Les services de l'entretien

Sommer 1953/54.

Atelier électrique et les services de l’entretien

Passé le sas de la conciergerie, les employés s’orientent à gauche vers les pointeuses fixées au mur de la filature. Chacune d’elles est encadrée par deux tableaux dont celui de gauche porte des fiches numérotées que le possesseur artistiquement déloge de sa cavité et la présente à la pointeuse, d’un coup de poing il frappe le levier de pointage qui émet un son de cloche et marque la fiche à l’heure indiquée par l’horloge. La fiche ainsi renseignée est positionnée dans son numéro respectif dans le tableau de droite. Il en va de même à la sortie en prenant cette fois les fiches dans le tableau de droite. Cette opération obligatoire pour l’ensemble des personnels, sauf les cadres, est sous la responsabilité du concierge qui depuis sa cabine, non seulement filtre les arrivées ou départs mais surveille attentivement les employés qui se risqueraient à frauder…

Le flot se disperse dans son entrée dévolue au lieu de labeur.

Pour mon compte, je m’oriente vers la grande entrée, dite principale, en laissant le bâtiment administratif sur la droite.

Passé le seuil de la grande entrée, je bifurque à droite et m’engouffre dans cette sorte d’atelier commun à l’ensemble des services d’entretien. Sur la droite une autre entrée dévoile l’atelier électrique, seule pièce close réservée aux nantis, éclairée par un ensemble de fenêtres de verre cathédral donnant sur la cour.

Le chef est là debout derrière son bureau de bois. Il porte une blouse grise sur son vêtement de ville qui affirme son rang de cadre. Un bref salut réduit à un « m ‘sieur » a pour toute réponse un hochement de tête.

Serge et moi, les deux arpètes en formation, sommes pris en charge, sans plus attendre, par nos formateurs du jour qui nous rappellent le boulot à exécuter. Pas le temps de saluer les deux autres employés, ces deux anciens sans arpètes qui oeuvrent en solo. On se change à même la pièce pour revêtir son bleu de travail, chacun de nous a son armoire renfermant ses objet personnels, sa caisse à outils et ses vêtements de ville.

Le chef est satisfait et part vers une mission inconnue dont lui seul a le secret.

Ce petit atelier est un havre de paix où règne une sérénité, pas de promiscuité, le plan de travail d’un seul tenant est spacieux et possède des étaux et tiroirs. Jamais l’ensemble du personnel est présent en même temps, ce qui permet d’être enfin nous-mêmes devant la tâche mais sous le regard inquisiteur des deux anciens. Pour d’autres tâches, la soudure par exemple, on sort de l’atelier, sur le pas de porte à droite un local à soudure si exigu que l’on reste à réaliser son œuvre dans le couloir, sous les vues des mécaniciens, tôliers, chaudronniers et tourneurs. C’est moins drôle, car parfois fusent des plaisanteries plus ou moins amènes, mais jamais méchantes.

D’un regard on embrasse toute la « mécanique » sur la gauche, les chauffagistes-plombiers-zingueurs dont règne en maître monsieur Gustin, encadré de ses deux fidèles et inséparables compagnons, deux armoires à glace, toujours souriants et d’une gentillesse remarquable. Avec eux je me sens bien. Monsieur Gustin est un syndicaliste CGT/FO. Jamais il n’aborde une proposition d’adhésion, il se contente de dire : « Mon Fi ! si t’ as un problème, j’t écoutero ! ». Je n’eus jamais l’occasion de m’entretenir sur un sujet quelconque. A cette époque on ignorait même le contrat dont on avait signé les yeux fermés.

Dans le prolongement de ce service, une succession de soudeurs plus ou moins spécialisés dans l’autogène, la soudure par points etc…C’est à eux que je confiais mes soudures fines et délicates des armoires électriques. Près d’eux, un chaudronnier hors pair à qui on confiât des réalisations hors norme. Il manipulait avec dextérité des machines compliquées pour cisailler , plier, rogner les tôles parfois d’une surface imposante. Puis une sorte de château vitré dominant tout l’atelier, de là monsieur Maurois dirigeait tout et commandait à tous. Homme déjà âgé il avait son futur successeur comme adjoint, monsieur Schmitt. Ils formaient un duo soudé et absent de heurts. En dessous, le tourneur spécialisé dans des réalisations particulières, était aussi le deuxième second en la personne de monsieur Gierak. Son tour était mu électriquement. Les autres tourneurs qui lui faisaient face, possédaient des tours encore entraînés par des courroies reliées à un arbre commun entraîné par un gros moteur électrique. Un seul tourneur-fraiseur sur métaux avait un tour moderne à l’instar de monsieur Gierak. Il aimait à montrer son habileté millimétrée. J’étais subjugué par tant de connaissances dont j’ignorais leurs existences mêmes. Monsieur Picot était aussi un être d’abord agréable, jamais avare de paroles encourageantes, il oeuvrait sur une filière qui n’avait de cesse de se réaliser tant la longueur de la tige était interminable. Chacun de ces spécialistes façonnait leurs outils ou les rendait plus mordants. Les courroies sans cesse en agitation, battaient l’air en continu et meublaient d’un son particulier ce grand bâtiment. C’était impressionnant.

Plus loin, la scierie- menuiserie- ébénisterie régentée par maître da Costa qui avait aussi sous sa coupe les modeleurs sur bois. Des artistes qui avaient l’amour de leur art. Le bois martyrisé dégageait à satiété son essence et criait, voire hurlait toute sa souffrance lors de sa transformation dans des machines à tortures plus ou moins sophistiquées.

Et enfin à droite siégeait derrière un guichet monsieur François, auprès duquel j’eus ma caisse à outils réglementaire avec la nomenclature de celle d’un électricien. Tout outil à vocation de travail commun était à prendre en échange d’une rondelle de laiton portant un numéro. Nous en étions personnellement responsables pécuniairement. A travers le grillage on pouvait voir l’agencement bien ordonné des étagères du magasin et le va et vient de l’employé chargé de l’inventaire du stock ou de la fourniture de l’outil demandé ou encore de le remettre à sa place lors de sa réintégration. Un petit coin de paradis, éloigné des bruits et des puanteurs de la production ou des activités humaines. Monsieur François en homme sage et méthodique donnait toujours un conseil pour éviter que le produit subisse un dommage ou une explication pour qu’il rende tout le fruit pour lequel il était destiné...A la réception, il l’inspectait minutieusement et vous attribuait soit un satisfecit soit un reproche avec la mine de circonstance.

Des mécaniciens, sans attache à une machine-outil, avaient aussi leur caisse à outils spécifiques et se rendaient sur demande à la production pour le montage d’une nouvelle rame. Il nous arrivait aussi d’être présents ainsi que d’autres professionnels. Dans ce cas, un cadre supérieur dirigeait et supervisait les travaux.

D’autres mécaniciens étaient à demeure à la production pour des travaux qui réclamaient une présence constante ou des réglage fréquents comme ce fut le cas à la carderie, aux feutreuses, et annexes qui leur étaient associées. Se sont des indépendants sous les ordres directs de monsieur Jules Piquart, lui-même en bleu de travail, car il n’était pas avare à donner un coup de main ou un coup de gueule.

A la filature et au tissage des régleurs, dont monsieur Paquis, avaient la charge d'affiner avec minutie les nombreuses interventions sur les mécanismes compliqués afin que les ouvrières puissent en tirer profit sans interruption. Ces mécaniciens là étaient tirés à quatre épingles, leur tâche ne salissait leur réputation.

En traversant cette entité (*), on débouchait sur un autre monde, celui de la production.

R.Louis

(*) L’atelier des maçons, que dirigeait monsieur Chapat, se situait à l’extérieur près des effilocheuses.