M. Jarrety, Valéry et la latinité

Cette conférence qui inaugurait le calendrier de notre association pour l’année 2011/2012, a connu une très belle affluence : à l’orée de la quatrième année d’existence de l’ALLE, nous en sommes très heureux !

Michel Jarrety, ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, agrégé des lettres classiques, Professeur des Universités, spécialiste de la littérature du XXème siècle, est l’auteur d’un grand nombre d’essais littéraires, au nombre desquels on peut citer :

La poésie française, depuis le Moyen Age. PUF, 1997.

La morale dans l’écriture (Camus, Char, Cioran). PUF, 1999.

Dictionnaire de poésie française de Baudelaire à nos jours. PUF, 2001.

La Poétique. PUF, 2003.

Il a participé également à l’ouvrage collectif : Propositions sur Les Enseignements littéraires, PUF, 2000.

Et bien sûr, la très belle Biographie consacrée à Paul Valéry, parue aux Editions Fayard, en 2008. Une biographie qui constitue non seulement une convaincante réhabilitation du « Biographique », mais qui, comme le suggère l’introduction, est une contribution à « soixante ans de la vie littéraire française », tant la vie de ce contemporain capital, à qui notre modernité doit tant, a été mêlée à toutes les grandes figures littéraires, intellectuelles, philosophiques, politiques de l’époque.

Mais pourquoi Valéry et la latinité ? Ce n’est pas la première fois que nous évoquons, à l’occasion des conférences, les liens substantiels qu’entretiennent la langue latine et la poésie ; Valéry lui-même les évoque avec beaucoup de conviction dans ses Variations sur Les Bucoliques. Yves Bonnefoy, qui a inauguré notre association en 2008, en avait parlé ; Mikael Edwards avait rappelé ce que la poésie anglaise doit au fond franco-latin, et plus récemment Michel Deguy, avait lui aussi évoqué « mes mots latins ». Il nous a semblé que le regard aigu de Valéry, celui d’un moderne qui « ne se contente pas de peu », était susceptible de rencontrer notre souci à l’ALLE, non seulement de promouvoir un latin délesté de tout académisme stérile et de routine, mais surtout un latin accordé à, revitalisé par l’histoire de la langue française, sa mémoire, d’hier à aujourd’hui.

D’abord parce que, passionné comme il l’était par les problèmes de langage et de poétique, et d’une manière générale par le destin de la langue française, Valéry ne pouvait être insensible à la double dette du français à l’égard du latin « Père du français et son éducateur en matière de grand style », d’autant qu’il lui arrive de rappeler que « le destin de la littérature française est suspendu à l’intelligence de sa prose », une prose, tout particulièrement celle du XVIIème siècle, évidemment nourrie de l’humus latin…

D’autre part, Valéry n’avait pas la religion des langues anciennes, avec ce que cela peut entraîner de réactions dogmatiques ou passionnelles ; il reconnaît volontiers avoir été un « médiocre latiniste » (comme il revendique non sans une subtile coquetterie avoir été « un élève médiocre », même si, bien sûr, nous sommes invités à prendre cette épithète dans son acception étymologique, donc latine…). Comme beaucoup d’autres grands auteurs de ce temps, nourris, sinon gavés de latin, qui pour autant n’ont jamais renié la place essentielle de ce latin dans la et leur littérature, il est souvent très sévère envers l’enseignement des langues anciennes, qui à son époque est fâcheusement encombré d’exercices stériles et mécaniques ; ce constat dépassionné donne un poids encore plus précieux au statut qu’il reconnaît incontournable du latin, de ce latin qui, d’aussi loin qu’il vienne, lui est « resté dans la chair et dans le sang ».

Enfin, il y a les origines doublement méditerranéennes de Valéry, corse par son père ( et le corse, de toutes les langues régionales de France, la linguiste Henriette Walter, que nous accueillerons dans un prochain cycle de conférences, le rappelle, est « la langue la plus anciennement latine »), italien par sa mère ; à ce titre, le monde latin et le monde hellénique, bien sûr, ne pouvaient pas ne pas laisser de traces, tant charnelles qu’intellectuelles, dans son œuvre.

Cécilia Suzzoni

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Je commencerai par un aveu : c’est que la question de la latinité, chez Valéry, se pose assez peu au sens strict. Si l’on entend par latinité, outre la question de la langue, l’héritage, l’influence, voire la reprise de certains thèmes de la littérature ou de la pensée latine, les modalités de présence ou de souvenir de l’histoire de Rome, ou bien encore de sa mythologie, — force est de constater que la grécité lui importe plus que la latinité, ce qui ne va pas sans certain paradoxe si l’on songe qu’il est italien par sa mère, et que l’Italie dont il parle la langue lui est très familière puisque, durant toute sa jeunesse, il passe l’été à Gênes chez sa tante maternelle. Tout à l’inverse, il ne se rendra jamais en Grèce. Cette grécité, il suffit banalement de feuilleter ses livres pour la voir apparaître en des noms qui, le plus souvent, sont grecs : Orphée, Narcisse, Eupalinos, Socrate, Phèdre, etc. Mais ce qu’il faut souligner d’emblée, c’est que ces noms sont une manière de signifier, si l’on veut, une sorte de mythe personnel : Orphée, qui apparaît dès 1891, est la voix qui construit le poème, Narcisse, la même année, fait surtout signe vers la division spéculaire de soi à soi qui est très présente chez Valéry. Rappelons simplement Monsieur Teste : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite ». Ou encore La Jeune Parque : « Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais / De regards en regards, mes profondes forêts[1]. » En même temps, tous ces êtres, par la mythologie ou le simple éloignement culturel, sont au-dessus de l’humain, et entrent ainsi en consonance parfaite avec une phrase essentielle d’un Cahier de 1935 qui évoque les commencements du jeune poète en cette même année de ses vingt ans : « Vers 91, le but de la poésie me parut devoir être de produire l’enchantement — c’est-à-dire un état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel. » Et il ajoute : « C’était l’éloignement de l’homme qui me ravissait[2]. »

C’est la même interprétation qui prévaut si l’on songe au titre de La Jeune Parque, qui nous renvoie cette fois à l’univers latin, et les commentateurs qui ont voulu lire le poème au prisme de cette référence mythologique se sont à coup sûr égarés, car il s’agit d’une œuvre, nous le savons aujourd’hui, où certains états d’existence de l’auteur prévalent, quoique peu déchiffrables au plus rapide regard — et je me contenterai de deux exemples. Le motif initial de la larme : « Qui pleure là, sinon le vent simple à cette heure », renvoie à la montée des larmes qui, chez l’homme Valéry, est l’expression, dès ses années de jeunesse, de la plus profonde émotion affective, les îles évoquées sont celles qu’on aperçoit depuis la côte de Perros-Guirec, etc. Rien de mythologique ici. Quant au titre lui-même, il n’a été retenu que faute de mieux, et beaucoup d’autres furent envisagés, un peu trop lestés, parfois, de mythologie : Divinité du Styx, par exemple — et au pluriel, c’est le titre d’un air célèbre de l’opéra de Gluck, Alceste, chanté par une soprano, donc une voix de femme comme celle de la Parque ; Valéry a songé aussi à La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même), La Seule Parque… Il a également pensé à La Jeune Pensive, dont le titre faisait signe, de manière trop visible, vers La Jeune Captive de Chénier. Et puis Pierre Louÿs, enfin, à qui il faisait lire son poème au fur et à mesure qu’il s’écrivait, lui a proposé de choisir Psyché, titre que lui-même songeait à donner au roman qu’il n’arrivait pas à finir, et il lui suggéra encore, juste avant la publication, Îles. Cette longue hésitation montre à quel point la référence latine a peu compté : cette Parque, comme Orphée ou Narcisse, est simplement un nom.

Il en va de même lorsque l’on considère les dialogues de 1921, Eupalinos ou l’architecte, et puis L’Âme et la danse. Dans Eupalinos, Socrate et Phèdre s’entretiennent aux Enfers, et c’est donc un dialogue des morts au cours duquel, certes, Phèdre évoque l’Ilissus, petit fleuve situé à l’ouest d’Athènes dont le nom est donc ici latinisé, et, au début du dialogue éponyme de Platon, Phèdre converse avec Socrate sur les bords de cet Ilissus. Mais il n’y a là rien d’autre qu’une sorte de coloration hellénique dont le but est de produire un effet de dépaysement, — quelque chose comme cet enchantement que j’évoquais tout à l’heure. L’essentiel, le temps d’une lecture, est de donner congé au réel immédiat de l’après-guerre, et si l’on veut, de transporter le lecteur vers un ailleurs de fable qui déshistorise le présent de l’écriture. Le nom même d’Eupalinos, d’ailleurs, a été trouvé par Valéry dans la Grande Encyclopédie Berthelot où il cherchait tout simplement un nom dont la sonorité fût séduisante : et, là encore, le souci référentiel n’importe pas puisque cet Eupalinos de Mégare, au VIe s. av. J.-C., était ingénieur, et non architecte. Si apparaissent ensuite dans le dialogue Alcibiade, Zénon, Ménexène ou Lysis, on retrouve là trois noms qui figurent chez Platon, à quoi s’ajoute celui, tout différent, de Zénon d’Élée : ici encore, sans cohérence, il s’agit d’éloigner le lecteur de son propre présent et de produire, si l’on veut, une sorte de parole intemporelle. Et puis surtout, ce qu’expriment Socrate et Phèdre, ce n’est bien sûr rien d’autre que la pensée de Valéry dont la voix se dédouble. La même fantaisie marque L’Âme et la Danse où s’entretiennent Socrate, Phèdre et Éryximaque, personnages du Banquet. Comme chez Platon, le dialogue s’ouvre sur un repas, comme chez Platon encore, Éryximaque est médecin et fils d’Acumène, mais il ne s’agit de rien d’autre que d’éveiller parmi le public cultivé la connivence d’un souvenir qui déréalise le présent.

Ici se pose bien sûr une question : pourquoi la grécité plutôt que la latinité ? Pourquoi Valéry s’amuse-t-il à ces allusions à des dialogues grecs plutôt que latins, le Brutus de Cicéron, par exemple ? La réponse est double : comme les figures auxquelles renvoient les noms de l’Antiquité n’importent pas, seuls comptent ici la sonorité et l’effet de dépaysement de ces noms, plus puissants à ses yeux du côté d’Athènes que de Rome. Quant à la seconde explication, elle est d’ordre plus biographique, mais procède de la première : Valéry est trop familier de l’Italie et de sa langue pour que le monde latin produise un éloignement aussi fort que celui du monde grec. À quoi s’ajoute, de manière moins anecdotique qu’il n’y paraît, que Valéry est meilleur latiniste qu’helléniste, et que la langue latine, du coup, lui est trop familière pour produire sur lui-même cet effet d’enchantement que je disais. Pour le reste, s’il a beaucoup pratiqué la littérature latine dans sa jeunesse, il a beaucoup lu aussi la Vulgate : lorsqu’il cite la Bible, c’est en latin. C’est qu’ainsi qu’au début d’un poème en prose des Cahiers qui se trouve repris dans Mauvaises Pensées et autres, il rappelle le début du psaume CIX : Dixit Dominus Domino meo. Et les exemples seraient légion. De la même manière, il aime à reprendre certaines formules latines, telle celle de saint Bernard : Odoratus impedit cogitationem[3] : « Une odeur empêche de penser ».

Si, licencié en droit, il cite aussi volontiers des formules juridiques issues du droit romain et qui sont aujourd’hui tombées en désuétude, il n’empêche qu’on aurait tort de surinterpréter ces citations qui, à l’époque, ne faisaient pas énigme pour le public cultivé, mais une précision, pourtant, me semble importante : c’est que, pour ce qui concerne la Bible, il y a sans doute dans le recours à la Vulgate le même désir d’éloignement que je disais, une sorte de poétisation, si l’on veut, que ne produirait pas le français : et c’est encore un effet de fable si l’on songe que Valéry, agnostique, voit dans les Écritures une forme de littérature, bien plutôt qu’un texte sacré. Mais, en même temps, ici s’inverse le rapport que je disais entre latinité et grécité puisque les citations, nombreuses en latin, sont au contraire en grec extrêmement rares, la plus fameuse étant celle des Pythiques de Pindare mise en épigraphe au « Cimetière marin » : « Mh, jila yuca, etc. » « N’aspire pas, chère âme, à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » Or à cette prévalence du latin, l’explication est de nouveau celle que je disais : meilleur latiniste qu’helléniste, Valéry, qui cite de mémoire, privilégie les citations latines, alors qu’il a certainement rouvert son Pindare pour recopier l’épigraphe de son poème.

Néanmoins, cette profonde culture latine de sa jeunesse, la difficulté où je suis pour en rendre compte devant vous tient à ce qu’il n’en reste, sur le plan proprement littéraire, que des témoignages assez minces. En 1896, après avoir acheté un beau Tacite, il songe à un écrire un portrait de Tibère, mais il envisage aussi bien un portrait de Degas ou d’Henri Poincaré ; le nom de Lucrèce apparaît çà et là, mais c’est Alain, lorsqu’il écrit son commentaire de Charmes, qui fait de Valéry « Notre Lucrèce » : ce sont en effet les mots qui ouvrent son « Propos » du 20 juillet 1927, et qui reviennent en 1929 dans son étude des poèmes. Quant aux lectures de la maturité, même si Valéry n’en parle quasiment jamais, tout porte à croire qu’il a continué de revenir de loin en loin aux écrivains latins, ainsi que l’atteste une lettre à Paul Souday, le grand critique du journal Le Temps. En 1929, au moment de partir en voyage, il lui confie qu’il a mis un Horace dans sa valise, et ajoute : « Je n’avais jamais fréquenté ce Latin. Mes Latins ordinaires sont Virgile, Salluste et… Apulée pour lequel j’ai un faible : Avez-vous lu son Apologie pour la Magie ? Rien ne fait mieux sentir la vie même de la basse époque. On y voit les chrétiens sous une couleur singulière. Quant à l’Âne d’or on y trouve le style Goncourt Huysmans et des effets 1886 très heureux… déjà[4] ! » Mais cette lettre à Souday est une sorte d’hapax, et Valéry ne commente pas ses lectures latines. Pourquoi Salluste ? On ne sait trop…

Reste que, ainsi qu’il l’écrit à Souday, c’est Virgile qui importe le plus, et son nom apparaît de loin en loin sous sa plume. Très fugitives, d’interprétation parfois un peu rude, ces notations ne donnent guère prise au commentaire. L’une d’entre elles, pourtant, me retiendra un instant. Dans une note du tout début de juin 1917, un mois après la parution de La Jeune Parque, Valéry, dans ses Cahiers[5], dresse la liste des écrivains et musiciens auxquels, sans qu’ils fussent à proprement dire des modèles, il a songé en écrivant le poème qui vient de s’achever, et ces références sont très diverses puisqu’on y trouve l’Orphée de Gluck qu’il a entendu avec ravissement en 1901 — et la figure d’Orphée est, je l’ai dit, centrale chez lui : à quoi s’ajoute, bien sûr, le fait qu’Orphée est traditionnellement chanté par une voix de contralto, voix de femme, donc, comme celle de la jeune Parque elle-même ; il a pensé également à Racine — le songe d’Athalie et la prière d’Esther, deux femmes encore —, à Wagner, etc. Le nom de Virgile, qui apparaît aussi, surprend un peu. Ce n’est certes pas aux Bucoliques qu’il songe, et moins encore aux Géorgiques, car il déteste les répétitions de la nature — moissons, vendanges, etc. — mais de manière assez surprenante, c’est à l’Énéide qu’il fait référence, ainsi qu’il apparaît dans une note écrite quelques mois plus tôt : : « L’Énéide est de la nature d’un opéra. Elle est la mère des opéras. Virgile est père des grandes décorations musicales avec ces belles parties de chant comme statues. » Et il évoque en particulier le Livre VI où Énée descend avec la Sybille aux Enfers : « Le VIe livre est un ballet infernal car 1° il a précisément vis-à-vis du public amateur romain du temps auguste le degré de sérieux, de terreur chorégraphique, les effets, et ces divinités, foudres, Tartares, Harpies — en somme la valeur qu’aurait eue un opéra de 1700 — (pour comprendre opposer le tragique cru — —) / 2° il est en effet devenu ce genre, — noble — très étudié— dont le goût s’écarte et auquel il revient[6]. » La référence, soulignons-le de nouveau, ne relève ici ni de l’influence ni de l’imitation : pas plus que Valéry ne recompose la musique de Gluck ou de Wagner, il ne récrit Virgile. Leurs œuvres ne sont pas de parfaits horizons qu’il s’attacherait à atteindre, mais des souvenirs de musicalité, simplement, qu’il essaie de faire remonter de sa mémoire profonde. De Virgile et de Wagner, il retient ainsi l’opéra, et il convient de rappeler que son modèle a été, pour la Parque, le récitatif d’opéra, l’idée d’un chant qui institue un monde éloigné du réel et ravit le lecteur.

Permettez-moi de m’arrêter un instant encore à Virgile, et à une épigraphe. Une ou deux épigraphes en latin ont déjà figuré en tête de poèmes de jeunesse, mais elles étaient très largement ornementales, tel le « Cur aliquid vidi ? », « Pourquoi ai-je vu quelque chose[7] ? » que l’on trouve en tête des « Fragments du Narcisse » de Charmes. En revanche, un autre poème du recueil, « La pythie », appelle un commentaire. Comme souvent chez Valéry, le thème de la Pythie n’a pas été choisi d’abord comme sujet du poème qui, en 1917, est né d’un vers spontanément venu : « Pâle, profondément mordue ». Une figure de femme s’est alors dessinée très vite, et tout porte à croire que Valéry s’est ici souvenu d’une démente qu’il avait vue à Montpellier où, dans sa jeunesse, un ami étudiant en médecine le menait de temps en temps dans le service de psychiatrie de l’hôpital, et, dans une lettre inédite du 15 août 1916, un an avant d’ébaucher son poème, il confie à André Breton le souvenir d’ « une femme très belle d’une pâleur égale de vélin ; toute échevelée » avec « des crins immenses et des yeux du plus noble noir », « une Alceste toujours, toujours désespérée ; une Cassandre à hurler sur les bastions de Troie. » De la figure de cette Cassandre d’une pâleur de vélin, il est passé à celle de la Pythie, elle aussi pâle, profondément mordue.

Le poème paraît en plaquette en 1920 avec deux autres odes, puis dans Charmes en 1922, chaque fois sans épigraphe. Mais lorsque Valéry reprend « La pythie » dans une édition ultérieure, en 1938, il ajoute cette épigraphe : « Hæc effata silet ; pallor simul occupat ora. » Ce sont les mots qui suivent les paroles de Didon dans l’Énéide[8] : « Ayant ainsi parlé, elle se tait et son visage se couvre de pâleur. » Deux remarques me semblent importer ici. Valéry, d’abord, ne renvoie aucunement à la Sybille de ce livre VI qu’il aime tant, mais à Didon qui, certes, est égarée par la douleur, mais n’est en rien la femme qu’évoque « La pythie ». Ce qu’il convient de noter d’autre part, c’est que l’épigraphe disparaît des éditions ultérieures, et la raison me paraît assez simple : si c’est la pâleur de Didon qui avait appelé l’épigraphe pour cette pythie également pâle, la suppression correspond très visiblement au désir de ne pas accentuer l’impression d’une littérature classique que soulignent déjà suffisamment les formes régulières de ses poèmes ; et surtout de ne pas donner à penser que le vers de Virgile ait pu présider à la naissance de « La Pythie ».

Virgile fait ensuite retour d’une autre manière en 1942, quand Valéry écrit le Dialogue de l’Arbre où, à côté du nom de Lucrèce, apparaît celui de Tityre — et ce retour de Virgile a une explication. Un de ses médecins, le docteur Alexandre Roudinesco, le père d’Élisabeth Roudinesco, vient tout juste de venir le voir pour lui demander une traduction des Bucoliques pour la Société de bibliophiles Scripta et picta. Valéry a commencé par se récuser, arguant de son médiocre latin — ce qui n’est pas si vrai — et demandé, avant de s’engager, le temps de relire le poème qu’il n’a plus ouvert depuis le collège ; lorsque Roudinesco revient le voir deux jours plus tard, il lui promet de faire un essai, et il donnera une traduction juxtalinéaire que le médecin fera paraître après sa mort : à chaque vers latin, correspond ainsi un alexandrin blanc. L’avant-propos qu’il rédige au mois d’août 1944, « Variations sur les Bucoliques », n’est cependant, à proprement dire, ni un commentaire ni une analyse de Virgile ; c’est bien plutôt une analyse de la manière dont le poète Valéry traduisant s’est d’une certaine manière identifié au poète Virgile écrivant, une réflexion sur la difficulté de traduire une langue plus concise que le français — et de lui donner une musicalité nouvelle. Or cette musicalité de l’Énéide que j’évoquais tout à l’heure, il y revient pour les Bucoliques, et remarque « que le vers latin se montre encore plus différent de la prose que le français, qui la frôle, et même l’épouse trop aisément, quoiqu’il subisse en général la loi de la rime, inconnue au latin “classique”[9]. » Notation d’autant plus remarquable que la poésie, par la musicalité justement de son chant, est pour Valéry le point solaire de la littérature, et qu’il a tendance à rabattre la prose, au contraire, du côté du langage ordinaire.

Mais l’élément ici le plus intéressant est certainement l’éloge de la littérature française dont la langue a conservé l’héritage lexical, bien sûr, mais aussi syntaxique du latin. « Il serait facile, écrit-il, de montrer que l’étude intime et l’assimilation des écrits de Cicéron, de Tite-Live ou de Tacite ont été des conditions essentielles de la formation de notre prose abstraite de la première moitié du XVIIe siècle, qui est ce que la France a produit, dans l’ordre des Lettres, de plus avare et de plus consistant. » Deux constats peuvent ici brièvement s’imposer. Le premier est que, alors qu’il écrit sur Virgile, Valéry ne parle pas de l’héritage de la poésie latine, et sans doute parce que ses règles et ses contraintes formelles sont très différentes des nôtres. Mais le second constat importe sans doute davantage car il touche à l’enseignement. Albert Thibaudet, à la fin de son Histoire de la littérature française publiée en 1936, peu après sa mort, a été le premier à faire une place à ce qu’il appelle « la génération de 1914 » et à ce qu’il nomme « la révolution scolaire de 1902[10] » par laquelle le latin cesse d’être obligatoire. Or sans doute convient-il de rappeler que la réforme de 1902, souvent contestée, a été, du vivant de Valéry, institutionnellement remise en cause par deux fois. En 1923, avec l’appui de Bergson, le ministre Léon Bérard rétablit le latin obligatoire en sixième, et sa réforme entre en application dès la rentrée scolaire de cette année-là, mais de façon fort éphémère puisque, quelques mois plus tard, après la victoire du Cartel des gauches, l’une des toutes premières décisions de François Albert, ministre du cabinet Herriot, est de rétablir une section moderne dès la sixième. Or si Valéry ne s’exprime pas sur cette réforme-là, il intervient en revanche au moment de la réforme encore plus éphémère — et c’est à peine si le mot de réforme s’impose — de l’hiver 1931.

Le 8 décembre, le Sénat, en effet, vient de voter une loi qui, dans l’un de ses articles, impose aux futurs étudiants en médecine d’avoir obtenu le baccalauréat latin-grec — disposition que la Chambre annule peu après et qui n’a donc pas été appliquée. Mais le 23 décembre 1931, à la Société française de philosophie, c’est l’occasion d’une séance intitulée « Les humanités et la civilisation moderne ». Séance fort brouillonne, à vrai dire, et peu convaincante, où c’est le physicien Jean Perrin qui se charge de monter à l’assaut des humanités qu’il pourfend de manière, il faut bien l’avouer, quasiment caricaturale, mais aussi avec une sorte de violence à peine contenue qui surprend dans pareille enceinte. Car voilà Perrin à ce point échauffé qu’évoquant « la centaine de beaux livres grecs qui ont subsisté » et « la douzaine de beaux livres latins qui ont également subsisté, mettons vingt si vous voulez », il affirme : « C’est une littérature pauvre. Nous qui avons peut-être la littérature la plus riche du monde, vouloir nous mettre sous la férule de gens aussi pauvres, c’est une chose tout à fait extraordinaire aussi. » Ce qui est singulière­ment réduire le débat et revisiter bien pauvrement, pour reprendre le mot de Perrin, la grande querelle des Anciens et Modernes, et une discussion de café du commerce s’ensuit, plutôt qu’un débat nuancé de savants soucieux d’une réflexion ferme et étayée, où le philosophe Édouard Le Roy, un disciple de Bergson que Valéry connaît, marque à peu près seul une prudence légitime en affirmant : « J’éprouve quelque embarras à prendre la parole impromptu sur des questions qui sont infiniment complexes. » Et certainement songe-t-il alors à l’argumentation autrement plus subtile de son maître Bergson qui avait fait paraître dans La Revue de Paris, le 1er mai 1923, un article sur « Les études gréco-latines et la réforme de l’enseignement secondaire ».

L’intérêt de cette controverse est cependant pour nous que Valéry, qui jamais ne s’est exprimé encore sur ces questions, trouve ici l’occasion de le faire. Mais quand le philosophe Xavier Léon s’adresse à lui pour qu’il ouvre la discussion qui va suivre l’exposé de Jean Perrin, le voilà tout à coup réticent : « Je n’ai vraiment rien à dire », commence-t-il prudemment, avant d’ajouter d’une formule euphémique : « L’exposé de Perrin a revêtu un caractère un peu spécial pour moi. » Puis il improvise quelques généralités qui lui sont familières sur les défauts de l’enseignement qui devrait idéalement s’adapter à la nature de chaque élève. Quant aux langues anciennes : « On semble considérer, dit-il, que le grec et le latin sont des objets d’études bien déterminés, et pour ou contre l’enseignement desquels on se déclare. Eh bien ! Je ne crois pas du tout. Il y a plus d’un grec et plus d’un latin. Certains des partisans du latin ou du grec pensent à ces langues exactement comme on y pensait en 1840. Or une grande transformation est intervenue dans la manière de les considérer. On ne peut considérer comme jadis la seule période “classique”, dont on inculquait les clichés au moyen d’exercices très poussés : le vers latin, par exemple, le discours ; — on creusait, par là, une sorte d’abîme entre la langue latine et le français moderne. Mais le rôle de la philologie a grandi, les méthodes philologiques ont introduit la continuité et elles permettent, d’ailleurs, d’étudier avec plus d’intérêt ces langues qu’on disait mortes et la continuité avec la nôtre. » Et s’il regrette que l’enseigne­ment n’ait pas su tirer bénéfice de ces progrès philologiques, c’est pour conclure par une litote : « Cependant, je tiens que le contact du grec et du latin n’est pas si mauvais qu’on le dit pour la connaissance du français. » À quoi Perrin, d’une formule sans appel, rétorque : « Pas mauvais, mais inutile. »

Déconcerté sans doute par ce ton offensif, sinon agressif, Valéry ne parvient pas à établir un authentique dialogue avec Perrin, et le débat tourne court. On le regrette d’autant plus que la suggestion de revitaliser les langues mortes par la philologie ne manque pas de pertinence, et qu’une autre question eût mérité autre chose qu’une superficielle controverse. Et cette question, après celle de la langue, est celle de la littérature, car lorsque Valéry affirme : « Il y a un fait : nous avons encore pour modèles des écrivains (des XVIe et XVIIe siècles) qui étaient tous nourris de latin et quelques-uns de grec », est-ce encore tout à fait exact à cette date ? L’objection qu’il convient de retenir n’est pas ici celle de Perrin qui lui oppose l’exemple des « femmes, qui n’en savaient pas, et qui écrivaient tout de même le français », mais bien celle de l’éloignement, désormais, de cette culture et de ces modèles. Or cette objection-là, c’est Thibaudet, je l’ai dit, qui la formulera remarquablement cinq ans plus tard. Mais, pour le reste, Valéry n’a pas tort, contre Perrin, de déplacer le débat du modèle d’écriture aux modalités de la lecture : « Il est très difficile de dissocier le grec et le latin de la littérature française, parce que les écrivains-types français avaient une forte culture latine, et qu’on ne peut pas, comme je l’ai dit, apprécier véritablement leur œuvre sans avoir une certaine culture latine[11]. »

Dans ce débat, Valéry, donc, défend la nécessaire culture latine, mais en même temps, critique la manière d’enseigner ces langues mortes. Il n’est certainement pas indifférent de préciser d’abord que la question de l’enseignement et de ses défauts est récurrente chez lui, dont la critique se résume assez bien dans l’idée que l’on ne reçoit pas un enseignement comme on voit un liquide passer d’un vase transparent dans un autre, mais que cet enseignement, ce savoir, on doit au contraire se les approprier, se les assimiler, c’est-à-dire justement les faire siens. Et Valéry ne fait ici que généraliser sa propre conception de la connaissance qui doit être non point reçue, mais repensée chaque fois à nouveaux frais par celui qui veut l’acquérir et véritablement la posséder. De là, pour une large part, procède la critique virulente du diplôme puisqu’on n’apprend pas pour savoir, mais pour réussir à son examen. Dans les « Variations sur les Bucoliques » qui servent de préface à sa traduction, il note d’ailleurs : « Je ne sais rien de plus barbare, de plus infructueux, et donc de plus bête qu’un système d’études qui confond la prétendue acquisition d’une langue avec la prétendue intelligence et jouissance d’une littérature[12]. » Il y a là chez lui un leitmotiv que l’on retrouve en particulier dans sa critique de l’explication de texte française, par exemple, qui annule par sa pratique — une sorte de dissection mortifère — toute la poésie du poème étudié. D’assez nombreuses notes des Cahiers sont consacrées à ces questions, et parmi elles, celle-ci, de 1943 : « Inutile d’enseigner le latin si les 4/5 des enseignés n’arrivent pas à lire et comprendre couramment un texte de Cicéron ou de Virgile[13]. » On aurait tort de croire que se prononce ici un discours élitiste, car il y va de tout autre chose : de l’idée que l’apprentissage de la grammaire latine ne sert à rien s’il n’ouvre pas à une véritable jouissance de la littérature latine. Sans aucunement faire acception, notons-le, de l’aptitude des langues anciennes à former les esprits, il fait ici de cet apprentissage, non une fin, fût-elle partielle, mais le moyen de parvenir au plaisir du texte.

À cet égard, l’essentiel se trouve exprimé le 16 janvier 1935 dans une conférence intitulée « Le bilan de l’intelligence » et qui est reprise dans Variété III. Le texte est assez long, mais il convient de le citer tout entier. « Laissons la question du grec et celle du latin, c’est une dérision que l’histoire des vicissitudes de ces enseignements. On remet, ou on retire, selon le flux ou le reflux, un peu plus de grec ou un peu plus de latin dans les programmes. Mais quel grec et quel latin ! La querelle dite des « humanités » n’est que le combat des simulacres de culture. L’impression qu’on éprouve devant l’usage que l’on fait de ces malheureuses langues deux fois mortes est celle d’une étrange falsification. Ce ne sont plus véritablement des langues ni des littératures dont on s’occupe, ces langages semblent n’avoir jamais été parlés que par des fantômes. Ce sont, pour l’immense majorité de ceux qui font semblant de les étudier, des conventions bizarres dont l’unique fonction est de constituer les difficultés d’un examen. Sans doute le latin et le grec ont beaucoup changé depuis un siècle. Actuellement, l’antiquité n’est plus du tout celle de Rollin[14], pas plus que les chefs-d’œuvre de la sculpture antique ne sont, depuis cent ans, ni l’Apollon du Belvédère ni Le Laocoon ; et sans doute on ne sait plus ni le latin des jésuites ni celui des docteurs en philologie. On sait un latin, ou, plutôt, on fait semblant de savoir un latin, dont la version du baccalauréat est la fin dernière et définitive. J’estime, pour ma part, que mieux vaudrait rendre l’enseignement des langues mortes entièrement facultatif, sans épreuves obligatoires, et dresser seulement quelques élèves à les connaître assez solidement, plutôt que de les contraindre en masse à absorber des parcelles inassimilables de langages qui n’ont jamais existé… Je croirai à l’enseignement des langues antiques quand j’aurai vu, en chemin de fer, un voyageur sur mille tirer de sa poche un petit Thucydide ou un charmant Virgile, et s’y absorber, foulant aux pieds journaux et romans plus ou moins policiers. »

Je laisserai bien sûr de côté le caractère utopique de cet enseignement facultatif, car comment un jeune élève saurait-il qu’il désire devenir l’excellent latiniste ou bien helléniste qui se trouve ici envisagé ? L’essentiel est plutôt que Valéry délaisse la question de la langue qu’il évoquait devant la Société française de philosophie lorsqu’il disait que sa connaissance « n’était pas mauvaise » ; ce qu’il prend en compte en cette page, c’est ce qu’il appelait tout à l’heure la jouissance de la littérature antique. Or, quant au latin, on ne peut comprendre ce point de vue que si on l’élargit à l’enseignement plus général des arts, formule d’ailleurs ici bien audacieuse puisqu’à ses yeux, précisément, il convient que l’œuvre d’art ne soit pas l’objet d’un enseignement. C’est ce qu’il dit très clairement et de manière quasi provocante le 16 juillet 1928 devant la sous-commission des lettres et arts de la Société des Nations, et il me faut citer un peu longuement le procès verbal : « M. Paul Valéry, rapporte le procès-verbal, doit avouer qu’il a été surpris par cette idée du rôle éducatif des musées. Se servir d’œuvres d’art pour une soi-disant éducation artistique est une idée fausse ; ni la qualité ni le nombre d’artistes ne peut augmenter en proportion des mesures que l’on préconise. L’esprit qui les inspire consiste à détourner l’œuvre d’art de sa condition propre qui en fait un moyen matériel servant à dégager du rythme et de la poésie. Il n’y a aucun rapport entre cette notion et celle qui consiste à faire défiler des troupes d’écoliers en leur offrant des considérations didactiques sur les œuvres d’art. L’enfant doit faire son éducation artistique non pas devant un Rembrandt mais avec une poupée, et si l’on tente d’y parvenir en le mettant devant un objet voluptuaire, on fait le même contre-sens qu’en se servant des grands poètes comme moyen d’éprouver la force des enfants en français ou en latin[15]. »

Ce que souhaiterait Valéry, c’est un enseignement, si je puis dire, non didactique, c’est-à-dire un enseignement si l’on veut esthétique, et la difficulté ici soulevée n’est pas loin d’être une sorte d’aporie si l’on songe simplement que l’on ne peut pas, d’un côté, goûter la littérature latine sans connaître parfaitement sa langue, et que, d’un autre côté, il faudrait enseigner le latin sans recours aux textes littéraires. Un tel enseignement non littéraire n’est certes pas impossible, et c’est ce que fait aujourd’hui l’Université pour ce qu’on appelle le Français Langue Étrangère, mais la question est de savoir si l’élève peut accéder tout seul à la littérature, et développer par une simple lecture personnelle la sensibilité à la beauté des textes. La réponse de Valéry est assurément oui, mais cette réponse personnelle, une fois encore, paraît mal généralisable. C’est que le rapport à une œuvre d’art, littérature ou bien peinture, doit être pour lui un face-à-face sans médiation ; il y a chez lui un refus de tout savoir venu d’autrui, car ce savoir vient faire écran, et c’est ce que dit très bien « Le problème des musées » : « En matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n’est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n’est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document[16]. »

Ce que ces considérations ont de frappant, me semble-t-il, c’est qu’il s’agit là d’un point de vue d’écrivain, et il n’est pas indifférent de rappeler que cette subjectivité absolue est aussi le point de vue de Péguy et de Proust. Dans le Contre Sainte-Beuve, Proust écrit ces phrases bien connues : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux[17]. » Et, dans L’Argent suite, Péguy, contre Lanson, affirme de manière encore plus frappante : « Celui qui comprend le mieux Le Cid, c'est celui qui prend Le Cid au ras du texte ; dans le dérasement du sol ; et surtout celui qui ne sait pas l'histoire du théâtre français[18]. » Ce refus du savoir qui offusque l’œuvre, dans son excès même, est précisément celui de Valéry, et, de cette position constante, je donnerai un dernier exemple tiré de nouveau du « Bilan de l’intelligence » : « Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d’ânonner, et, d’ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n’est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie. Mais, en revanche, on exigera des candidats aux examens une certaine connaissance de la poésie et des poètes. Quelle étrange connaissance ! N’est-il pas étonnant que l’on substitue cette connaissance purement abstraite, (et qui n’a d’ailleurs qu’un rapport lointain avec la poésie), à la sensation même du poème[19] ? » Et d’une certaine manière, nous retrouvons ici le point de vue de Valéry que j’évoquais au sujet de sa traduction des Bucoliques. Dans sa préface, il ne commente pas Virgile, il s’identifie à Virgile.

Des quelques remarques que je viens de faire, il n’y a naturellement rien à conclure, mais je voudrais, pour finir, évoquer ce qui, de l’histoire antique par ailleurs si peu évoquée dans son œuvre, en fait cependant un héritage à la fois durable, présent, et sensible : je veux parler du monde méditerranéen dont il souligne volontiers l’unité singulière — et le tout premier titre du Cimetière marin fut justement Mare nostrum. Lorsque, en 1933, il devient administrateur du Centre Universitaire Méditerranéen de Nice, il rédige un programme dont une section s’intitule « Fonction de la méditerranée » où on lit en particulier ceci : « Rien de plus admirable que de voir en quelques siècles naître, de quelques peuples riverains de cette mer, les inventions intellectuelles les plus précieuses, et, parmi elles, les plus pures : c’est ici que la science s’est dégagée de l’empirisme et de la pratique, que l’art s’est dépouillé de ses origines symboliques, que la littérature s’est nettement différenciée et constituée en genres bien distincts et que la philosophie, enfin, a essayé à peu près toutes les manières possibles de considérer l’Univers et de se considérer elle-même[20]. » Mais cette unité culturelle est envisagée ici comme la totalité d’un héritage antique où Valéry ne fait acception ni des langues ni des littératures, latines ou grecques. Et au surplus, cette Méditerranée est dépaganisée, si l’on songe que Valéry, très souvent, choisit de la définir par la coprésence du pain et du vin — et lorsqu’il l’évoque, par exemple, dans un passage de Tel Quel II, c’est pour en faire une Aire Chrétienne : « Le christianisme tient au pain et au vin. / Le catholicisme les exige. Pain, vin, et la notion de substance. / L’opération essentielle qui définit le catholicisme est le changement de substance de deux produits élaborés par l’industrie de l’homme[21]. » Passage symbolique où l’héritage de Dionysos et de Cérès fait l’objet, si l’on veut, d’une sorte de transsubstantiation.

Michel Jarrety

[1] Œ.II.25 et Œ.I.97. Je renvoie aux deux tomes des Œuvres procurés dans la « Bibliothèque de la Pléiade » par Jean Hytier, Gallimard, 1957 et 1960.

[2] C.XVIII.281. Les références renvoient aux vingt-neuf volumes publiés aux Éd. du C.N.R.S. (1957-1961)

[3] Saint Bernard de Clairvaux, Opera omnia, Paris, 1889, t. 2, p. 496.

[4] Œuvres, t. 1, Éd. du Sagittaire, 1931, p. 114.

[5] C.VI.508-509)

[6] C.VI.178.

[7] Ovide, Tristes, II, v. 103.

[8] (IV, v. 499).

[9] Œ.I.217.

[10] Histoire de la littérature française, Stock, 1936, p. 516.

[11] Bulletin de la Société française de philosophie, Colin, t. XXXI, p. 129 sqq.

[12] Œ.I.218.

[13] C.XXVII.729.

[14] Charles Rollin, auteur, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, d’une Histoire ancienne en treize volumes.

[15] Procès-verbal de la Sous-Commission du 17 juillet 1928, séance du matin, p. 5-6 (archives de l’Unesco).

[16] Œ.II.1293.

[17] « Notes sur la littérature et la critique », in Contre Sainte-Beuve, éd. Pierre Clarac, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 305.

[18] Œuvres complètes, éd. Robert Burac, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 3, 1992, p. 862.

[19] Œ.I.1079.

[20] Œ.II.1137.

[21] Œ.II.613.