La famine de 1933 en Ukraine

La famine de 1933 en Ukraine : du tabou au totem

Article pour le Comité de vigilance sur les usages publics de l'histoire

L’affirmation officielle d’une « histoire et de valeurs communes » entre l’Ukraine et l’Union européenne en a choqué certains qui rappelaient les pages noires du collaborationnisme ukrainien pendant la seconde guerre mondiale. Presque vingt ans après l’éclatement de l’URSS, la question de la mémoire et de l’histoire reste problématique à l’est de l’Europe. La tragédie de la famine de 1933 est exemplaire à ce titre, tant elle a été objet d’occultation et en même temps de sur-interprétation...

Lire la suite ici.

* * *

Le holodomor, « nouvel avatar de l'anticommunisme européen » ?

L'ampleur de la famine de 1933 est contestée par Annie Lacroix-Riz qui souligne son utilisation dans la propagande anti-soviétique. Ses arguments son énoncés ici. Je ne partage pas cette thèse qui ne tient pas méthodologiquement pour une série de raisons que je vais exposer.

Premièrement, elle pêche comme toutes les approches révisionnistes (pas au sens polémique, mais dans celui d'Eduard Bernstein ou de Jean Norton Cru), en citant certains points particuliers afin de mettre en cause une théorie générale. On peut ainsi instiller le doute, mais que prouve-t-on ? Si la campagne des nationalistes ukrainiens sur la famine a commencé avant 1933, cela peut tout aussi bien prouver que la disette montait déjà (c'était le cas) sans que personne n'imagine encore en quelle horreur elle pouvait se transformer.

À lire Annie Lacroix-Riz, je n'ai pas vu de négation de la famine, mais pas non plus la moindre explication de la surmortalité qui a frappé les campagnes. Sa « Mise au point bibliographique » critique différentes évaluations des pertes humaines. Là encore la démarche est seulement révisionniste : quelle serait son évaluation ou pour le moins celle dont elle se sentirait la plus proche ? Le chiffre le plus faible qui circule est 2,2 millions. Comment expliquer la disparition de presque 10 % de la population, sans qu'aucune guerre extérieure ou civile n'ait été officiellement reconnue ?

Pour critiquer les estimations les plus exagérées, elle fait fonds sur l'absence de sources statistiques. Or c'est une critique à faire aux autorités soviétiques de l'époque et non aux historiens d'aujourd'hui. Pourquoi l'impact des « difficultés d'approvisionnement » officiellement reconnues n'a-t-il pas été étudié ? Pourquoi les recensements soviétiques de 1937 et 1939 n'ont-ils pas été publiés, ou alors après « correction » ?

En disant que des photos de la famine de 1921 ont été présentées par les nationalistes ukrainiens comme preuve de la famine de 1933, elle souligne elle-même la différence d'attitude des autorités soviétiques à douze ans d'intervalle. Elles avaient laissé photographier cette première famine et avaient concouru à la publication d'ouvrages démographiques l'étudiant. Elles avaient rendu ainsi autant service aux affamés (secourus par l'aide internationale) qu'à la vérité. Elles firent aussi preuve d'une certaine intelligence politique et historique : jusqu'à ces dernières années, personne n'avait pensé imputer aux bolcheviks cette disette. Le black-out imposé en 1932-1933 aura eu les effets inverses en tous points.

Cependant, l'absence de sources est derrière nous. Il y a des milliers de pages d'archives publiées dans de multiples recueils depuis 1989, en Ukraine et en Russie. Certaines ont été traduites en français par l'équipe de Werth (cf. Le pouvoir soviétique et la paysannerie dans les rapports de la police politique - 1930-1934 - Dossier paru dans le Bulletin de l'IHTP, n° 81-82, décembre 2003).

En comparaison de cela, je ne vois même pas quelle valeur peuvent avoir les documents diplomatiques français cités par Annie Lacroix-Riz. Écrirait-elle une histoire de la Révolution d'Octobre comme elle fait celle de la famine, à partir de sources étrangères et évidemment orientées? Si elle affirme à juste raison que les diplomates allemands ou italiens servaient les intérêts politiques de leur État, les ambassadeurs et politiciens français ne cherchaient-ils pas quant à eux à consolider les rapprochement franco-soviétique amorcé dès 1931-1932 ? Ou faut-il avoir une si haute opinion du personnel politique et diplomatique de la la III° République qu'on le pense au service exclusif de la Vérité ? Annie Lacroix-Riz cite à un moment The Foreign Office and the famine: British documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933. Que fait-elle de son contenu ? Le Foreign Office savait qu'il y avait une famine, mais jugeait plus politique de se taire.

Concernant les rapports des consuls italiens sur les effets de la famine à Kharkov, on ne peut les réduire à une simple propagande, d'abord parce qu'ils n'étaient pas destinés au public. Sans nourrir la moindre sympathie pour les représentants d'un État fasciste, mes recherches aux archives soviétiques de Kharkov ont confirmé certains points, comme par exemple les grèves dans les plus grandes usines de la ville à cause du manque de nourriture. Ces recherches sur les documents du Parti et de l'État sur l'industrie m'ont d'ailleurs montré que la famine n'était un secret de polichinelle que pour les officiels. Les ouvriers parlaient du sort tragique des paysans et faisaient le lien avec le leur, à peine plus enviable. (voir mon article, « Les ouvriers et le pouvoir à Kharkov de 1920 à 1933, à travers les archives régionales », Cahiers du mouvement ouvrier – CERMTRI -, n°13 & 14, avril et juin 2001).

L'approche d'Annie Lacroix-Riz ne me semble pas faire avancer la compréhension des faits de 1932-1933. Pire, elle affaiblit la partie de l'argumentation que je partage sur l'instrumentalisation de la famine par le nationalisme ukrainien. De plus, elle fournit un « poil à gratter » providentiel aux nationalistes qui peuvent continuer la comparaison avec le génocide des Juifs en se plaignant à leur tour de subir le « révisionnisme » et le « négationnisme ».