Castellense en raison de la présence du mont Castellum qui domine le paysage. Presque septuagénaire, il va y vivre encore une trentaine d’années, entouré de « ses moines », adonné jusqu’à la fin à des travaux savants, indifférent aux bruits du monde qui dans ce « désert » ne l’atteignent plus guère : la mort de Justinien, en 565, l’invasion de l’Italie du nord et du centre par les Lombards en 568. Il y meurt, donc, presque centenaire, en 580. Son monastère ne lui survivra pas longtemps. L’activité essentielle des moines y était la copie et la correction des livres, la traduction aussi d’œuvres grecques en latin ; des moines qui durent suivre Cassiodore de Constantinople à Squillace, et dont on connaît les noms : Mutianus, Epiphanès, Bellator. La question de la règle suivie, de type bénédictin, a été très débattue et reste un point de débat érudit.

L’important est que Cassiodore a composé là plusieurs ouvrages, notamment une Historia ecclesiastica tripartita, compilation latine des « meilleurs passages » des histoires ecclésiastiques grecques, de Socrate, Sozomène, et Théodoret, les trois grands historiens de l’Église en langue grecque. Cette Histoire ecclésiastique tripartite devait être appelée à un grand succès au Moyen Age : on la trouve en quantité importante dans les bibliothèques ; il rédige diverses traductions d’ouvrages religieux, et surtout compose les Institutiones divinarum et humanarum lectionum ; le titre, contesté, apparaît sous diverses appellations ; on a retenu, par commodité, l’appellation Institutiones.

2.) Les Institutiones

Dès 535, Cassiodore avait pris contact avec le pape Agapet 1er pour fonder à Rome un Institut d’études chrétiennes, sur le modèle des anciennes Écoles bibliques d’Antioche et d’Alexandrie, et de celle, plus contemporaine, de Nisibe en Mésopotamie. Il déplore dans sa Préface qu’il existe, au moins à Rome, de nombreux établissements pour apprendre les Sciences profanes, mais non pour apprendre les sciences sacrées, tellement plus nécessaires pour le salut de l’âme. Mais l’entreprise était alors pour ainsi dire morte née, en partie parce que le pape Agapet était mort dès l’année suivante, en partie , surtout, parce que les circonstances politiques étaient sombres (dans ces années 535-536, assassinat d’Amalasonte, début de la reconquête byzantine : d’autres soucis prévalaient). Il faut donc attendre le retour en Italie et la fondation de Vivarium ( dont Cassiodore, il faut le préciser, n’est ni moine, ni abbé, mais il en était le centre indispensable) pour relancer le projet, et c’est ce qui aboutira à l’élaboration des Institutiones, achevées pour leur première version vers 560 ; mais nous n’avons plus cette première version, et nous avons simplement une deuxième version, probablement enrichie, revue et corrigée, aux environs de 580, et c’est ce texte des Institutiones que l’on peut lire dans l’édition de référence que l’on doit à Mynors, qui a été publiée, en langue latine, évidemment, en 1937, à Oxford. C’est sur la base de cette version que se feront d’autres traductions modernes (anglais, allemand, Italien, il n’y en a pas malheureusement en français).

Les Institutiones, donc, sont composées à l’intention des moines de Vivarium, et devaient servir d’introduction à l’étude des Écritures, et, subsidiairement, à celle des arts libéraux. Ces Institutiones se présentent en deux Livres dont la tradition manuscrite divergea très tôt, compte tenu de leur objet différent, même si l’œuvre est conçue avec un plan complémentaire. Le premier Livre est consacré aux sciences sacrées, le deuxième aux sciences profanes. Le titre déjà, en lui-même, renvoie à une double tradition, profane, celle de l’Institutio oratoria de Quintilien-la formation de l’orateur-, et religieuse : les’Institutiones divinae de Lactance, en 7 livres, ce grand intellectuel latin qui au début du IVème siècle avait accompagné le tournant du règne de Constantin – il avait été le précepteur d’un fils de Constantin, comme plus tard Cassiodore, le moment venu, devait l’être d’un petit- fils de Théodoric, lequel devait mal tourner…- ; ensuite le De institutis coenobiorum- en traduction française, les Institutions cénobites- du moine Jean Cassien ; cet ouvrage, sorte de manuel de vie monastique, était apprécié par Cassiodore ; et enfin Les Instituta divinae legis, introduction en deux livres à l’Écriture sainte, d’un certain Junilius, un savant que Cassiodore avait fréquenté en personne à Constantinople.

Un double héritage, donc, profane et chrétien, à travers le simple titre de l’ouvrage.

La préface, dont le début vient directement de Junilius, compare le travail intellectuel du moine à l’ascension d’une échelle de Jacob dont chaque barreau serait constitué par un Père de l’Église ; Cassiodore exhorte à une lecture attentive de l’Écriture et des Pères, puis il évoque ses propres études bibliques et ses collations de manuscrits. Le Livre I se présente en 33 chapitres, comme, et ce n’est évidemment pas un hasard, les 33 années de vie terrestre du Christ ; il commence par présenter les 9 divisions canoniques de la Bible : l’Octateuque, les Règnes-Rois et Samuel-, les Livres historiques, les Psaumes, les Livres de Salomon (Livres Sapientiaux), les Prophètes ; puis, pour le Nouveau Testament, les Évangiles, les Épîtres, le bloc constitué par Actes et Apocalypse. Puis il mentionne les meilleurs commentaires patristiques sur chacune de ces divisions ; on peut, dit-il, trouver son bien même chez les hérétiques, mais avec des précautions ; il donne l’exemple, assez classique, du commentaire de Tyconius, un donatiste dissident au IVème siècle, et exégète parfois contesté, de l’Apocalypse.

Il présente ensuite des écrits généraux qui introduisent à l’étude de la Bible, des canons des principaux conciles (Nicée, 325, Constantinople, 381, Ephese, 431, Chalcédoine, 451), puis rend compte des divisions de la Bible par Jérôme et Augustin, avec des notes sur les versions grecques et les « vieilles latines », c’est-à-dire les traductions latines de la Bible antérieures à la Vulgate de Jérôme. Puis vient une très intéressante section sur les méthodes à suivre pour ponctuer et corriger le texte de l’Écriture sainte, quand ce texte est corrompu. Que dit Cassiodore ? Laisser intactes les phrases insolites, même si elles ne sont pas conformes aux usages du latin ordinaire, usages qu’il faudra veiller, bien sûr, à rétablir ailleurs. Ne pas décliner les noms hébreux ; ne corriger que les erreurs manifestes d’épellation (b pour v, m pour n…) ; mieux encore, mentionner les corrections avec l’original : il y a là une ébauche d’apparat critique, et ce sont de bonnes méthodes paléographiques et ecdotiques, dirait-on aujourd’hui, d’édition de texte.

Il insiste à nouveau sur l’utilité de la lecture de la Bible et de l’écriture des Livres, surtout sacrés, qui porte un coup au diable : on trouve en I, 30, 1, cette formule « Tot enim vulnera Sat anas accipitquot antiquarius Domini verba describit » : «Satan reçoit autant de blessures que le copiste recopie de paroles du Seigneur ». Il fait un portrait caractéristique des principaux Pères latins, Cyprien, Hilaire, Ambroise, Jérôme, Augustin, des principaux historiens chrétiens- de l’histoire littéraire, en quelque sorte-, et rappelle que les sciences profanes, non négligeables, sont déjà en germe dans la Bible. Les moines moins aptes à l’étude s’occuperont des champs et des jardins ; c’est l’occasion d’un aperçu sur les agronomes latins, Gargilius Martialis, Columelle, Aemilius Macer. Il donne une brève bibliographie médicale, ainsi qu’une description charmante de Vivarium et de ses environs, enfin une prière conclusive.

Le second Livre traite des arts libéraux. Saint Augustin avait suivi le même schéma dans sa première version de son De doctrina christiana : deux Livres –la version définitive en comportera quatre. Mais si Cassiodore répète, comme le Maître, que l’intérêt des arts libéraux est d’ouvrir à l’Écriture sainte, il ne dénie pas toute valeur propre aux sciences profanes, au point que ce Livre connaîtra une tradition distincte du premier au Moyen Age. Ici 7 chapitres (il y en avait 33 dans le premier, mais plus courts) : le nombre correspond, cela va de soi, aux sept arts libéraux ; additionné aux 33, on obtient le chiffre 40, autre chiffre sacré dans l’Écriture Sainte. Ces 7 chapitres sont de pure compilation ; sont présentées d’abord les disciplines du trivium- ainsi nommées à partir de Boèce- :grammaire, dialectique, rhétorique ; puis celles du quadrivium : arithmétique, musique, géométrie, astronomie ; Cassiodore a emprunté sa matière à des manuels complets sur chaque discipline, des manuels antiques ou chrétiens, grecs ou latins, sans aucune recherche d’originalité ; il a cependant contribué à la fixation du système des arts libéraux, entre deux grands noms, qui ont fondé le système intellectuel sur lequel vivra le Moyen Age et même au- delà : Martianus Capella, au début du Vème siècle chez les païens, Isidore de Séville, au début du VIIème siècle chez les chrétiens, Isidore qui connaît très bien Cassiodore. Entre les deux, Cassiodore aura joué un rôle capital. Le schéma général est cependant emprunté à un philosophe grec païen, Ammonios d’Alexandrie, dans le prologue de son commentaire à l’Isagogè de Porphyre, un texte qui date de la fin du Vème siècle ; tandis que la matière est inégalement traitée (avec davantage de développements sur les 3 artes « littéraires » du trivium que sur les 4 disciplines « scientifiques » du quadrivium) ; l’origine est tantôt latine (grammaire, rhétorique), tantôt grecque, à travers une consultation soit des textes grecs eux-mêmes, en langue d’origine, soit des textes en traduction, pour ce qui concerne la philosophie et les sciences. Or le grec recule à cette époque (Cassiodore lui-même ne le maîtrise pas avec une aisance parfaite) ; de fait, c’est une hypothèse de Courcelle- Les Lettres grecques… p. 340-, la longue éclipse des études scientifiques en Occident vient peut-être du fait que la science, la connaissance du grec y disparaît avant que la science grecque ait été traduite en latin. Boèce avait formé le projet de traduire toute l’œuvre d’Aristote et de Platon en latin, et celui d’une encyclopédie scientifique complète ; mais son exécution devait empêcher ces projets d'aboutir. De fait, à l’exception de quelques rarissimes intellectuels, à partir de cette époque, la connaissance du grec devient rarissime en Occident. Et cela nous amène à nous interroger brièvement pour conclure sur la bibliothèque de Cassiodore.

3.) La bibliothèque de Cassiodore

Les Institutiones ont systématisé chez les moines l’idée d’entretenir et de copier les livres ; ce n’est pas une idée propre à Cassiodore : déjà saint Martin, l’évangélisateur de la Gaule, comme on dit parfois, avait suggéré à ses jeunes disciples de consacrer une partie de leur temps à la copie des livres (Sulpice Sévère, Vie de Saint Martin, chapitre 10, paragraphe 6) ; Cassiodore n’invente pas, mais ce qui lui est propre est qu’il leur en fait un devoir, sinon une obligation, et leur en donne les instruments, au point que le Livre II passera bientôt pour un manuel de culture profane.

Quels sont donc les instruments dont disposaient les moines de Vivarium ?

Un bénédictin, Dom Cappuyns, en a fait une étude exhaustive dans son article sur Cassiodore, dans le Dictionnaire de Géographie et d’Histoire Ecclésiastique, tome 11. En voici un aperçu résumé :

-Cassiodore possédait une bibliothèque à Rome, mais sur elle on ne sait presque rien ; en revanche? à Vivarium? il y a deux bibliothèques, celle de Cassiodore lui-même (« mea », ou « nostra bibliotheca »), et celle des moines (« monasterii, vestra », puisque les Institutiones sont adressées aux moines). La première, celle de Cassiodore donc, est absorbée par la seconde peu avant la première recension connue des Inst., et lui apporte des ouvrages de médecine et de théologie en latin et en grec. Au total, pour aller à l’essentiel, on trouve une grande Bible pré-vulgate –antérieure donc à la traduction de Jérôme-, peut-être une Bible Hébraïque, des libres bibliques séparés, en très grand nombre, des commentaires scripturaires à lire, selon Cassiodore, juste après les Inst., conçues comme une introduction à ces commentaires, de nombreux ouvrages patristiques, saint Jérôme et saint Augustin, des ouvrages de droit canonique, d’histoire ecclésiastique, de géographie, des manuels d’arts libéraux. Les ouvrages de médecine et d’agriculture cités dans les Inst. ne le sont qu’entre autres ouvrages. Chose étonnante, peut-être : rien sur les belles lettres : seule une étude des citations littéraires dans les Inst. révèle leur forte présence à Vivarium ; Cassiodore, lettré, formé à la littérature, devait forcément disposer d’une bibliothèque littéraire importante, mais ce n’est pas ce qui compte à ses yeux.

Au total, 8 armoires de livres, cela peut sembler peu, c’est beaucoup pour une bibliothèque antique. Dom Cappuyns en détaille le contenu :

1- Écriture Sainte

2- Introduction à la Bible et commentaires sur la Bible

3- Historiens chrétiens

4- Pères de l’Église

5- Ouvrages à l’usage des travailleurs manuels et des médecins (on sait que la médecine était rattachée aux travaux manuels)

6- Écrits concernant les Arts libéraux

7- Dialectique, plus particulièrement

8- Textes grecs, à part.

Il y a en outre une foule d’ouvrages mentionnés dont Cassiodore entendait faire l’acquisition prochaine, dans le cadre d’un plan d’enrichissement de la bibliothèque.

Au total, l’inventaire alphabétique que dresse le bénédictin Dom Cappuyns n’occupe pas moins de 4 grandes colonnes en petits caractères ; Augustin et Jérôme s’y taillent la part du lion : c’est donc une culture fortement cléricalisée. Dès le début du VIIème, siècle cette belle collection a été récupérée, à l’extinction de Vivarium, par la bibliothèque des papes, au palais du Latran, et à partir de là dispersée jusqu’au IX è siècle à travers toute l’Europe. Ce n’est pas là un acte de négligence de la papauté, bien au contraire : c’est le reflet, dans le cadre d’une évangélisation qui va au-delà des frontières européennes et de celles de l’ancien Empire, du souci de doter les missionnaires de livres qui sont le fondement de leur culture et de leur foi ; il était donc normal de distribuer en quelque sorte le contenu de cette belle bibliothèque, partant du principe qu’il y avait déjà à Rome de riches bibliothèques et qu’il devait donc y avoir ce que nous appelons des « doublons ». Ainsi, pour s’en tenir à Paris, à la Bibliothèque Nationale le Parisinus Latinus 2630 (Saint Hilaire), et le Parisinus Latinus 4808 (Julius Honorius) sont des manuscrits qui proviennent de Vivarium, de la bibliothèque de Cassiodore.

Conclusion

Cassiodore n’apparaît certes pas comme un grand théologien, mais il est le type même du haut fonctionnaire lettré, devenu un chrétien converti sincère, qui voit dans la culture une condition du salut. Il apparaît comme un organisateur minutieux de la transmission culturelle, en cela extrêmement encore romain, et cette transmission du patrimoine est pour lui celle du patrimoine des « deux Antiquités », comme on dira plus tard, l’Antiquité païenne, l’Antiquité chrétienne. À un degré moindre que Boèce, il a joué le rôle d’une sorte de « Cicéron chrétien », celui d’un intellectuel engagé, parfois jusqu’au cou, dans la politique, avec ses compromissions ; il a pris sa part de la gestion de l’État, tout en gardant la nostalgie d’une cité qui serait moins « fangeuse », pour parler comme Cicéron, que la cité de Romulus. Il a profité d’une retraite interminable pour se consacrer à des activités intellectuelles et spirituelles et à la transmission d’un patrimoine.

Note : Vincent Zarini lit pour terminer la conclusion de l’ouvrage de Gustave Bardy, L’Église et les derniers Romains, Paris 1948, ouvrage un peu ancien mais dont il recommande vivement la lecture. Ces pages de conclusion sont en effet très belles : elles invitent à méditer sur ce havre de paix et d’harmonie qu’aura été le monastère de Vivarium, et sur l’atmosphère chaleureuse et studieuse que Cassiodore, tel « un grand-père au milieu de ses petits- enfants » aura su y faire régner, sans empêche tout à fait le déclin de la culture antique.

La conférence a été suivie de nombreuses questions –et de leurs réponses- dont nous ne pouvons malheureusement rendre compte, et la discussion s’est agréablement poursuivie dans le parloir du lycée où nous attendait le « verre de l’amitié humaniste »

Bibliographie de base

P. Riché, Éducation et culture dans l’Occident barbare, VIème-VIIIème siècles, Paris, 1062

F. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Age, Tome I, Paris, 1990

J.J. O’Donnell, Cassiodorus, Berkeley, 1979

M. Banniard, Genèse culturelle de l’Europe, Paris, 1989

Nous ajoutons le récent et passionnant ouvrage de François Taillandier, L’écriture du monde, Stock, Paris, 2013, roman « historique », largement consacré à Cassiodore et à son époque.