Skvortsov-Stepanov, "Le mode de vie"

Article du tome 8 de "l'Encyclopédie Soviétique" (sous la direction de O.Iou. SCHMIDT); Moscou : A.O. "Sovetskaïa Entsiklopediïa", 1927.

Le mode de vie [ Byt ] (définition et méthodologie)

Le mode de vie est le caractère particulier de la vie, la façon de vivre. Le mot s'emploie souvent dans le sens restreint de mode de vie exclusivement domestique. Mais il serait plus juste de parler du mode de vie domestique ( privé ) et du mode de vie social, d'autant que l'un et l'autre sont intimement liés. En effet, les racines de ces deux aspects du mode de vie résident dans l'économie du pays et de l'époque correspondantes. L'acception habituelle du mot relie au "mode de vie" les "moeurs", c'est à dire la configuration particulière des rapports de réciprocité à une époque définie, dans un pays ou un groupe social. Dans ce sens, on parle par exemple du mode de vie et des moeurs d'une corporation ou d'un village du Moyen Age, ou de la Renaissance, ou encore de l'Italie ou de l'Allemagne de cette époque etc..

*Pendant une période d'immobilisme, et en particulier de stagnation économique, le mode de vie se solidifie, se cristallise, et, en fonction des conditions concrètes, il se conserve dans une certaine mesure sous forme d'habitudes (voir ce mot) et de rites (voir ce mot)[1]. De ce point de vue, la plus grande différence entre habitudes et rites tient à leur degré respectif d'élaboration et de contrainte extérieure. Les rites sont d'autant plus intangibles qu'ils s'unissent et s'imbriquent à la religion. Les habitudes sont plus souples car ces formes de mode de vie réagissent plus vite aux changements des rapports économiques. Cependant, il faut se garder d'erreurs et de déformations très courantes chez les historiens que décrivent trop sommairement, sans articulation ni analyse de classe, les grands bouleversements du mode de vie et des moeurs de telle ou telle époque. Par exemple, caractérisant le relâchement des moeurs à l'époque du Directoire par l'opposition au "régime de la vertu" de Robespierre, les historiens négligent le fait que, sous la révolution thermidorienne# déjà, le pouvoir était usurpé par une nouvelle bourgeoisie qui se distinguait totalement de celle qui s'était primitivement enrichie grâce aux fournitures de guerre et à l'accaparement des terres confisquées. Ils ignorent quasiment le fait que les couches et groupes sociaux qui avaient soutenu les jacobins étaient désormais condamnés par les conditions générales du Directoire à une "vertu" petite-bourgeoise encore plus dure que sous la domination jacobine. La petite bourgeoisie était rejetée de l'arène politique; mais, ne remarquant pas cela, les historiens idéalistes parlent de changements - imaginaires - du mode de vie et des moeurs de toute la "société française" sous le Directoire.

Dans tout jugement sur le mode de vie et les moeurs, il est indispensable de tenir compte des différences entre les phénomènes superficiels et les comportements réels. Dans l'histoire des cours de France, d'Angleterre et de Russie, d'un règne à l'autre ou parfois au cours d'un seul règne, on a vu une très grande licence se transformer, comme d'un seul coup, en une rigueur et une dureté toute monastique; et on a pu aussi observer le mouvement inverse. Les "moeurs" changent, ce en quoi elles se rapprochent des modes (voir ce mot)[2]; le mode de vie change lui aussi, mais principalement en apparence. Les changements réels, internes, sont moins accusés. Les modifications superficielles se révèlent être surtout un moyen tactique entre les différents groupes de la (ou les) classe(s) dirigeante(s) comme entre les diverses cliques d'un même groupe social dominant. Les conditions d'apparition, de lutte et d'existence d'un groupe social donné et ses relations avec les autres groupes et classes sont indispensables à l'étude du mode de vie et surtout des moeurs. L'austérité puritaine était en elle-même démonstrative d'une attitude envers la haute noblesse (particulièrement la noblesse de cour). Il lui était d'autant plus facile de se muer en hypocrite bigoterie quaker. Le mode de vie de la "jeunesse dorée" pendant la révolution française contenait l'appel direct de la nouvelle bourgeoisie montante qui se renforçait et accédait à la conscience en opposition à la petite bourgeoisie qui était arrivée au pouvoir avec les jacobins.

La contrainte directe et différentes formes de pressions indirectes (mais non moins réelles) jouent toutes un grand rôle dans la formation du mode de vie et des moeurs des classes exploitées. Ici, il faut assez rappeler les lois somptuaires (contre le luxe) au Moyen Age et à l'époque du mercantilisme. Ces lois furent d'abord promues par les féodaux qui voulaient d'autant plus sauvegarder leurs distinctions extérieures par rapport à la bourgeoisie montante que le développement économique se retournait contre eux. Avec la montée des ateliers, la même histoire se répéta entre les guildes de marchands et les maîtres des corporations. Encore plus tard, quand la corporation se désagrégeait sous l'influence du capital commercial, les lois somptuaires retournèrent leur rigueur contre les apprentis. L'affaire ne tenait pas seulement à l'orgueil de chaque ordre comme le soutiennent les historiens idéalistes du mode de vie et des moeurs : cette lutte avait des fondements tout à fait réels. Le port de l'épée, par exemple, était le symbole de l'esprit combatif qui animait les guildes, ateliers et fraternités d'apprentis. Quand une ville médiévale atteignait un certain niveau d'autonomie dans ses rapports avec le monde féodal, les milices des ateliers devenaient alors une menace pour le pouvoir municipal des guildes de marchands. Avec le temps, un autre parti politique encore s'avança sur la scène, celui du commerce. Vu le rôle joué par les produits de luxe dans le grand commerce, une des plus importantes tâches de la politique commerciale du mercantilisme était de diminuer l'importation de ces produits chez soi et, au contraire, d'augmenter leur exportation sur les "marchés extérieurs". Ces deux objectifs nécessitaient l'un comme l'autre de restreindre le plus possible la consommation intérieure. En fonction du ou des ordres au pouvoir, ces mesures, on le comprend, pouvaient prendre le caractère d'un conseil, d'une exhortation et non d'une norme juridique contraignante.

Les éléments fondamentaux des lois somptuaires participèrent pour beaucoup à la définition du mode de vie de la paysannerie dépendante à la fin du Moyen Age. D'ailleurs, dans les villages serviles, il n'y avait guère besoin d'ordonnances particulières contre le luxe. Les intérêts les plus élémentaires de l'auto-préservation, la crainte des changements, des exactions et des extorsions; tout cela était une base trop sérieuse pour que la paysannerie s'opprime elle-même, dans son mode de vie; les paysans, même ceux des couches aisées, évitaient toute manifestation d'opulence. Visant à peser constamment sur les salaires et abaisser violemment le niveau de vie ouvrier, augmentant ainsi la plus-value absolue, la législation contre le "luxe" dans le mode de vie des apprentis des corporations passe immédiatement dans la législation (sic) [dans les faits (?)]. En cette matière, comme en d'autres d'ailleurs, il faut logiquement regarder la législation somptuaire sous l'angle de ce qu'on appelle "l'accumulation primitive".

*Pourtant, même pour ce qui concerne la classe ouvrière, la contrainte pour imposer un mode de vie "ascétique" jouait un rôle modeste en comparaison d'influences plus subtiles. Avec sa morale de négation de la chair et de dédain envers toutes les joies "séculières", le christianisme transforma avec beaucoup d'art une complexion extérieure en renoncement intérieur "volontaire". En ce sens, les églises catholique et orthodoxe (et, dans une moindre mesure anglicane et luthérienne) sont directement des religions d'extorsion de la plus-value absolue. Objectivement, les railleries récurrentes de la littérature des débuts du capitalisme visaient au même but en brocardant les ouvriers d'industrie qui imitaient extérieurement le vêtement, les manières et le langage des citadins (et précisément des bourgeois de la ville). En Allemagne, un tel comportement envers la classe ouvrière en formation s'observe encore dans les années 1860-70, et chez nous dans les années 1880-90. La littérature populiste a elle-même contribué à cela. Le capital voulait que les ouvriers de la grande industrie gardent leur simplicité rurale. Ses idéologues avancèrent sous le drapeau de la défense d'un costume "national" (les laptis et l'armiak[3]), de coutumes "populaires", de rites, de chansons si colorées, si pittoresques et si touchantes. Pour un marxiste, l'imitation extérieure des citadins repose sur d'autres bases : la classe ouvrière en formation, "classe en soi" devenant "classe pour soi". Bien que de façon instinctive et inconsciente, la classe ouvrière commence à utiliser pour elle-même les conquêtes culturelles accessibles aux seuls exploiteurs. En dehors du travail, en dehors de la production, là même où le pouvoir illimité du capital lui semble indiscutable, la classe ouvrière ne veut pas porter la marque extérieure de sa dépendance : elle veut paraître "comme tout le monde".

*Ces aspirations à une "réussite sociale" extérieure, qui reste bien sûr purement illusoire, amène la classe ouvrière à de grands sacrifices : l'ouvrier fait des économies sur la nourriture pour s'offrir une veste de costume, acheter une robe à falbalas à sa femme ou des rideaux de mousseline pour la maison. Quand la conjoncture favorise durablement une profession, ces ambitions dégénèrent en une inclination petite-bourgeoise permanente tout à fait caractéristique de "l'aristocratie" ouvrière. S'imaginant qu'ils ont "réussi socialement", ces groupes se détachent du cours général de la lutte de classe. Par contre, ils payent cruellement les retournements de conjoncture car leurs capacités de résistance face à une offensive déclarée du capital se sont affaiblies. En ce qui concerne la classe ouvrière dans son ensemble, dans sa lutte pour la conquête de la culture et l'élévation de sa part du produit social, l'imitation extérieure des classes exploiteuses marque un pas en avant. C'est en tout cas un symptôme du développement des besoins. Cette remarque autorise à elle seule à récuser les railleries des agents conscients et inconscients du capital (comme d'ailleurs de la grande propriété foncière qui redoute que le développement des besoins ne touche aussi la paysannerie). De là proviennent l'idéalisation de l'ancien mode de vie et les tentatives pour le restaurer. Le développement des besoins menace de brouiller les distinctions, perçues par l'économiste, entre les "produits de luxe", principalement consommés par les appropriateurs de la plus-value, et les produits nécessaires, consommés par les producteurs de valeur et de plus-value. A ce critère objectif qui reflète la situation de l'ouvrier dans la production, les idéologues du capital essaient de substituer les critères subjectifs de leur morale de classe.

Le mode de vie et les moeurs sont le style et la tonalité générale du temps non productif de l'être d'une personne, de ce moment où il ne produit pas mais consomme ce qui provient de la production. Il s'ensuit donc que le mode de vie et les moeurs sont intimement liés aux rapports de production d'une époque et d'un pays donnés, à la situation particulière de tel groupe social dans la production. Envisageons par exemple le mode de vie d'une ville médiévale dans ces éléments essentiels : rapports externes et internes des ateliers, processions religieuses et défilés militaires, cérémonies des guildes de marchands, des confréries de métier et d'ateliers, des fraternités d'apprentis, mais aussi "mystères" et rites d'initiation de la corporation. Tout cela doit être expliqué par les conditions de production de la ville médiévale et les transformations qu'elles subissent au cours du développement économique. On retrouve le même lien avec les rapports de production dans le mode de vie privé, domestique, familial des différents groupes sociaux d'une corporation : dans la structure du ménage, la situation de la femme, les relations particulières de l'apprenti avec le ménage du maître. En étudiant tous ces aspects du mode de vie privé et public, il faut tenir compte des liens génétiques unissant la population urbaine aux différents groupes de la population rurale. La ville n'a pas entièrement créé le mode de vie urbain, tant il est vrai que beaucoup d'éléments proviennent de la campagne et n'ont été modifiés qu'avec le développement de la ville. De la même façon, le mode de vie du prolétariat des premières grandes industries s'explique beaucoup par les conditions de son apparition et de son recrutement : il est issu des corporations minées par le capital commercial et de l'excédent démographique des campagnes soumises à un servage croissant. L'être improductif n'existe pas dans le prolétariat des débuts du capitalisme; en dehors de la production, l'ouvrier ne connaît, en effet, qu'une vie biologique. Pour son être, il n'y a pas de sphère dans laquelle "eût commencé le développement de ses forces individuelles, apparaissant comme son propre but, comme le règne authentique de la liberté". Dans ce sens, la rubrique "situation de la classe ouvrière" épuise tous les aspects du mode de vie ouvrier. Or, dans cette "situation" la classe ouvrière est exclusivement un objet et non un sujet. De ce point de vue, la transformation de la classe ouvrière en "classe pour soi", l’apparition et le développement de sa lutte de classe marquent le début de sa lutte pour conquérir un espace d'existence tel que l’ouvrier puisse créer librement son mode de vie, c’est à dire vivre pour lui-même et non pour le capital. L’évolution du mode de vie donne une certaine mesure de la liberté personnelle de la classe ouvrière.

Si les forces productives cessent de se développer pendant un certain temps dans un pays ou dans un groupe social (par exemple la paysannerie), le mode de vie cesse aussi d'évoluer. Ce qui, dans le mode de vie, embrasse les moments relativement essentiels de la vie privée et publique se fige en habitudes; cela se fétichise ensuite sous forme de rites si la sanction religieuse s'y joint. Au Moyen Age, le mode de vie presque tout entier se définissait par des habitudes et des rites qui acquéraient donc un caractère coercitif externe, ne laissant de liberté de choix individuel que dans les petits détails (comparer ce rôle à celui que jouent encore maintenant la Chariah et l’Adat en Asie Centrale par exemple). Déjà, l’époque du capital marchand commença à lever le voile mystique qui cachait les rapports réels et à profaner ce que les siècles avaient consacré et sanctifié. De la même façon, pour les classes les plus intimement liées au capital commercial (ou a fortiori le possédant directement), la Renaissance produisit un bouleversement des modes de vie. Les apprentis des corporations, dans la mesure où ils se transformaient en une classe d’ouvriers salariés, abandonnaient les formes anciennes et médiévales de mode de vie. Le prolétariat des grandes industries, tant qu’il n’a pas rompu ses liens avec la campagne, conserve quelques-uns des usages et rites ruraux et les importe en ville. Pourtant, avec le temps, ces habitudes se transforment en formalisme vide. Cela vaut même pour les pratiques religieuses (fréquentation de la messe, accomplissement des rites) qui deviennent partiellement des moyens originaux de distraction, surtout pour la jeunesse ouvrière. Si dans son affirmation par la lutte de classe et dans son opposition croissante à la société bourgeoise le prolétariat se libère par là même des rites et usages anciens, il n’en crée pas de neufs. Le degré de maîtrise de l’individu sur les forces et les processus de travail déjà atteint dans la production capitaliste développée ne permet pas la fétichisation des relations de l’homme avec la nature. Pour ce qui est de la fétichisation des rapports sociaux, les efforts des classes dirigeantes en ce sens sont balayés par la croissance des rapports capitalistes, rapports d’exploitation de la classe ouvrière par la classe capitaliste.

*Quelques nouveaux rites prolétariens apparaissent tout de même. Ils sont créés par la lutte contre le monde capitaliste et sont le fait surtout des fractions les plus révolutionnaires de la classe. On peut y compter dans un certain sens la célébration du 1er Mai et les formes définies qu’elle prend, les manifestations aux couleurs des drapeaux rouges, le chant de l’Internationale au début et à la fin des réunions, le fait de se lever pour chanter, pour écouter de courts discours ou pour rendre hommage à des dirigeants morts, les cérémonies pour leurs funérailles, etc. Il ne fait aucun doute que certains de ces rites ne survivront pas à la transition du capitalisme au communisme. De même, il est évident que ces rites sont liés aux comportements de lutte, ou plutôt leur sont subordonnés et assujettis. Ils servent d’expression à la croissante unité du prolétariat, à son indéfectible esprit combatif; ils doivent aussi les élever. Quand ils acquièrent une extension internationale, leur signification puissamment organisatrice s’affirme encore plus. C’est en se manifestant en même temps dans tous les pays que les exploités arrivent à la conscience de leur propre force. Aucun élément de fétichisation ne participe à toutes ces ritualisations. Toutefois, ces nouveaux rites sociaux ne conservent une signification positive que lorsqu’ils sont immédiatement liés à la lutte authentiquement révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans le cas contraire, ils se transforment en formalisme vide, en parade cérémonieuse, en camouflage falsifié sans contenu révolutionnaire. Pareille dégénérescence s’est justement produite dans les représentations solennelles et les ritualisations des partis de la IIeme Internationale.

*En URSS, les essais tendant à greffer de nouveaux rites sur le mode de vie privé de la classe ouvrière tournent court. En tous cas, leur diffusion est faible car ils sont déjà intrinsèquement artificiels. L’ "Octobration", par exemple, n'est au fond pas un rite se substituant au baptême religieux, mais une petite réunion avec des discours au cours desquels la naissance de l'enfant est liée à la lutte et à l'édification socialiste menées par le prolétariat victorieux et la paysannerie qu'il guide. Tant qu'elles ne sont pas organisées trop rarement et dans des cas trop exclusifs, de telles cérémonies jouent au moins un certain rôle, de pair avec les meetings et manifestations traditionnelles de la classe ouvrière et de la paysannerie. Elles n'ont pas la sanctification des siècles, la "standardisation" les tue. Elles ont une valeur d'auxiliaire dans l'agitation et la propagande dirigées vers les couches relativement arriérées, vers ces milieux qui ont de la peine à délaisser les rites religieux. Grâce à la rapide élévation culturelle de la classe ouvrière et de la paysannerie en Union Soviétique, le besoin de rites de substitution disparaît plus rapidement que ne s'élaborent de nouveaux rites. La croissance quantitative et qualitative de théâtre (amateur surtout), le développement des fêtes populaires (jours du sport, de la culture physique, de l'aviation etc.), l'amélioration artistique des manifestations des 1er Mai et 7 Novembre... tout cela satisfait mieux et plus complètement ce besoin que l'église savait utiliser et utilise encore. Mais dans les conditions soviétiques, ce pittoresque sera l'un des moyens du développement individuel des travailleurs, alors que l'église n'a cessé de s'en servir à des fins d'exploitation.

Le nouveau mode de vie [ Novyj byt ]

Les nouvelles relations conjugales constituent bien l'élément essentiel du nouveau mode de vie, tant elles se distinguent des anciennes. Mais, contrairement à ce qu'imaginent les moralistes confus et impuissants pour lesquels ce thème est la principale matière à copie, ces problèmes sont loin d'épuiser la question. On ne peut expliquer les nouvelles relations conjugales sans éclaircir aussi les autres aspects du nouveau mode de vie. Et, sans comprendre le nouveau mode de vie, il est impossible de le diriger et de l'orienter.

*Les nouveaux rapports quotidiens, tels qu'ils se forment dans l'Etat soviétique, se caractérisent avant tout par la prééminence décisive et toujours croissante du mode de vie social sur le mode de vie privé. La classe ouvrière jouant un rôle déterminant dans tous les domaines de la vie, cette remarque la concerne au premier chef. Avec le développement des rapports capitalistes, la forme petite-bourgeoise de la famille (forme traditionnelle et, pour nous, habituelle) perd sa base économique chez les ouvriers. Dans l'ancienne propriété paysanne et la corporation, la cellule productive fondamentale coïncidait structurellement avec la famille individuelle. Ces formes économiques garantissaient donc l'essor de ce type de famille. Par contre, le développement de la production marchande, en diminuant puis en anéantissant la transformation des matières premières à domicile, a affaibli le rôle économique de la femme. Malgré le développement possible d'activités laitières, le centre de gravité de l'activité féminine se déplaçait de la production vers la consommation. Dans la famille petite-bourgeoise urbaine, l'activité de la femme est entièrement portée vers la consommation : dans ce cas, l'aspect privé du mode de vie dévore totalement la femme et rompt ses liens sociaux. Dans la famille bourgeoise, la situation de la femme s'infléchit encore plus. Avec la disparition des rapports d'économie naturelle (production de vêtements à la maison, préparation des provisions pour l'hiver etc.), la bourgeoise perd ce qui lui restait de fonction économique et devient cette poupée vide que nous connaissons surtout grâce aux romans français (cf. aussi le mode de vie de la noblesse urbaine du XIXe siècle d'après les mémoires et la peinture : la femme est élevée pour les bals et le bavardage creux des salons. Sa fonction principale est de "briller dans la lumière"). Ayant perdu ses racines économiques, la famille bourgeoise (et noble) cesse d'être une union laborieuse (telle qu'elle apparaît dans la paysannerie). En général, elle se désagrège et se corrode en prostitution multiforme et en proxénétisme. C'est pourquoi le bourgeois soutient avec d'autant plus d'insistance que la famille existe dans son milieu, et il exige avec d'autant plus de passion la défense de la "sainteté" de cette institution.

Dans la Russie pré-révolutionnaire, de larges couches de la classe ouvrière (même parmi les professions les mieux payées) étaient obligées de vivre sans famille ou bien devaient la laisser au village. Cela était dû au faible niveau des salaires mais aussi aux terribles conditions de logement (foyers-casernes, chambres de bonnes etc.); les membres des familles ouvrières restés au village s'intégraient à l'économie rurale en tant que consommateurs et comme force de travail. La séparation par le logement provoqua inévitablement la dislocation des liens familiaux, surtout quand le capital commença à s'opposer au retour saisonnier des ouvriers en été. On vit alors apparaître de nombreux mariages de fait, à la ville, opposés au mariage rural "légal". Il s'agissait habituellement de mariages d'amour, sans motivations d'intérêt ou de propriété. Ce type de mariage était donc la négation de la forme petite bourgeoise d'union. Quand la rupture de la classe ouvrière d'avec la campagne est consommée, la famille ouvrière urbaine apparaît. En dehors de sa fonction de consommation, l'ouvrière accomplit aussi un travail industriel. Au fur et à mesure que sa conscience s'élève, la femme se satisfait de moins en moins de cette situation qui allie l'exploitation capitaliste à l'obscur esclavage domestique. Quant à l'ouvrier, avec son élévation culturelle et politique, lui vient l'envie croissante de voir en sa femme une camarade. Elle et lui aspirent alors à la création de relations où l'amour serait libre, indépendant de l'économie. Le terme "d'amour libre" signifie seulement cela et n'a donc rien à voir avec l'insouciance dans les relations sexuelles ou la régression vers une physiologie animale primitive, contrairement à la représentation que s'en font les philistins et les littérateurs petits-bourgeois. Devenue indépendante de son mari grâce à son travail dans l'industrie, la femme veut conserver cette indépendance dans le mariage également. L'homme et la femme doivent être unis par un sentiment et non par une nécessité économique, quand bien même celle-ci prendrait l'aspect d'un souci envers les enfants. Ce n'est pas l'époque révolutionnaire qui a créé ces aspirations : elle les révèle seulement avec une particulière netteté.

La prémisse nécessaire du dépassement de la famille petite-bourgeoise et de ses relations de dépendance (dépendance de la femme avant tout, mais aussi dans une mesure certaine du mari), c'est la "résorption" de l'économie individuelle de consommation. Pour ce faire, il faut aller vers la collectivisation des fonctions que remplit cette économie : réfectoires collectifs modernes, buanderies collectives, éducation collective des enfants, révolution des conditions de logement (conception de maisons pourvues du chauffage central fournissant de l'eau chaude. Les chaudières pourraient être centrales, au niveau de l'arrondissement). La construction de petites maisons dotées d'un vieux système de chauffage est, comme la préservation de la propriété individuelle, en contradiction avec les tendances et les nécessités de notre époque. Ce n'est qu'un inévitable tribut que la classe ouvrière paye à son passé petit-bourgeois et qui disparaîtra seulement à mesure que la femme croîtra en tant qu'être social. Toutes les altérations et les cas d'ajustement malheureux dans le nouveau mode de vie sont l'expression d'une contradiction fondamentale. En effet, la nécessité d'une socialisation des fonctions économiques de consommation (qui reposaient auparavant sur la famille et avant tout sur la femme) et le besoin déjà mûr d'une collectivisation décisive s'opposent à la faiblesse et même à la totale absence des prémisses matérielles de cette collectivisation. En fait, la solution fondamentale de ces questions tient à la croissance des forces productives et au développement des ressources nécessaires à l'alimentation et l'éducation sociales ainsi qu'à l'amélioration radicale des conditions de logement. Toutes les sortes de mesures contraignantes qui visent à soutenir et à régénérer les relations familiales petites bourgeoises agonisantes sont un compromis pénible entre la reconnaissance d'un "droit" à des relations conjugales fondamentalement nouvelles et la sauvegarde des obligations issues de la forme ancienne de famille. Les aspects repoussants du nouveau mode de vie trouvent là leur explication.

C'est à la classe ouvrière que se posent avec le plus d'acuité les questions du nouveau mode de vie pris comme nouvelle organisation des relations quotidiennes. Or, l'implication des femmes dans le travail salarié augmente, élevant avec elle leur autonomie économique et leur désir d'indépendance. Ces questions touchent donc maintenant différentes catégories d'employées et non plus seulement les ouvrières. Dans le cadre ancien, patriarcal, la "question féminine" est entièrement résolue dès que la jeune fille a la chance de "se marier". Le mariage permet de la "caser" pour le reste de sa vie, il est pour elle un alibi et une assurance. Par son éducation, la femme a été préparée au mariage, préparée à accomplir la fonction économique de consommation spécifique à la famille. Pour l'épouse, l'expression "liens du mariage" est bien réelle : elle définit son entière impuissance et sa totale dépendance vis à vis du mari; ces liens l'ont enfermé dans un cercle tout à fait restreint, éloigné de la sphère des intérêts culturels et sociaux. Le destin de la femme suit une courbe refermée, du statut de femelle cherchant par tous les moyens un mari, au statut de cuisinière recluse au "foyer familial". Le travail lui assurant une indépendance économique, la femme aspire aujourd'hui à construire ses relations de couple sur de nouvelles bases. Mais ce temps où la femme s'efforçait avant tout de "séduire", de "conquérir" par divers artifices afin de s'assurer un abri quotidien, ce temps a laissé des traces. Ces survivances des comportements passés provoquent des attitudes malsaines, surtout en dehors de la classe ouvrière.

La famille petite-bourgeoise a des racines encore solides dans l'ancien type de propriété rurale. Par le mariage, on recherche directement une travailleuse supplémentaire pour la ferme, une aide pour le paysan ou ses fils. Aujourd'hui, la croissance du salaire d'appoint (particulièrement de celui des femmes) commence à ébranler de tels comportements. Dans la construction soviétique, la jeunesse rurale découvre elle aussi de nouvelles idées et représentations grâce au travail d'appoint (surtout s'il s'agit d'un travail dans la grande industrie), mais également grâce à l'Armée Rouge, au Komsomol etc. Tout cela détruit ou du moins ronge les formes anciennes de famille. La famille traditionnelle ne peut en général se maintenir que dans la mesure où les formes ancestrales de propriété se conservent. La collectivisation de l'agriculture, en tant que passage à la grande production, n'est donc pas seulement la condition nécessaire de la rationalisation de l'agriculture; un total bouleversement de la propriété rurale s'impose aussi pour des raisons d'ordre subjectif : en effet, le nouveau type psychologique du paysan qui se forme sous nos yeux ne peut se satisfaire d'une routine agricole qui bride le développement personnel et lui impose une matrice. Le besoin pressant de progrès technique apparaît de pair avec le développement du nouveau travailleur, capable de maîtriser la technique nouvelle et de rejeter l'ancienne. L'approche industrielle des problèmes agricoles sape les bases économiques de la famille petite-bourgeoise, de même que celles-ci furent ébranlées en ville par la victoire de l'usine sur l'atelier. La famille individuelle perd irréversiblement ses fonctions productives. Les fonctions économiques de consommation (qui pèsent avant tout sur la femme dans la famille rurale) peuvent et doivent désormais être collectivisées. Ce type de famille se videra de plus en plus de son contenu économique. Elle se transformera tout en dépérissant. En étudiant certains aspects du nouveau mode de vie, on néglige souvent cela; et on oublie que ces phénomènes n'ont pas été créés par la révolution : ils prirent de l'importance parallèlement au développement du capitalisme. Seulement, avant la révolution, on les cachait et on les taisait hypocritement. Seule la classe ouvrière les aborde ouvertement, lucidement. L'établissement des prémisses matérielles indispensables au développement normal des comportements est le gage de sa capacité à les orienter et les réguler, de son aptitude à combattre les errements passagers.

Si les relations conjugales marquaient de leur empreinte l'ancien mode de vie, elles ne jouent déjà plus un si grand rôle dans les nouveaux usages. Ceux qui écrivent exclusivement là-dessus oublient que le nouveau mode de vie se définit d'abord : par le développement des syndicats, des soviets (ces organismes attirent au travail social une masse toujours croissante d'ouvriers et de paysans); par l'essor du Parti, du Komsomol, des organisations de pionniers; par le développement de la culture physique et du sport; par l'augmentation du nombre de maisons de repos; par les sorties et les excursions de groupes à la campagne; par les comportements que forme l'Armée Rouge (celle-ci est un grand agent culturel : elle tisse des liens avec les travailleurs de l'industrie et ceux de la campagne en organisant des patronages[4], des visites dans les camps d'été; ces actions sont par elles-mêmes de beaux exemples de nouveau mode de vie). La force révolutionnaire de la classe ouvrière est telle qu'elle a mis en branle des régions aussi moyenâgeuses que l'Asie Centrale. Sous la conduite du Parti, le mouvement des femmes y a mené à bien une action radicale, comme le prouve l'abandon du port du voile par des milliers de musulmanes. Du point de vue du mode de vie privé, il s'agit des premiers pas vers la libération des femmes d'Orient. (...)[5] La rupture totale avec le passé et la prééminence croissante du public sur le privé constituent une régénération de la classe ouvrière comme l'histoire n'en a jamais vue. Il reste que seule la prochaine génération en profitera. Les contacts internationaux se renforcent aussi dans tous ces domaines : délégations étrangères, compétitions sportives internationales, manifestations et meetings liés à l'actualité américaine, anglaise ou chinoise. L'internationalisme devient si important en Union Soviétique qu'il marque déjà le mode de vie social.

Le nouveau mode de vie marque aussi une coupure décisive avec les traditions et les aspirations petites bourgeoises dans le domaine des apparences. L'ancien costume du dimanche de la classe ouvrière (veste, gilet orné d'une grosse chaîne, bottes à martingale, chaussures de pluie et parapluie même par beau temps) a laissé la place au short, aux sandales et aux chaussures de sport. L'aspiration à briser au moins extérieurement les cloisonnements de la société de classe et les conventions qui résultaient de cette aspiration ont cédé le terrain au rationnel : l'ouvrier, conscient de faire partie de la classe dirigeante, fait ses choix librement, indépendamment des influences bourgeoises. Cette révolution complète des comportements a déjà commencé et prend son essor sous nos yeux; mais la littérature reste jusqu'à présent aveugle. Elle manifeste quelques fois des humeurs de vieille femme en se focalisant sur les "excès" dans les relations entre les sexes. Ce faisant, elle reprend beaucoup des stéréotypes plats et bornés de la littérature réactionnaire des années 1860-70 quand elle décrivait les "nihilistes". Cependant, malgré des conditions pénibles, d'un tourbillon de tentatives et d'errements émerge un nouvel individu, capable de formuler rationnellement tous ses comportements quotidiens. Cet aspect de notre nouveau mode de vie, à la fois révolutionnaire et créateur, la littérature ne l'a pas encore remarqué.

[1] Ces deux entrées sont absentes de l'Encyclopédie Soviétique (NDT).

# qui n'est pas due le moins du monde à une quelconque dégénérescence de classe des jacobins [note de l'auteur, mise en page du traducteur]

[2] Entrée absente de l'Encyclopédie Soviétique (NDT).

[3] Chaussons d'écorce et manteau paysan de bure (NDT).

[4] Šefstvo (NDT).

[5] Plaçons en note ce passage, visiblement redondant : "Les maisons de repos, les promenades hors des grands centres industriels et les complexes sportifs donnent une image des plus éclatantes et des plus pittoresques du nouveau mode de vie." (NDT).

I. SKVORTSOV-STEPANOV (1870-1928) : Social-démocrate (marxiste) depuis les années 1890. Arrêté, déporté puis relégué (1895-1902). Traducteur, avec Bazarov, du « Capital » en russe. Collaborateur de Bogdanov et de la Culture Prolétarienne après 1905. Premier commissaire du peuple aux Finances. Par la suite, se consacre à des travaux d’économie et d’histoire. Après 1925, rédacteur aux Izvestiïa, membre du comité de rédaction "l'Encyclopédie Soviétique", membre du CC du PC(b)R.