Les communes soviétiques : une présentation rapide

Après la révolution russe, des centaines de milliers de personnes choisissent de "vivre en commune", tentant de pratiquer un "mode de vie communiste". Un tel phénomène, inédit depuis les mouvements millénaristes de la fin du Moyen-Âge, n'est comparable qu'aux "collectivités" espagnoles de 1936. Pourtant, il a rarement été évoqué par les historiens. C'est que l'histoire sociale de la révolution russe est récente, ayant longtemps été étouffée par des approches purement politiques et par l'incapacité de penser les groupes sociaux comme acteurs du changement. L'histoire des communes éclaire donc une révolution méconnue.

La communauté, base du socialisme russe (1850-1917)

Maintenant que l'effondrement de "l'avenir radieux" soviétique renvoie au passé russe, la révolution est souvent présentée comme la rencontre des ambitions révolutionnaires d'une minorité avec les rêves traditionnels du peuple. Contes et légendes confirment l'aspiration du paysan russe à un monde d'égalité, de concorde et d'abondance. Vers 1850, l'Allemand Haxthausen découvre la base de ces croyances : une communauté paysanne (obchtchina ou mir) certes patriarcale, mais autonome et démocratique dans son fonctionnement et solidaire jusqu'au collectivisme. Repris dans toutes les descriptions de la Russie (voir Leroy-Beaulieu, 1881) et consacré par les romans de Tolstoï, le collectivisme "naturel" des Russes devient un des lieux communs du XIXe siècle.

Le révolutionnaire Alexandre Herzen transforme le fait ethnographique en argument politique. Déçu par l'échec de la révolution de 1848 en Occident, il veut un "socialisme russe, (...) qui part de la terre et du mode de vie paysan (...), de la propriété et de la gestion communautaires" (1866). Retournant en faveur de la révolution la démonstration des slavophiles conservateurs, il refuse l'avenir capitaliste que les occidentalistes dessinent pour la Russie. L'obchtchina permettra le passage direct du tsarisme au socialisme. Ce postulat, à la base du mouvement populiste, est assez unanimement accepté. Même Marx se garde de nier la possibilité d'une voie de développement originale.

Mais quand la Russie entre vraiment en révolution, le collectivisme paysan a depuis longtemps déçu les espoirs des révolutionnaires. La plupart des expériences communautaires ont été d'inspiration religieuse et souvent réactionnaire. Et l'obchtchina n'a opposé aucune résistance sérieuse aux progrès du capitalisme après l'abolition du servage en 1861. Pire, elle se disloque. La prolétarisation et l'exode rural ont d'abord frappé les plus faibles. Et, après 1905, des réformes libérales favorisent l'émergence d'une couche de paysans riches, les koulaks. En conséquence, même le parti Socialiste-Révolutionnaire, héritier du populisme, ne demande plus que le partage des grands domaines en exploitations individuelles.

La commune, révolution sociale en actes (1917-1920)

A mesure que l'obchtchina quitte l'imaginaire politique russe, elle est remplacée par la kommuna, reprise de l'histoire française. En 1875, Tkatchëv propose "la transformation progressive de l'actuelle communauté (obchtchina) paysanne (...) en communauté-commune (obchtchina-kommuna)". A l'été 1917, Lénine milite pour un "Etat-commune" sous la forme "d'une libre union des communes en nation, d'une fusion des communes prolétariennes". La "kommuna" concentre maintenant tout l'idéal révolutionnaire, désignant tant les tentatives particulières, telles les communes de Paris ou de Petrograd que l'objectif final, "la commune mondiale".

Après Octobre, à l'exemple des soviets et comités ouvriers qui s'imposent en ville, des paysans sans terre et des journaliers créent leurs communes. Ils s'emparent de domaines pour édifier un communisme élémentaire et radical. Ils transforment les coquettes maisons des maîtres en dortoirs et salles de réunion. Leurs assemblées générales discutent pêle-mêle de la répartition des tâches, de la révolution en Allemagne et de l'origine de l'univers. Et ils consignent malhabilement le tout dans des procès-verbaux dûment tamponnés "commune Drapeau Rouge" ou "Notre Labeur". La guerre civile, en armant les pauvres, leur a ouvert les portes d'un pays de Cocagne où s'affirme leur désir d'exister enfin.

En même temps, le monde rural s'est polarisé au gré de mille révolutions et contre-révolutions locales. En 1920-21, les bolcheviks répriment à un extrême les paysans anarchistes de Makhno, et à l'autre des fermiers criant "Mort aux communistes, à bas la commune !" Avec la NEP, le pouvoir choisit de faire des concessions aux paysans moyens. Elles sont ressenties comme autant de défaites par les plus pauvres. La commune cesse d'être un bastion de la révolution pour devenir un refuge face au retour des rapports marchands. Elle commence à essaimer en ville, au-delà des communautés de militants. Pour les pédagogues qui recueillent les enfants abandonnés ou pour les "étudiants-prolétaires", elle répond tant à des contingences matérielles qu'à des exigences morales.

Les communards dans la société soviétique (1921-1932)

Ses valeurs se précisent ainsi peu à peu. Sécession : un vœu commun forme le groupe des communards. Collectivisme : les richesses et revenus sont remis à la commune qui les redistribue à chacun selon ses besoins. Les enfants vivent entre eux. Responsabilité et autonomie : les décisions sont collectives et les charges simplement déléguées. Mais la commune sait mieux préserver l'égalité entre ses membres que la construire. Les femmes en particulier, inconsciemment marginalisées, expriment une frustration souvent déstabilisatrice.

Au même moment, un vaste débat questionne justement les sexes, la famille et les rites dans la société soviétique et tente de définir un "nouveau mode de vie". Or, l'expérience des communes est à peine prise en compte. C'est qu'elles sont essentiellement considérées comme des entreprises. On n'entend donc pas leurs exigences morales ou on y voit une menace pour la productivité. Elles sont certes peu efficaces, mais faute de capital. Et l'aide matérielle de l'Etat est parcimonieuse : après 1925, l'équipe Staline-Boukharine préfère favoriser les petits propriétaires.

Lors du "grand tournant" de 1928-29 vers l'industrialisation et la collectivisation l'idée de commune est instrumentalisée. On en fait LE modèle à suivre, à la fois rationnel et communiste. Dans les usines, des équipes de travail se changent en "communes de production". Des cités universitaires entières ou des bâtiments d'habitation fraîchement construits deviennent autant de "maisons-communes", créées pour le communiqué.

Mais, derrière les proclamations, le pouvoir stalinien tire un profit réel de cette manipulation. Le volontarisme extrémiste est un contre-feu pour miner l'influence de l'opposition de gauche. Par ailleurs, le collectivisme imposé est un moyen de contrôle social qui permet de neutraliser l'individu rétif à l'embrigadement. Évidemment, il a fallu remplacer la démocratie interne des communes par une hiérarchie soumise au pouvoir, au mépris du principe fondateur d'autonomie. Et la commune, dénaturée, meurt... de la collectivisation : dans les campagnes, c'est souvent l'intégration forcée de petits propriétaires au collectif qui provoque la liquidation des communes.

* * *

Après avoir mené la collectivisation de 2 à 60% en 4 ans, Staline conclut sa subversion de l'utopie. En 1932, il s'attaque à l'égalitarisme, dernier risque idéologique pour la bureaucratie. Les communes sont condamnées au profit de structures ménageant un certain profit individuel, tels les Kolkhozes. Depuis lors, quand elles ne sont pas ignorées, les communes sont suspectées de préfigurer la destruction de la paysannerie ou de n'être qu'un archaïsme ramené à la surface par la révolution. C'est oublier la période brève où des milliers de pauvres, avec la ténacité un peu simple des héros d'André Platonov, se sont mis réellement en quête de l'égalité et de la fraternité.

Pistes bibliographiques :

HELLER Léonid et NIQUEUX Michel, Histoire de l'utopie en Russie, Paris : PUF écriture, 1995.

LEBINA N.B., Povsednevnaja žizn' sovetskogo goroda 1920-1930 gody : normy i anomalii [La vie quotidienne de la ville soviétique des années 20/30 : normes et anomalies], Sankt-Peterburg : urnal "Neva" / ITD "Letnij Sad", 1999.

PLATONOV André, A l'avance, Lausanne : L'Age d'Homme, Classiques slaves, 1980

STITES Richard, Revolutionnary Dreams : Utopian visions and experimental life in the russian revolution, New York & Oxford : Oxford University Press, 1989.

WESSON Robert G., Soviet Communes, New Brunswick (New Jersey) : Rutgers University Press, 1963

GRIŠAEV V.V., Sel’sko-xozâjstvennye kommuny Sovetskoj Rossii 1917-1929 [Les communes agricoles de Russie soviétique 1917-1929], M : Mysl’, 1976

AUNOBLE Éric, « Le communisme, tout de suite ! », Le mouvement des Communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Paris : Les Nuits Rouges, 2008