« Qu’est-ce que l’utopie ? »

Exposé pour la conférence prévue le 18 octobre 2007

à l’Université des Sciences et Technologies de Lille,

pour l'ouverture du cycle

« Questions de sens 07/08 : Utopie et altermondialisme »

Dans les manifestations de décembre 1995, des autocollants rouges avaient fleuri, proclamant en lettres jaunes : « Utopiste, debout ! ». On les retrouverait au long des manifestations de chômeurs, autre mouvement social marquant la période par son caractère inusité. Au même moment, le monde intellectuel retrouvait de l'intérêt pour l'utopie à l'occasion de l'an 2000. Elle était l'objet d'une grande exposition de la Bibliothèque nationale de France (reprise ici à Lille) et aussi le sujet des Rendez-vous de l'Histoire de Blois. Le succès du Dictionnaire des Utopies (dirigé par Michèle Riot-Sarcey), qui en est à sa troisième édition depuis 2002, montrait en miroir l'intérêt du public pour la question.

On peut néanmoins noter un retournement de tendance ces dernières années. Le mouvement altermondialiste a vu rapidement l'espoir faire la place aux doutes, de la divine surprise de Seattle en 1999 au drame de Gênes en 2001, alors qu'en France la victoire du « Non » au TCE coïncidait avec la longue crise d'ATTAC. Toujours dans notre pays, les élections présidentielles de 2002 ont servi à dénoncer l'utopie d'un vote d'idée aux marges qui aurait en fait mis la démocratie en danger. En 2007, le tollé provoqué par Ségolène Royal qui avançait l'idée de « jurys citoyens » a montré à quel point l'inventivité politique était maintenant de mauvais aloi.

Le rejet de l'utopie est désormais assumé. Dans « Philosophie Magazine » de septembre 2007, sous le titre « Le meilleur des mondes impossibles », Raphaël Enthoven conduit son lecteur de Campanella à Robespierre et de Mao à Platon pour conclure :

« Comment en finir avec l'utopie ? Elle se transforme en cauchemar chaque fois qu'on tente de la mettre en pratique (...) Mieux vaut la mélancolie démocratique de l'homme qui s'accommode du vice, que l'enthousiasme totalitaire de celui qui parie sur la vertu ».

Ce type d'opinion semble d'autant plus marqué au coin du bon sens qu'elle se répète de décennie en décennie. En juillet 1978, le « Magazine Littéraire » fermait le ban de Mai 68 en titrant « L'utopie c'est le goulag » et incriminait Platon d'avoir « voulu codifier cette rêverie » qui aboutit à « des mondes aussi totalitaires, aussi privatifs de liberté, aussi invivables ». On croirait facilement que ces affirmations sont à mettre sur le compte d'une brusque désillusion à l'égard des « communismes » russe ou chinois.

Or, 130 ans plus tôt, en 1848, le « spécialiste » d'un communisme qui n'avait jamais été réalisé dénonçait déjà « cette unité compressive, despotique, absolue, (... cette) machine unique » (Ernest Merson, Du communisme : réfutation de l'utopie icarienne, 1848) tandis qu'un autre affirmait que Platon c'était « l'esclavage » et Campanella le « despotisme » (Alfred Sudre, Histoire du communisme ou Réfutation historique des utopies socialistes, 1848 ; consultable, comme le précédent sur http://gallica.bnf.fr). Pourquoi accuser des penseurs morts depuis longtemps d'un mal qui n'était pas encore advenu ? Parce que « Les doctrines qui menacent aujourd'hui la propriété, la famille, la liberté et qui semblent être la maladie de notre époque ont déjà paru en d'autres temps », répondait l'Académie des sciences morales et politiques.

La réussite répétée de ce processus de mise à l'écart des utopies hors l'histoire trahit le point faible de la contestation : le mimétisme avec ce qu'elle critique. Trop souvent en effet la contestation du pouvoir s'organise dans les formes de pouvoir consacrées, produisant de la soumission là où il faut l'émancipation. De même, à l'accusation de mettre en cause les fondements de la société répondent régulièrement des dénégations d'un « réalisme » appuyé qui délégitiment d'avance toute alternative. Aujourd'hui plus que jamais, seule une pensée radicale toujours critique (y compris vis-à-vis d'elle-même) peut (r)ouvrir le champ des possibles.

En plus de la violence des affrontements sociaux, et peut-être plus qu'elle, c'est le doute généralisé sur les discours et les formes d'autorité qui inquiète le(s) pouvoir(s). Non seulement « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » affirme des exigences, mais elle rencontre la sympathie de membres des couches éclairées. Des individu(e)s de toutes origines cherchent ensemble les voies d'une remise en cause des rapports sociaux. Face à ce possible qui s'ébauche, il s'agira de renvoyer chacun chez soi. Les prolétaires sont assignés au social, à « la matérielle », au corporatisme ou au populisme. Pour disqualifier définitivement toute vision alternative, on s'attaque ensuite aux artisans du changement, qualifiés d'utopistes. Ils seront critiqués moins pour leur action pratique que pour l'effet dissolvant de leurs idées, aux chefs d'outrage à la morale, d'irresponsabilité politique ou économique. De la condamnation pénale des saint-simoniens en 1832 à celle, politique aujourd'hui, de « l'héritage de Mai 68 », les méthodes n'ont guère changé.

Il ne faut donc pas chercher l'essence de l'utopie dans la filiation linéaire de projets abstraits de l'Antiquité à nos jours. Au contraire, Michèle Riot-Sarcey a montré que le « Réel de l'utopie » est dans l'historicité des textes et leur inscription dans les nécessités de leur temps propre. Chaque brèche utopique, après 1830, 1968 ou 1995 a provoqué une bataille d'interprétation qui trahit les enjeux profonds du moment. Les juger au prisme de la « doctrine saint-simonienne », de la doxa de l'extrême-gauche ou de la théorie de l'altermondialisme est de peu d'intérêt. Il est plus fécond de comprendre comment l'ordre a été ébranlé puis rétabli.

De même, Platon, qui est pourtant conservateur, est accusé d'être à l'origine de tous les systèmes subversifs. Bien que son projet vise à éliminer non les inégalités mais les différences (afin de préserver l'unité indispensable de la cité), il suppose la communauté des biens et des femmes, crime impardonnable 22 siècles plus tard. En se référant à Platon, on veut surtout rejeter l'utopie du côté du « non-lieu », afin de légitimer les règles politiques et sociales garantissant l'ordre bourgeois : la famille et la propriété fondent les hiérarchies sociales ; le peuple est représenté par l'élite, seule en capacité de gérer la chose publique. C'est pourquoi Platon sera désigné comme le précurseur des réformateurs sociaux du XIXe siècle, sans souci de vraisemblance.

On comprend mieux le fourre-tout qu'est l'utopie définie par ses adversaires : il s'agit de la disqualifier, même au mépris des faits. Comme le remarque Bronislaw Baczko,

« Les Fourier et les Saint-Simon, les Enfantin et les Cabet, que l'on qualifie d'utopistes notoires et de rêveurs sociaux, n'écrivent pas des voyages imaginaires et ce ne sont pas des gouvernements rêvés qu'ils proposent. Les visions des sociétés idéales qu'ils mettent en avant sont présentées comme autant de conséquences des théories sociales, comme des vérités scientifiquement fondées » (Lumières de l'utopie, 1978).