Jean-Jacques MARIE, Notes de Lecture, p. 108-110 ;

Cahiers du mouvement ouvrier (CERMTRI), n°38 (avril-mai-juin 2008).

(...) C'est à ce phénomène des communes en Ukraine qu'est consacré le livre d'Eric Aunoble Le communisme, tout suite, sous-titré « Le mouvement des communes en Ukraine soviétique » (1919-1920). Ce livre fondé sur un dépouillement systématique des archives existantes retrace ce mouvement éphémère à la fois parce qu'il est écrasé par les blancs lorsque l'armée de Denikine remonte du sud vers Moscou à la fin du printemps 1919, puis parce qu'il est rejeté par le gouvernement bolchevique ukrainien présidé par Christian Rakovski en 1920 vu 1'hostilité de larges secteurs de la paysannerie à l'égard des « communes ».

Eric Aunoble raconte en détail la vie de ces communes agricoles fondées pour l'essentiel par des paysans pauvres, voire très pauvres, qui mettent en commun leurs bras et les rarissimes instruments agricoles dont ils peuvent disposer: ainsi, étudiant les inventaires de propriété de 5 des 32 communes qu'il a recensées dans la région qu'il étudie, Eric Aunoble arrive au total de 7 charrues pour 52 foyers ! Ces communes, qui reposent sur l'égalité matérielle et une démocratie égalitaire et directe, rassemblent moins de 1 % de la paysannerie ukrainienne.

Ces communes de paysans pauvres, voire miséreux, suscitent, nous l'avons dit, la hargne, voire la haine de la masse des paysans (petits) propriétaires, d'autant que leur mode d'existence démocratique et égalitaire remet en question 1 'héritage de la vieille structure sociale, à commencer par l'autorité absolue du chef de famille et la marginalisation des femmes et des jeunes, invités à fermer leur bouche et à obéir. Ainsi, le bolchevik Zatonsky, passant en revue un détachement rouge commandé par l'ataman (alors rouge) Grebenka, se heurte à une profonde hostilité contre la commune, qualifiée parfois de « commune de youpins », et affirme qu'une douzaine d'officiers de Denikine infiltrés dans la brigade de Grebenka « la dressèrent contre la commune, où ils accusaient les bolcheviks de vouloir rassembler les paysans contre leur gré ».

C'est pourquoi, une fois revenus à la tête de l'Ukraine après la défaite de l'armée des Volontaires de Denikine, les bolcheviks s'opposèrent à la reconduction du mouvement communard. Rakovski déclare ainsi au IV' Congrès des soviets d'Ukraine en 1920: « L'an dernier, la contre-révolution a utilisé le sujet des communes comme slogan pour, si l'on peut dire, contourner le pouvoir soviétique et a monté les paysans contre nous en présentant les communes comme des institutions contraires aux intérêts de la paysannerie et en leur attribuant tout à fait un autre rôle que ce que voulait le pouvoir soviétique. Je le répète, au vu de cette expérience de l'an dernier, il a été strictement interdit aux organes soviétiques de faire de l'agitation en faveur de l'organisation des communes » (p. 180).

Ce mouvement a trouvé un écho dans la littérature soviétique. II est abordé dans l'Année nue, de Boris Pilniak, et il forme le sujet même de l'un des plus grands romans de la littérature russe du XX° siècle, Les herbes folles de Tchevengour, d'André Platonov. Eric Aunoble évoque les deux œuvres, ainsi que celles de deux écrivains ukrainiens moins connus, Khvylovy et Mike Iohanssen.

Le livre d'Eric Aunoble est la première étude consacrée à ce phénomène, qui repose sur « la démocratie directe, l'égalité radicale et la communion humaine » (p. 243), et dont il étudie les prolongements dans divers autres pays, en particulier en Espagne à l'époque de la révolution. Au passage, il écorne quelques mythes comme le vieux poncif selon lequel l’« obchtchtina » (communauté rurale) traditionnelle russe était de nature collectiviste.

Cet ouvrage jette une vive lumière sur un épisode mal connu de la révolution russe malgré l'importance qu'il a joué dans son histoire : combien de paysans ukrainiens, en effet, favorables aux rouges en février 1919, se dressent contre eux en avril ou mai par peur (une peur soigneusement entretenue) d'être enrôlés de force dans une structure collective dont ils ne veulent pas. Le communisme tout de suite permet, au-delà des clichés, de comprendre les raisons et les effets de celte peur et du large silence fait sur les communes.

Jean-Jacques Marie