Voiture à Détante

Qui ménage sa monture...

"Au cours d'une rencontre fortuite, Christian P…, tout émoustillé de me voir, me fait part de son intention d'acquérir l'automobile de

monsieur Détante, notre ancien maire. Ce dernier, vétérinaire, retraité depuis peu, n'utilisait plus sa voiture et l'avait remisée dans un

garage au fond de son jardin qui s'ouvrait sur le chemin du lavoir près du canal.

Connaissant mes relations privilégiées avec le petit-fils du vétérinaire qui passait toutes ses vacances scolaires chez son aïeul, Christian jugea bon que je fisse l'entremetteur auprès du possesseur afin de faciliter la transaction. J'avais en effet une aura de connivence unique auprès du petit-fils qui m'appréciait et me vouait une confiance sans limite. Féru d'électricité et calé en mathématiques, il confectionnait des engins qui m’étaient inconnus avec des objets de récupération. Je me souviens qu'il m'avait associé à la création d'un poste à galène dont j’appris beaucoup sur le plan technique. J'étais émerveillé par ce petit instrument, peu coûteux et simple à concevoir qui permettait d'entendre les stations de diffusion de la TSF. On était loin des jeux superficiels et bruyants partagés avec d’autres camarades que je trouvais de plus en plus puérils. J'avais franchi un grand pas dans un monde nouveau et j’en appréciais pleinement l'intérêt. Mais de là à avoir le même rayonnement relationnel avec monsieur Détante fut une toute autre affaire.

Néanmoins mon compagnon, bon fils de famille aisée, me colla sous le nez une liasse de billets de banque, prouva par ce geste le sérieux de ses intentions. Je résolus à jouer l'entremetteur et à user du sésame afin d'accéder à sa convoitise. Cela n'a pas été très difficile, car monsieur l'ex-Conseillé général avait depuis longtemps pris la décision de se débarrasser de l'antique voiture, une "C4 Citroën" de 1932, payée vingt mille francs à l'époque. Sans trop attendre, il nous invita à le suivre vers le fond de son jardin. Cheminant, devant nous, à petits pas comptés, empruntés que nous étions, mon copain et moi, ne sachant que faire de nos grandes jambes rétives au piétinement, pour ne pas lui marcher dessus.

La petite porte du garage ne donnait pas suffisamment d'éclairage pour inspecter la "belle" revêtue d'une tulle légère en toile d'araignée. Avec son autorisation, nous actionnons, non sans difficultés, le lourd rideau métallique donnant sur la rue du lavoir. La lumière ainsi obtenue permis de détailler enfin le cabriolet tant convoité. Je remarquais les sièges arrières et avant droit du passager qui avaient encore la forme rebondie du neuf alors que celui du conducteur était tout avachi. Il est vrai que je ne l'avais jamais vu transporter de passagers à bord. Monsieur Détante pilotait précautionneusement. De petit taille, il y assujettit un volumineux coussin de manière à mettre les yeux à la base inférieure du tableau de bord. Son éternel feutre noir lui servait de pare-soleil. À vingt kilomètres-heure, immuablement, il s'autorisait cette allure et faisait usage du levier de vitesse qu'en première ou en marche arrière. Des coups énergiques d'avertisseur prévenaient les autres usagers de la route avant chaque virage ou croisement. C'était la prudence personnifiée, il n'avait sans doute jamais pu écraser une poule de sa vie, celle-ci avait tout le temps nécessaire à traverser, voire à retraverser la voie sans craindre l'éraillure ou la perte d'une plume. En chevalier de la bonne conduite, il poussait le luxe de les en avertir par les beuglements de l'inénarrable klaxon. Ce bon docteur privilégiait la vie à la mort.

Selon l'usage, emprunté aux mœurs des gens de la terre, notre vétérinaire topa dans la main de Christian, lui signifiant son accord sur la somme proposée. J'ai trouvé que trente mille francs, c'était une affaire... une affaire pour le vendeur, malgré l'inflation, il a pratiquement vendu son bien au prix d'achat avec une sacrée plus-value. Fallait-il le blâmer, non, car il avait accepté la proposition, sans marchandage, que mon camarade lui fit. Mais enfin, trente mille francs, c’est plus que le montant d’un salaire mensuel d’un ouvrier.

Une question me taraudait l'esprit, le nouvel acquéreur n'avait point de permis de conduire, car encore trop jeune pour en passer les épreuves. Je le sentais peu enclin à reléguer le véhicule dans un quelconque musée. Il manifestait trop d'impatience à l'utilisation pour d'autres fins, en particulier à le piloter dans l'instant.

Malgré l’insistance courtoise de monsieur Détante qui lui recommandait de patienter au lendemain afin de réviser et de préparer la conduite intérieure à sa future destination, Christian la voulut sur-le-champ et se proposait d'en assurer l'entretien. Il le fit sans moi, car je ne voulais pas être complice d'une infraction et surtout après les termes employés à mon encontre sur la question du permis. " Toi et tes gendarmes, tu m’emmerdes...! Ce n'est pas avec leurs vélos qu'ils me rattraperont." Puis il haussait les épaules me jugeant trop timoré pour enfreindre les règles qui donnent tant de pigment à la vie. Après tout, c'était son affaire, j'avais rempli mon contrat, je pris donc congé illico.

La suite me fut contée par les témoins d'un voyage dont le terme fut pour le moins insolite.

Au lendemain de la transaction, comme prévu, notre nouveau propriétaire, pliant sous la raison de mettre en condition la convoitée, prit enfin possession de son bien. Un aréopage de copains, plus curieux que savants, rameutés pour la circonstance, venaient courtiser le prince qui leur avait promis une odyssée mémorable. Il tenta de démarrer l'engin à l'aide la manivelle comme lui conseillait le vétérinaire, s'excusant de ne plus avoir assez de force pour le faire lui-même. Peine perdue, de la force, personne n'en avait assez pour que le moteur se mis en branle. Il hoquetait bien un coup, puis se tut. On jugea la benzine trop vieille et on alla se servir au café du centre auprès de la pompe à bras affublée de deux récipients de verre d'une contenance minimum de 5 litres. Cela paru suffisant vu les raclures des fonds de poche pour en soustraire de la menue monnaie. Les essais ne furent pas plus concluants. Alors, Christian, possesseur d'un quotient intellectuel exceptionnel prouvé par les tests de Binet-Simon, lui germa une idée d'utiliser tout ce troupeau amassé pour en tirer profit. Une injonction à leur adresse lui suffit pour qu'ils obtempèrent et s'empressèrent de pousser la récalcitrante machine. Christian à la barre gueulait des ordres pour que la « poussette » soit plus énergique Dans un souffle et quelques soubresauts, l’engin s'exprima finalement en crachant une fumée opaque et mal odorante. Son moteur consentit à tourner rond sous le regard bienveillant de l'ancien propriétaire qui mis fin à la scène en fermant le rideau métallique de son garage.

Dans la joie délirante, chacun prit place comme il put en plongeant dans la cabine, se serrant pour caser le surnombre et tentant de fermer les portières après plusieurs essais infructueux. La voiture prit la direction du centre ville, passa la mairie et se dirigea tout doucettement vers la Porte de Bourgogne. Une portière frondeuse cognait encore. Était-ce le bon choix de l'itinéraire de manière à rejoindre son domicile dont la voie présente un relief peu approprié à la surcharge ? Le destin, parfois, vous joue des tours pendables.

Notre novice, à maintes reprises, tenta de faire passer la seconde vitesse pour en augmenter l'allure qu'il jugea incompatible à sa fougueuse jeunesse. Sous les efforts, les pignons se manifestaient en grincements sinistres et menaçaient de tout faire sauter. Les invités lui gueulaient de ne pas insister, craignant l'irréparable, il s'y plia, dépité et quelque peu vexé d'être ainsi contredit, ce capitaine perdit un peu de sa superbe. La côte de la Porte de Bourgogne est raide, mais l'engin l'avala dans sa toute modeste vélocité, méthodiquement, comme un métronome. Passé la Porte, la pente s'accentue davantage, cette fois, la voiture pour la première fois, peina, des panaches de vapeur d'eau s'échappaient du capot en chuintant, sans ombrager notre valeureux pilote. Quelques conseils lui furent prodiguer de ne pas insister et de laisser reposer la bête souffrante. Christian n’en avait cure, il poursuivit son action en accélérant de plus belle.

- Tu vas voir qu’elle est en train de se décalaminer, lança-t-il à l’assistance médusée par l’excès de déraison.

En haut de la côte, au stop, elle s'arrêta dans un souffle inattendu, une bouffée de chaleur s’en dégagea. Impossible de lui donner raison, même en la propulsant dans la descente, en direction de Verdun, qu'en bonne fille docile, elle erra en roue libre sans son moteur qui avait rendu l'âme. Chacun, désenchanté, frustré, l'abandonna sans même lui adresser un dernier regard.

Le voyage promis cessa là, au bord d'une route, près du cimetière. L'antique voiture, carrossée de noire, comme endeuillée par l'abandon de son maître, choisit de lui rester fidèle à jamais.

R.Louis

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